Une histoire qui commence mal et qui finit bien

, par Sebastian Lo


C’est dans l’avion, entre Paris et Taipei (Charles-de-Gaulle et Taoyuan) que la catastrophe tant redoutée s’est produite : à peine avais-je ôté mes bottines pour enfiler les confortables claquettes en tissu offertes par la compagnie Eva Air que les ongles de mes orteils se sont mis à pousser à une vitesse sans cesse accélérée – à l’œil nu, pourrais-je ajouter, sans exagérer.
L’avion (un Boeing, mais pas de la série portée à s’écraser comme des merdes sur des terres inhospitalières ou dans des étendues aquatiques insondables) n’était pas encore à l’aplomb du Bosphore que déjà, je sentais ces pseudopodes cartilagineux ronger le tissu de mes pantoufles, y adhérer, s’y enrouler comme les tentacules d’un poulpe, menaçant, qui sait, d’aller s’insinuer entre les jambes du passager installé sur le siège devant moi. A la verticale du Kurdistan iranien, je percevais de plus en plus fébrilement dans mes mollets tétanisés une pulsation toujours plus vive, comme si une force inconnue y avait élu domicile et y exerçait désormais son empire. Je repliais les jambes autant que faire se peut sous mon siège, dans l’espoir un peu vain de dérober au regard des hôtesses circulant dans la travée et l’enflure toujours plus démesurée de mes chaussons martyrisés, et ma honte insondable.
Lorsque le repas fut servi (vegan, à ma demande, composé pour l’essentiel de céréales sans saveur et de brocolis décongelés), je tentai vainement de m’attaquer à la masse gélatineuse agglutinée sur mon pied droit à l’aide du couteau en plastique prélevé sur le plateau. Celui-ci ne tarda pas à se briser avec un bruit sec et je renonçai aussitôt – le passager installé sur le siège voisin, intrigué par mes contorsions, me jetait des regards en biais de plus en plus insistants.
Le survol du continent indien fut un supplice : tenaillé depuis un moment déjà par une besoin de plus en plus urgent, je n’osais me lever pour me rendre aux toilettes situées à l’arrière de l’appareil, certain de me trahir, à traîner derrière moi ces sortes de filaments grisâtres qui adhéraient à mes deux pieds et débordaient maintenant en masse compacte hors des pantoufles. A la fin, n’y tenant plus, je me soulageai dans la canette de coca qui avait accompagné mon spartiate repas, m’étant préalablement enroulé dans la couverture pelucheuse trouvée sur mon siège lors de mon arrivée dans l’avion (autre prestation gracieuse de la compagnie Eva Air, je tiens à le souligner). Nous étions, à cet instant précis, juste au-dessus d’Abbottabad et j’eus, au-delà de mes propres vicissitudes, comme une pensée fraternelle pour celui qui y connut la fin expéditive que l’on sait.
Epuisé par le stress et tous les efforts déployés en vue de dissimuler aussi longtemps que faire se pourrait mon infortune, je m’endormis alors que nous entamions le survol de l’espace aérien chinois. Sommeil agité, rêves confus. Je me voyais transformé en arbre, solidement enraciné dans le bureau de Zouzi, au secrétariat du département de philo, à Paris 8, et engagé dans une controverse absurde avec Deleuze – sur le rhizome. Il me brandissait sous le nez ses doigts crochus au bout desquels tremblaient ses ongles interminables, et qui pendaient sous mes yeux comme des pattes d’araignées. La scène n’en finissait pas, se répétant sans cesse et avec elle s’imposait la ritournelle : c’est à ce moment-là qu’il t’a contaminé – et voilà le résultat, te voilà dans de beaux draps !
