Refuser comme Rosemonde

, par Paul Aymé


Il y a trop de gens dont la liberté d’être un peu dans leur peau est systématiquement refusée.

dans La Salamandre, A. Tanner, 1971

« Je n’étais pas du pays. Je pensais que j’étais une parisienne de Paris, du 16e arrondissement. Je pensais que je n’étais pas le personage » dit Bulle Ogier, lorsqu’elle vient présenter en compagnie de Renato Berta la version restaurée [1] de La Salamandre d’Alain Tanner, dans la plus grande salle du Reflet Médicis le mercredi 8 mai 2019. Elle a donc, dans un premier temps, refusé de jouer le personnage de Rosemonde, jeune femme accusée d’avoir tiré sur son oncle qu’un journaliste et un écrivain-maçon sollicitent pour qu’elle leur raconte son histoire et sa version des faits.
Passées ces quelques phrases, Bulle Ogier laisse la parole au joyeux Renato Berta, qui, d’anecdotes en anecdotes, aborde la pellicule qui était « galère », l’esthétique du film dictée par les conditions dans lesquelles il est tourné, « cette grande liberté dans un cadre limité même si le mot ne convient pas », ajoute-t-il. Au bout d’un moment, un vieux spectateur mécontent s’agace : « Il faudrait laisser parler Bulle Ogier tout de même ! ». Mais Bulle Ogier ne parle pas beaucoup. Elle ne brille pas, refuse. Elle hausse parfois les sourcils, à contretemps. A ce moment-là, nous n’avons pas vu, ou revu, le film de Tanner. Nous ne mesurons pas encore à quel point Rosemonde est déjà là, chez celle qui n’était pas le personnage, qui croyait ne pas l’être, dédaignant ceux qui l’entourent, choisissant dans le secret de son indifférence ceux qu’elle méprise, ceux dont elle se moque, ceux à qui elle se voue. Un des personnages du film dira que « Rosemonde se préparait à être damnée ». C’est bien la sensation que l’on a en regardant Bulle Ogier, qui comme son personnage et sans l’ombre d’une posture, sans exagération ni sophistication, semble protégée par un cadenas sans serrure, un alphabet rare, une peau courageuse.
Lorsqu’on lui demande comment était le tournage avec Tanner, l’actrice a ces phrases implacables – et mystérieuses : « Alain était quelqu’un de très doux, très ferme, ça s’est très bien passé. Sinon le film n’existerait pas ». Puis après que Berta ait évoqué la « disponibilité rare » de Bulle Ogier, dont la présence ne signifie pas pour autant qu’il y a quelque chose à en tirer, en tout cas pas un fil, pas un détail, pas une anecdote, l’actrice clôt la discussion et dit :
« C’est très difficile de parler de soi. Je vais regarder le film avec vous, pour voir la copie restaurée de Renato Berta » – et la voici qui s’installe dans la salle, prête à se revoir en cette Rosemonde que d’abord elle refusa, Rosemonde qui trouve aussi difficile de parler d’elle, puisqu’elle en parle à Pierre et Paul (respectivement Jean-Luc Bideau et Jacques Denis) avec des mensonges, des avances, des soupirs, des blagues.

