Rien ne va plus

, par Julian Bejko


En même temps que l’ancien régime proclamait sa dictature perpétuelle en 1946, l’appareil de propagande instaurait le mythe de la cuillère d’or avec la promesse d’un futur doré. Bien-sûr, les gens ont besoin de croire en quelque chose, ils ont besoin d’un espoir, d’engagement et de sacrifices pour le bien commun et personnel. Ils ont besoin aussi de résultats empiriques car l’homme ne se nourrit pas seulement avec des espoirs et il peut se désillusionner assez vite – même l’admirateur le plus fanatique entre en désamour pour son équipe s’il flotte dans l’anonymat sans gagner quelque chose.
Ainsi, entre le mythe et le résultat se développe la propagande qui doit couronner le mythe et falsifier la réalité : qu’est-ce qu’on vit bien en Albanie socialiste, qu’elle est juste et égale nôtre société, vive le grand camarade et le Parti ! En répétant ces slogans l’homme commence à perdre confiance en son crédo et dans des résultats qui n’arrivent jamais. Démotivé et impuissant il devient encore plus manipulé, tente de croire des choses stupides, des mythes et promesses plus actuelles comme celles d’après le socialisme : le chèque en blanc, l’argent qui tombe du ciel ou bien des phrases du genre : Dès lors que je serai au pouvoir je vous apporterai le bonheur et je corrigerai les injustices. Mais les vieux mythes s’évaporent et l’homme devient plus pragmatique et cynique, il va vendre ce qu’il lui reste encore de quelque valeur, l’honneur, le corps, la maison, le pays. Il mise tout sur la marche de la fortune et il attend. Il attend que le poisson saute paisiblement dans la casserole, il attend que le dictateur meurt et prétend l’avoir abattu, il attend que le pouvoir et le mal se réforme par lui-même.
Le régime plus au moins passé, mal-fondé sur l’idéologie que l’homme seul peut tracer son chemin, avait interdit les croyances en Dieu pour les transférer vers le Parti et ces gens qui nous ont gouvernés pendant ces trois horribles décades. Il avait interdit aussi la fortune et ses jeux car cela touchait le mythe de la morale scientifique.
Pourtant les événements de ces dernières quarante années nous donnent la possibilité d’entamer une métamorphose autour de la notion de fortune, de mythes, de la nature économique, du recyclage des élites et des injustices, lesquelles poussent sur les anciennes et les doublent sans aucun souci.
Dans l’Albanie socialiste les jeux de hasard (une société synonyme du hasard les appelle jeux de fortune – lojra fati) étaient strictement interdits. Evidemment il existait une pratique illégale surtout vers la fin des années 1980. Les gens jouaient dans les coins moins visibles, chez eux, parfois même derrière le Palais de la Culture au centre de Tirana. Mais l’argent qui circulait était assez restreint et souvent la valeur en jeu était un objet ou une marchandise à cause de l’économie centralisée et de la pauvreté des gens. L’illégalisme de cette pratique correspondait à bien d’autres dans les domaines de la vie sociale et politique. Il faut dire qu’une bonne partie des illégalismes de l’époque socialiste avaient la couleur du monde prémoderne et précapitaliste. Aujourd’hui elles nous semblent très naïves vis-à-vis de la splendeur des illégalismes colossaux du monde libéral, du partenariat public-privé, des trafics et des groupes criminels, au point que même le jeux de fortune pyramidale des années 1992-1997 sont bien dépassés.
Dans l’Albanie socialiste il y avait pourtant un « jeu » permis mais pas légalisé qui s’appelait Loterie. Elle est le miroir de l’esprit collectif de l’époque, une réalité où le crédit bancaire n’existait pas. Cette loterie se déroulait entre collègues de travail pour aider un employé à acheter une marchandise chère et rare ou bien à préparer son mariage. Une fois par mois chaque employé donnait une petite somme d’argent de son salaire à celui qui en avait le plus besoin. Ce dernier devait rendre la somme à chaque collège pendant l’année et ceci sans intérêt ; on rendait exactement la même somme qu’on avait prise, sans le piège des banques et des contrats pourris. C’était la seule idée de la loterie qu’on connaissait.
Avec la fin du régime, une des premières formes de gains rapides était les jeux de hasard dans les rues et les pyramides financières, partout librement pratiqués. Une société pauvre et avec une immunité minimale – grâce à la connerie interne mais surtout grâce à l’embargo occidental poussant à la famine – qui avait des besoins importants. Elle était séduite par le mythe du capital étranger en ignorant la triste facture qui viendrait toujours frapper à la porte.
Ainsi, les Albanais ont été envahis par une nouvelle pratique d’illégalismes permis et publicisés par la politique d’un gang de truands. La nouvelle classe politique a mis dans la roulette pilotée par elle, toutes les richesses de l’État et de la société, le travail et les crédos, la terre et l’avenir, le peuple et la souveraineté. En même temps les indigènes dansaient heureux autour de la liberté du jeu de hasard et des loteries infinies. C’était la naissance d’une autre politique mythique fondée sur l’espoir superstitieux en la fortune. Peu de temps après, dans le marché libéral et dans la multitude des jeux-dieux apparut une nouvelle loterie, celle qui donnait au gagnant la possibilité de s’évader et commencer une nouvelle vie légale et migratoire aux USA.