Une formidable apnée me réveilla en sursaut – la cabine était encore plongée dans l’obscurité et mon voisin dormait à poings fermés, mais je pus vérifier sur l’écran situé devant moi que nous approchions de Shanghaï – mes épreuves allaient bientôt toucher à leur fin, pour peu que je trouve une manière de m’extraire de l’appareil sans attirer l’attention. Les chaussons avaient proprement volé en éclat sous la poussée élémentaire, irrésistible de mes griffes molles qui, désormais, formaient des énormes excroissances compactes prolongeant chacune de mes jambes, telles deux bobines de film qu’on aurait jetées sur le sol et qui s’y seraient inextricablement entremêlées... Il me restait une petite heure pour improviser une solution, dans l’espoir de récupérer mes bagages, franchir les contrôles, sauter (façons de parler, en mon état...) dans un taxi et regagner Hsinchu où il serait toujours temps d’envisager une solution à tête reposée...
Il était bien sûr inutile de seulement songer à remettre mes chaussures – d’élégantes bottines, comme je l’ai dit, mais assez serrées. Je résolus donc de recourir à ce qui m’apparut alors comme le seul expédient susceptible de donner le change : vidant de leur contenu les deux sacs duty free contenant mes achats de départ (une bouteille de téquila, une coffret de Monte-Christo, vieille routine), j’y glissai non sans peine les deux pieds, y faisant entrer à la force du poignet mes monstrueuses excroissances, puis attachai aussi solidement que possible les deux paquets au niveau de mes chevilles à l’aide de solides élastiques prélevés au fond de mon cartable. Je dirais, si l’on me posait une question ici ou là, que mes pieds ayant enflé au cours du trajet (phénomène assez courant sur les vols long courrier), je n’avais pas été en mesure de remettre mes chaussures et avais donc dû improviser – pas très élégant, certes, mais que faire ?
L’appareil s’étant posé en douceur sur la piste à 7 h 37 exactement, tout se déroula comme sur des roulettes jusqu’à ce que j’atteigne la barrière de contrôle de la température du voyageurs – on ne plaisante pas avec les pandémies en Asie orientale. Il y avait bien ici et là quelques passagers dont le regard ensommeillé semblait s’allumer soudain lorsqu’il se posait sur mon accoutrement, mais sans plus – c’est, aussi bien, qu’on en voit de tous les genres, dans les foules bigarrées qui se pressent vers la sortie, sur ces vols transcontinentaux... Bref, à peine avais-je atteint le point de contrôle qu’un voyant rouge se mit à clignoter vigoureusement. Aussitôt surgie de sa cage de verre, l’employée du service sanitaire m’intima de me ranger sur le côté, promptement relayée par deux de ses collègues mâles qui m’entraînèrent aussitôt dans une petite pièce aveugle – le thermomètre manuel fut aussi impitoyable que le premier – 38,7°, pas question d’entrer sur le territoire de la R.O.C. (Républic of China, à ne pas confondre avec la République populaire de Chine) dans cet état... direction quarantaine, donc, et fissa...
Je tombais des nues : comment donc l’étrange affection dont je me trouvais affligé pouvait-elle s’associer à une poussée de fièvre ? Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un mal nouveau de caractère infectieux – contagieux ? Une nouvelle maladie du siècle, de type SIDA, SRAS ? Mon rêve me revint alors en mémoire – une contagion deleuzienne, l’auteur de Différence et répétition comme le porteur originaire du virus destiné à infecter durablement les populations des cinq continents tout au long du XXI° siècle ! Une catastrophe toute deleuzienne, exerçant à l’échelle du globe des ravages inédits, inconcevables... une pandémie ongulaire aux conséquences incalculables – plus moyen de composer un texto sur un smartphone, de travailler sur une chaîne de montage, de marcher dans les rues, avec une telle prolifération au bout des membres... et la sexualité, alors – que d’aménagements incommodes, mais néanmoins impérieux !