Tout au long du film, la mélancolie de Rosemonde la rend imprévisible, nonchalante et hargneuse, provoque tantôt un tendre décalage, tantôt une franche incompatibilité ou une indifférence brutale. Ce n’est pas pour attirer l’attention. C’est davantage une manière vive de tourner le dos, de rire des sources taries, de ridiculiser l’ambition, de braver l’ennui, tout cela par inconstance, brusquerie, muflerie. « Les autres, elles restent. Moi je ne reste jamais. » dit Rosemonde. Le film donne forme à cette contestation particulière avec les moyens qu’il a, les moyens esthétiques et très concrets : bricolant, flairant, osant, par la musique, mais aussi par un montage qui laisse de l’air là où l’humour n’a pas déjà rythmé le pas, par une photographie très précise dévouée à sa comète insolente (comme lorsque Rosemonde ne se trouve pas bien pour la séance photo désirée par Pierre : elle part se maquiller, revient, et le cadre serrant ce visage illisible donne le sentiment que la pellicule même tombe sous son charme, visage qui s’est maquillé mais qui ne s’aime pas davantage et vient paradoxalement se cacher dans la lumière ; cette séquence vibrante est autant une exposition qu’un refus de plus, et prouve s’il le faut que La Salamandre est un très grand film, « doux » et « ferme », sur le refus et sur bien d’autres choses).
A un moment de la projection, un vertige a lieu. Dans le film, Rosemonde dit « je me trouve vieille ». L’actrice a alors 31 ans. Son visage jeune qui « se trouve » vieux semble parler au visage de l’actrice qui a près de 80 ans. Ce fut comme si cette désormais belle et vraie vieillesse, éclairée par la moue d’un de ses états antérieurs et capricieux, constituait un photogramme égaré du film, un retour vers le futur, une simultanéité qui laissa échapper pendant quelques secondes la vision d’une vie par deux de ses pôles ; et grâce à la consistance du présent qui les touchait comme la lumière d’une torche éclairant un gouffre en lèche les deux parois, dans la pénombre de la salle, certains spectateurs ont bien dû prendre conscience qu’un éventuel échange de rôles avait eu lieu : Pas impossible que ce soit plutôt Rosemonde qui ait suivi la voie impertinente de Bulle Ogier, puisque toutes deux n’en font qu’à leur tête, sans se soucier ni du lendemain ni des obligations, comme la salamandre ne craint pas le feu. Car si flammes ont eu lieu, elles n’ont rien abîmé de l’immense puissance de cette actrice, qui n’est ni belle ni laide, ni jeune ni vieille. Un unique maître paraît l’avoir apprivoisée et endurcie, exigeant chaque jour d’être dans une peau, quelle qu’elle soit : le temps, qui dans le film et en dehors, a joué ce double tour à Rosemonde / Bulle (et nous ne saurons pas laquelle des deux fut le possible de l’autre) de l’animer et de la rendre muette, de la rendre sage et indisciplinée, sexuelle et froide, entourée et très seule, vivante et grave, charnelle et fantomatique, étourdissante et ingrate, petite fille soucieuse et femme n’ayant besoin de personne, de la faire appartenir à la lie aussi bien qu’à la noblesse, et d’être possiblement, lors de tous ces états, autant une sorte d’exemplarité qu’une figure réfractaire.

Très enthousiastes à la suite de cette projection, de la restauration, de la présence de Bulle Ogier & de Renato Berta, de la fin transcendante de ce film si libre, les spectateurs du quartier latin se retrouvèrent à applaudir à tout rompre ; un peu plus et c’était Rosemonde, traînant sur l’écran comme une gamine radieuse lovée dans ce dernier regard qui s’éternise sur elle, que l’on applaudissait. Mais, en réalité, qui applaudirait l’insaisissable et provocatrice Rosemonde, qui, sans gravité et d’un sourire, vient de perdre son emploi et n’en a rien à foutre ?

Puissent ces admirateurs continuer d’applaudir à la sortie du film, quand ils croiseront dans les rues de Paris et de sa banlieue les Rosemonde d’aujourd’hui, garces pour les uns, cinglées pour les autres, ou bien seulement des jeunes femmes même pas aimables, qui ne veulent pas plus travailler à MacDo que Rosemonde ne voulait continuer à faire des saucissons, qui ne veulent pas plus chausser les pieds fatigués des bourgeois que Rosemonde ne voulait le faire, n’étant pas plus d’accord qu’elle pour faire tourner cette société dans laquelle « la marchandise impose ses lois à la foule qui part à l’assaut des magasins » (comme le dit Rosemonde à la fin du film), ces pépées malpolies qui ne se préoccupent pas d’entendre une actrice parler pendant la présentation d’un de ses films, trop occupées à vivre leur vie loin des adorateurs et des donneurs de leçons, vivre leur vie sans zèle ni ambition, sans fidélité ni minutie, sans héritage ni allocations, sans crainte ni programme sinon celui de ne pas rester là où elles n’ont pas envie. Puissent-ils, sinon les admirer, sinon les applaudir, au moins ne pas « les emmerder » [2] quand elles les enverront promener, avec le même dédain et la même irrévérence que leur fascinante marraine, chez qui, par une exception miraculeuse ou diabolique, l’énigme et l’indépendance ont décidé de rester.

Paul Aymé

Notes

[1Restauration à l’initiative de Memoriav, association qui conserve, valorise et diffuse le patrimoine audiovisuel suisse.

[2« Je voudrais que les gens arrêtent de m’emmerder », Rosemonde dans La Salamandre.