Bref coup d’œil rétrospectif sur « Empire »

, par Alain Brossat


Qu’un livre infiniment ambitieux, se voulant prophétique et visionnaire voie une partie de ses prédictions sèchement démenties au fil des décennies qui suivent sa publication – je parle ici, bien sûr, de Empire de Hardt et Negri – cela ne me gêne pas particulièrement et cela ne me paraît pas une raison suffisante pour jeter cet ouvrage aux orties. Ce que j’attends en premier lieu d’un livre de cette espèce, c’est qu’il me donne à penser. Que les diagnostics et pronostics auxquels il se risque ne supportent pas, en totalité ou en partie, l’épreuve du temps, c’est la règle plutôt que l’exception. La question qui compte vraiment, c’est celle de savoir si ce livre, plus de deux décennies après sa publication, nous aide à problématiser le présent, avec lui ou contre lui. Il me semble que oui. C’est dans cet esprit que j’aimerais ici rôder un peu autour d’Empire et des thèses qu’y soutiennent les auteurs.

Pour aller droit au but, il me semble que le point sur lequel on peut dire, à la lumière du présent, que ce soit sous un angle de vue européen (la guerre entre l’Ukraine et la Russie) ou d’un point de vue est-asiatique (les tensions montantes autour de l’enjeu taïwanais), on peut dire, donc, que Hardt et Negri se sont profondément fourvoyés est visible à l’œil nu : c’est la définition même de ce que serait l’empire ou un empire aujourd’hui. La notion d’un empire au singulier, avec une majuscule peut-être, post-national, supra-national, déterritorialisé, global, sans dehors et tout simplement capitaliste – cette notion ne résiste pas à l’examen. Ce dont notre actualité historique et politique est faite, au contraire, à l’échelle globale, c’est au retour du motif, finalement classique, du choc des empires, des ambitions impériales, de formations impériales sur le déclin ou en expansion, d’empires fantômes, etc.
En bref, la notion d’un empire global et sans bords extérieurs, couvrant toute la surface du globe, rhizomatique plutôt qu’enraciné, moléculaire plutôt que molaire, post-territorial, post-national et post-étatique – cette notion même saturée d’emprunts à Deleuze et Guattari se fracasse sur la réalité du conflit présent entre les Etats-Unis et la Chine, tel qu’il surdétermine aujourd’hui l’ensemble des autres facteurs de crise et de conflits à l’échelle mondiale.
L’Empire de Hardt et Negri, c’est vraiment aujourd’hui la nuit où toutes les vaches sont grises ; on a vu par exemple, à l’épreuve de la crise de Hong Kong, comment cette notion nébuleuse d’un empire global et déterritorialisé a pu conduire toute une constellation post-gauchiste inspirée par ces auteurs à soutenir sans réserve le mouvement sécessionniste accueilli à bras ouverts par les puissances occidentales ; ceci pour l’unique raison que tout ce qui se met en marche contre l’ « Empire » générique serait bon à prendre, l’Empire étant ici chinois-capitaliste plutôt qu’occidental-néo-impérialiste – bref selon une approche totalement hors-sol, dissociée du réel géo-politique et notamment du contexte de la nouvelle Guerre froide et de la politique de reconquête entreprise par l’Occident dans cette partie du monde. Le mouvementisme tous azimuts et sans discernement qui exerce ses effets et impose ses conditions un peu partout dans les milieux de la nouvelle radicalité écolo-libertaire post-gauchiste du Nord global est en prise directe sur la bévue conceptuelle de Hardt et Negri à propos du dépassement de l’impérialisme dans sa forme classique, de la fin du temps des blocs et des camps, de l’uniformisation « capitaliste » de la planète, de la dissémination globale et homogène de la forme impériale.