Emporté par ma fantaisie, j’en oubliais presque ma triste situation – les deux sbires de l’Agence sanitaire se chargèrent de me ramener à la réalité : les voici qui, s’étant équipés de masques hygiéniques qui leur couvrait la moitié du visage et de gants chirurgicaux, m’empoignent fermement chacun sous un coude et me conduisent le long d’un interminable couloir couleur muraille. Au bout, une porte et une pancarte, avec l’inscription en lettres rouges : « Quarantaine ». L’un d’eux détache de sa ceinture un épais trousseau de clés, ferraille longuement dans le verrou, entrouvre, et l’autre, d’une légère poussée, me fait entrer. La porte se referme, le verrou claque – me voici entièrement à la merci d’une autorité qui, pour persister à être litigieuse par bien des aspects, ne s’en exerce pas moins avec toute la rigueur de ses lois et règlements...*
La quarantaine ressemblait à une salle d’embarquement désaffectée, abandonnée. Dans l’obscurité à peine trouée par la lumière blafarde d’une veilleuse suspendue au plafond, je distinguai quelques minces paillasses dispersées sur un sol recouvert d’un revêtement plastique d’une couleur douteuse. Mes yeux s’habituant peu à peu à la pénombre, je vis, dans un coin, au fond, deux formes immobiles – l’une apparemment humaine, l’autre indéterminée. M’approchant, je découvris une jeune femme, accroupie sur ses talons, et qui me dévisageait d’un air apeuré ; près d’elle, roulé en boule, un animal de taille moyenne, le corps recouvert d’écailles...
Le global English, cette expédiente lingua franca de la mondialisation galopante, m’est, en semblable circonstance, d’un secours assuré – peu de minutes plus tard, je savais que la jeune personne était indonésienne, soignante de son métier, commise aux soins d’un grand vieillard impotent dans un village près de Chiayi (dans la partie tropicale de Taïwan) et qui, rentrée chez elle à l’occasion d’un mariage, avait eu la malchance de contracter, au retour, une grosse crève – à attendre trop longtemps dans les courants d’air glacé de l’air conditionné, à l’aéroport de Djakarta... 38, 9° à l’arrivée, on ne passe pas, direction la quarantaine !
Son compagnon, m’expliqua-t-elle, en outre, était un pangolin découvert dans le double fond de la valise d’un trafiquant singapourien – un récidiviste promptement expédié en prison, ajoute-elle (comment le savait-elle ? – elle connaissait le tarif, répondit-il, sans se démonter, on lui avait proposé plusieurs fois d’arrondir ses fins de mois en participant à ce genre de trafic, prospère entre l’Indonésie et Taïwan ou la Chine, elle avait toujours refusé avec horreur. Wild animals are my friends !Articula-t-elle avec vigueur en faisant claquer sa langue contre son palais.
Les écailles de pangolin, réduites en poudre, sont censées être dotées de puissantes vertus aphrodisiaques – la raison pour laquelle elles sont particulièrement prisées par la médecine chinoise (et surtout, ses charlatans), la raison pour laquelle, en Chine, un représentant de cette espèce en voie de disparition se négocie pour l’équivalent de plusieurs milliers d’euros. Quoi qu’il en soit, mon compagnon de quarantaine était un rescapé : à demi-asphyxié lors de sa découverte par les agents des douanes, il n’avait dû son salut qu’à une énergique ventilation dispensée par les services vétérinaires de l’aéroport. Et voici donc qu’il se trouvait confiné dans la salle de quarantaine, à attendre qu’un zoo de l’île se déclare intéressé par son adoption... Je le vois frémir, s’ébrouer – il se réveille et fixe sur moi deux grands yeux noirs interrogateurs et, dirait-on, nullement hostiles. J’approche ma main de son dos granuleux, il se laisse caresser avec un étrange feulement sorti des profondeurs de sa gorge. « Good animal ! », commente l’Indonésienne avec un hochement de tête approbateur.
Une grosse vague de fatigue s’abat sur moi. Je m’assieds sur le sol près de mes deux compagnons et, les yeux au plafond, tente de faire le point : la première évidence qui s’impose est triviale : les étudiants vont pouvoir m’attendre, le lendemain, pour mon premier cours sur les antinomies de la pensée fanonienne dans une perspective décoloniale... selon toute probabilité, je ne suis pas près de sortir de ce guêpier, le temps que l’on se penche sur mon affection jusqu’ici orpheline et probablement opportuniste, que l’on me place à l’isolement dans une chambre d’ l’hôpital pour toute la durée d’examens approfondis, que les hommes de l’art étudient sur mon cas sous toutes ses coutures, que l’on statue sur le sort à me réserver à l’issue du traitement – à supposer qu’une telle chose existe, etc. Bon, autant dire que le cours est foutu, et probablement avec lui le (généreux) salaire correspondant et que je destinais déjà à combler mes arriérés de pensions alimentaires... Sale histoire.