Je ne suis pas un spécialiste des jeux de hasard mais avec le mot loterie je vois un bout de papier avec des numéros en série et rien d’autre ! Dans cette loterie américaine il y en a bien plus. Les gens doivent communiquer leurs données personnelles, date de naissance, nationalité, numéro de passeport, adresse, photo, éducation, lieux de travail, statut civil, bref un CV complet. Imaginez des millions de personnes dans le monde entier (pour 50.000 places) qui donnent au serveur-roulette, avec leur consentement et gratuitement des tonnes de terra-bits d’informations confidentielles, personnelles et sensibles, sans aucune garantie que ces données ne vont pas être utilisées à d’autres fins. En retour les gens reçoivent un numéro de série, attendent 6 mois pour les résultats et croisent les doigts.
Dans la deuxième phase de cette loterie migratoire, le gagnant doit donner encore plus d’informations : casier judiciaire de son pays et tous les lieux où il a vécu, son statut financier, tous ses comptes sur les réseaux sociaux, des contacts aux USA. Puis il doit faire un contrôle médical et si tout va bien il se prépare pour cette aventure dans un monde inconnu, libre et démocratique qui te déshabille, te scanne et te choisit selon une procédure raciale et fasciste.
La discrimination personnelle, professionnelle et sociale, avec le besoin de la force-travail se cache derrière le mot loterie et la sélection au hasard. Enfin, ce sont les gens eux-mêmes avec leur libre volonté, qui demande à faire partie de ce jeu en autorisant le transfert des données aux mains d’inconnus pouvant devenir fous, choisissant celui-ci ou annulant le résultat. Il s’agit d’un cas flagrant d’abus qui mérite une analyse plus détaillée.
La dégradation de la dignité humaine commence bien avant les résultats de la loterie, elle est la condition même de participation et cela donne une idée claire sur le devenir prochain du lumpen-émigrant. Ils abusent aussi avec les mots loterie, fortune et hasard car il s’agit de choisir celui qu’on veut selon des algorithmes préétablis dans un ordinateur qui triche. Puis ils pervertissent leur fameux principe de compétition, de libre concurrence et de possibilités égales pour tous, en privilégiant certains et en en méprisant d’autres. Et enfin, pendant que les gagnants attendent le visa et le résultat empirique de cette fortuna miserabilis, ils voient tout s’effondrer car un gendarme bloque avec un décret autoritaire la cérémonie de la coupe en ignorant les gagnants du match. Un décret qui rend nulles et non avenues les lois et les institutions de son pays. C’est une dégradation continue de l’image, du désir et de la confiance en la liberté-démocratie dans lesquels les gens croyaient naïvement ; un pays qui se proclame comme l’héritage des grands pères fondateurs, plongé dans la poussière d’une propagande impériale et coloniale. Les USA risquent de devenir un pays sans fenêtres et sans rêves, avec des doubles murailles et des règles strictes qui vont affecter d’abord leur république déjà en crise et l’image d’un monde juste toute à fait fausse.
Même un pays proxy (pute pour ceux qui ne parlent pas l’anglais) comme le nôtre, a trouvé les moyens de rendre aux gens une petite partie de l’argent qu’ils avaient perdu dans la loterie pyramidale en 1997. Mais une puissance globale, qui se promène dans les universités du monde avec la veste du honoris causa de la démocratie et de l’État de droit, au moins doit faire un Mea Culpa envers les gagnants qui voient s’évaporer illégalement le titre de champion de la loterie d’émigration. En même temps ça serait tout à fait normal de compenser le rêve brisé et la confiance trahie, car la loterie américaine est un programme de l’État et non d’une entité privée. Une compensation selon le standard du droit et de la morale de celui qui organise la loterie. Le fait de nier toute responsabilité du dommage moral, humain et économique rend encore plus coupable l’organisateur mondial de la force-travail et donne encore plus d’incrédibilité aux principes déjà douteux de la libre compétition, de l’économie libérale, de la chance, des idéaux et des rêves.
Des centaines de familles du monde entier ont attendu les résultats, ont investi pendant des mois, ont fait le pèlerinage dans tous les endroits de cultes, ont fait des projets pour le rêve américain et ont dépensé leur fortune. Peut-être vont-ils mieux comprendre la nature des jeux de hasard politiques et le mythe de la démocratie libérale. Pourtant ils méritent un pardon et une compensation pour leur rendre une partie de la dignité brutalement écrasée par un État de droit. Bien-sûr cela est-il très improbable mais il faudra oublier le ressentiment d’une loterie trompeuse d’ailleurs comme toutes les autres. Que dois-je faire ? Mon devoir, lutter pour la liberté, pour la réalité d’un propre rêve car l’endroit et le temps n’est pas important.