Je pense donc qu’il nous faut repenser à nouveaux frais la notion d’empire, à la lumière (une lumière bien sombre...) des événements du présent, en particulier en Europe orientale et en Asie orientale/Pacifique, mais plus globalement aussi, en pensant à l’Afrique et l’Amérique latine. Ceci nous conduit non pas à « oublier » Hardt et Negri, mais, malheureusement, à nous rapprocher de Carl Schmitt. Ce que Schmitt montre bien, dans son livre intitulé Le droit des peuples réglé selon le grand espace, c’est que dans l’histoire moderne, non pas seulement occidentale mais mondiale, l’enjeu de l’empire ou plutôt des empires, comme question de souveraineté et d’affirmation de la puissance, n’est pas soluble dans l’histoire des états-nations et de la mise en place plus ou moins chaotique d’un système des Etats-nations – un phénomène dont témoigne, depuis la Seconde guerre mondiale, l’existence de l’ONU. Dans ce livre, Schmitt écrit : « Sont ’empires ’ (…) les puissances dirigeantes porteuses d’une idée politique rayonnant dans un grand espace déterminé, d’où elles excluent par principe les interventions de puissances étrangères ». Et d’ajouter : « Il est certain que tout empire possède un grand espace où rayonne son idée politique, et qui doit être préservée de l’intervention étrangère ».
Il me semble que ces définitions constituent une base solide pour évaluer quels sont aujourd’hui les enjeux impériaux ou, si vous préférez pour saisir la dimension impériale (une notion qui doit être ici soigneusement distinguée de impérialiste) des conflits majeurs et, disons, structurants qui traversent notre présent et en tissent la singularité.
Est-il besoin de préciser que nous ne suivons ici Schmitt que jusqu’à un certain point, qui doit être tout à fait distinct : pour lui, ces définitions sont la prémisse théorique de son soutien enthousiaste à la politique de Hitler, visant à étendre le Reich allemand dans l’Est européen, à n’importe quel prix, comme la suite l’a montré. Ce n’est évidemment pas ici cette fantasmagorie conquérante et suprémaciste qui nous intéresse. Ce qui importe, aussi bien pour comprendre le passé colonial que les collisions qui se produisent entre grandes puissances aujourd’hui, c’est le lien indissoluble que Schmitt établit entre expansion d’une puissance qui n’est pas seulement un Etat mais aussi un peuple doté d’un dynamisme particulier et formation d’un grand espace entendu comme zone d’exclusivité si ce n’est à proprement parler d’exercice de la souveraineté.
Pas d’empire donc, réellement existant ou en devenir sans constitution d’un grand espace, effectif ou en devenir. Or, il est bien évident que les deux grandes puissances dont le conflit surdétermine toutes les autres lignes d’affrontement aujourd’hui, les Etats-Unis et la Chine, entrent bien dans les cases dessinées par Schmitt et ont donc bien à ce titre, l’une comme l’autre, une structure impériale. Le destin impérial des Etats-Unis s’affirme, selon Schmitt, dès la fin du XIXème siècle, avec la promotion de la Doctrine Monroe ; la Chine doit être aujourd’hui envisagée dans sa consistance ou dimension impériale non pas tant selon une approche historiciste (la RPC comme pur et simple imperium novum, l’empire chinois repeint en rouge) mais parce que c’est l’évidence que le besoin d’un grand espace propre est aujourd’hui inséparable de sa montée en puissance. La définition la plus élémentaire qui puisse se donner de la Chine continentale est qu’elle est une grande puissance en manque ou déficit de grand espace, notamment maritime. Elle n’est pas une puissance qui aspire consciemment à l’hégémonie mondiale, elle est, selon le mot de Victor Hugo, « une force qui va », avec ce que comporte d’automatisme une telle dynamique. Toutes les puissances impériales occidentales ont été, de même et en leur temps, de telles « force qui vont » – elle sont donc bien mal placées pour reprocher aujourd’hui à la Chine d’être portée ou emportée par un mouvement d’expansion de ce type...

Il faut donc ici raturer le mantra qui parcourt toute la propagande occidentale à propos de la Chine, consistant à affirmer que celle-ci serait désormais habitée par l’idée fixe d’arracher l’hégémonie globale aux Etats-Unis. Ce qu’il faut dire au contraire et dont nous devons la compréhension à Schmitt, c’est que la puissance chinoise ne peut continuer de s’accroître qu’à la condition qu’elle se dote d’un grand espace. Or, cette expansion, toute spinoziste, la conduit à empiéter sur ce que, depuis la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis considèrent comme leur propre grand espace – là où, pour reprendre la définition schmittienne, « rayonne [leur] idée politique, et qui doit être préservé de l’intervention étrangère » – soit en tout premier lieu, le Pacifique, l’Asie de l’Est et du Sud-Est. Ce n’est donc pas une collision pour ou autour de l’hégémonie sur le monde, comme si l’ambition la plus constante de l’ « empereur » Xi était de supplanter l’ « empereur » Joe à la santé déclinante. C’est une collision dont la source est l’incompatibilité entre deux grands espaces.
Ce n’est pas pour rien que ce conflit se concentre autour du Pacifique et de certains des territoires qui le bordent : d’une part, il se trouve qu’après la défaite du Japon, les Etats-Unis ont été portés à considérer le Pacifique, globalement, comme leur mare nostrum, à la romaine, tandis que de l’autre côté, pour des raisons géo-stratégiques évidentes (il suffit pour le comprendre de regarder une carte), la Chine continentale ne peut poursuivre ou parachever l’expansion de sa puissance, dans tous les domaines, qu’à la condition expresse de trouver des débouchés dans le Pacifique.

Taïwan, de ce point de vue, ce n’est jamais que le détonateur de ce conflit explosif autour de la rencontre entre les plaques tectoniques de ces deux grands espaces.
On voit bien ici à quelle point la notion avancée par Hardt et Negri d’une souveraineté d’un nouveau type, d’une post-souveraineté en quelque sorte, sans centre ni frontière, s’échoue sur le récif du présent. Tout au contraire, c’est avec une ardeur redoublée que des souverainetés qui n’embarquent pas seulement le destin des Etats mais celui de peuples entiers, sont en passe de s’affronter ici. La chose intéressante est que ce soit un océan qui se trouve ici en quelque sorte au centre du conflit, alors même que selon le droit international traditionnel il est l’élément qui, par opposition à la terre ferme, n’est pas territorialisable et par conséquent susceptible de constituer le socle ou le fondement d’une souveraineté. C’est que, comme le soutient Schmitt dans l’essai auquel je me réfère ici, ce même Schmitt qui est pourtant le promoteur de la notion de Nomos de la Terre, « La mer n’est plus aujourd’hui, comme l’admettent encore les auteurs du droit international des XVIII° et XIX° siècles un ’élément’ inaccessible à la domination humaine ; mais bien au contraire et très profondément, un ’espace’ de domination humaine et de déploiement effectif de la puissance ».