(fondu enchaîné – dix ans plus tard)

Cela fait maintenant exactement neuf ans, six mois et trois semaines que nous voici installés, Mahira (mon ancienne compagne d’infortune à la quarantaine de Taoyuan), Orazio (le pangolin) et moi dans notre cabane de rêve, au sommet d’une colline dominant la mer, tout au sud de Sumatra. Je vous épargne les détails des tribulations au fil desquels nous sommes parvenus, séparément puis ensemble (ayant juré de nous retrouver au terme de l’épreuve vécue en commun et de ne plus nous séparer), à nous extraire de l’enfer de la quarantaine, puis à quitter l’île, à régulariser la situation d’Orazio et la mienne en Indonésie puis, grâce à ma maigre pension (mais ici équivalant à un salaire de cadre très supérieur) à nous rendre propriétaires de notre home sweet home...
Les jours s’écoulent, identiques ou presque, scandés par les inévitables pluies équatoriales, pimentés, de temps à autre par un ouragan ou un léger séisme... Ma bibliothèque a fini, après bien des tours et des détours, par me rejoindre, et je m’astreins à rédiger chaque jour une demi-page de mon magnum opus consacré à la notion de rhizome chez Deleuze-Guattari. Orazio gambade joyeusement dans le jardin où ma compagne cultive patates douces et ignames. Il fraternise avec une mangouste du voisinage – un compagnonnage bien utile lorsqu’il s’agit d’éloigner les serpents, certains très venimeux, qui hantent la forêt toute proche. Chaque matin, Mahira se met en demeure de tailler mes ongles qui, inexorablement, repoussent nuit après nuit. Elle s’y attache désormais avec un art consommé, amoureusement, pourrais-je dire presque, sans forfanterie, équipée d’un couteau à la lame recourbée, un outil de paysan destiné à couper les herbes sèches et les pousses de bambou. Au fil des années, ma maîtrise de la langue indonésienne est devenue à peu près passable, ce qui fait que nous avons pu, enfin, renoncer au pénible globish dans lequel stagnait notre affection.
Lorsque mon bouquin sur Deleuze sera enfin fini et qu’il paraîtra sous couverture blanche ou rouge, nous irons passer un mois en France, depuis le temps qu’elle en rêve. Je lui présenterai le peu d’amis qu’il me reste dans l’Hexagone, lui ferai visiter ma ville natale, Villefranche-sur-Saône, puis nous irons faire un tour dans les collines du Beaujolais, histoire de nous arsouiller un peu.
Orazio gardera la cabane avec la mangouste – nous avons toute confiance en lui.

Voici donc bien, s’il fallait tirer la morale de cette histoire, la preuve qui s’administre ici d’une façon éclatante : il n’est pas nécessaire qu’une affaire soit bien engagée pour qu’elle s’achève dans les meilleures conditions imaginables. Bref, ce n’est pas parce que le sort se mêle de s’acharner sur vous dans le vol BR 83 de la compagnie Eva Air, de Paris à Taipei, le mercredi 13 mars 2019, sans sommation, que vous n’allez pas, au fil de circonstances imprévisibles autant qu’improbables mais pas moins réelles pour autant, trouver la femme de votre vie avec, en prime et ce qui ne gâte rien, le plus valeureux des animaux de compagnie...
En conséquence de quoi, et sans vouloir vous commander, nous vous saurions gré de cesser de nous emmerder avec vos jérémiades, et le récit aussi monotone qu’assommant de vos propres emmerdements ( la répétition est volontaire – emphatique).

* Etat souverain de facto, la République de Chine souffre d’un déficit de reconnaissance internationale, n’entretenant de relations diplomatiques qu’avec quelques petits Etats qu’elle arrose généreusement. Elle ne fait pas partie de l’ONU, ni des principaux organismes internationaux.