Ici, Schmitt décrit par anticipation l ’état présent de la guerre rampante entre les Etats-Unis et la Chine et la façon dont celle-ci, en termes géo-stratégiques, se concentre sur le Pacifique. Celui-ci, comme étendue liquide, n’est pas et ne peut pas constituer un territoire, mais il est bien, comme le dit Schmitt, une « aire » que se disputent deux formations impériales de nature ou tournure différente – un peu comme ce fut déjà le cas pour le Pacifique, lorsque s’est développée la rivalité entre les Etats-Unis et le Japon – avec le résultat apocalyptique que l’on sait. L’aire, en termes schmittiens, c’est ce qui déborde le territoire étatique sur lequel est établi un peuple. L’aire, c’est le grand espace entendu dans sa dimension « totale » – non pas seulement géo-stratégique, mais aussi bien diplomatique, économique, commerciale, industrielle et culturelle. Il existe, on peut dire, le même rapport entre territoire et aire ou grand espace qu’entre Etat et empire. « L’empire, écrit Schmitt est davantage qu’un Etat agrandi, de la même façon que le grand espace n’est pas qu’un micro-espace agrandi ».
Il me semble que l’analytique de l’empire et du grand espace sont ici des outils qui nous aident grandement à comprendre ce qui est aujourd’hui en jeu dans le face-à-face de plus en plus crispé entre la Chine et les Etats-Unis – ceci alors même que tout nous oppose, politiquement, à ce nationaliste conservateur rallié au nazisme que fut Schmitt.

Le second point sur lequel il importe de se prononcer lorsqu’on procède à une évaluation rétrospective de Empire, vingt ans après, c’est évidemment la question de la multitude. Pour dire les choses succinctement, il me semble que Negri et Hardt ont fait œuvre de salubrité théorique et politique en affirmant sans détour qu’il était temps de rompre avec la théologie et la téléologie politique attachée à la notion d’une classe providentielle, dans sa conditions à la fois historique et sociale – le prolétariat. Ils ont, ce faisant, déblayé le terrain pour le redéploiement de nouveaux modes de problématisation de la lutte des classes, de la lutte pour l’émancipation – ceci dans une constellation post ou néo-marxiste où l’on retrouve des penseurs comme Rancière, Badiou ou Laclau. En même temps, en avançant la notion de multitude comme une sorte de « substitution isomorphique à la classe ouvrière » (Daniel Bensaïd), peut-être n’ont-ils pas clairement rompu avec l’indistinction qui, dans le grand discours marxiste, est à la racine du recoupement perpétuel entre, disons, le mythe et le réel.
Le prolétariat, dans le discours marxiste classique est à proprement parler un mythe, un mythe historique collectif et agrégateur, dans le sens que Georges Sorel donne à ce terme, doté donc d’une capacité dynamique infinie et soutenant la puissance d’un mouvement d’émancipation, celui de ceux qui se définissent comme les travailleurs par opposition à leurs exploiteurs, la bourgeoisie capitaliste. Le prolétariat, en ce sens, c’est autre chose que la classe ouvrière entendue comme entité sociale définie, entre autres, par sa place et sa fonction dans les rapports économiques. Or, depuis que le mythe historique du prolétariat a amorcé son déclin jusqu’à s’effacer sur le sable de l’actualité historique, depuis le démantèlement de l’empire soviétique, notamment, la plus grande des confusions règne sur ce point – on confond tout, disparition du prolétariat et fin de la classe ouvrière, crise d’un mythe historique ou d’un grand discours et fin de la lutte des classes, etc.
Or, de la classe ouvrière, des travailleurs dans le sens générique de ceux d’en-bas qui vendent leur force de travail et occupent une position de subalternité dans nos sociétés, il y en a bien encore et toujours et, je dirais, plus que jamais, ceci en dépit des très profondes mutations qui ont affecté depuis les années 1980 et la composition de cette classe et les formes de travail et les formes d’organisation et d’expression politique de cette classe avec, entre autres, la montée du précariat et la racialisation, dans tous les pays du Nord global, de la condition travailleuse.

Le propre des néo-marxistes, y compris les plus agiles et inventifs, disons, à la Bensaïd, c’est de rechigner encore et toujours à se rendre à l’évidence de l’effondrement du mythe historique du prolétariat et donc d’être portés à entretenir contre vents et marées la confusion ou l’indistinction entre prolétariat (substance historique lestée d’une puissance mythique et utopique) et classe ouvrière (entité sociale de forme variable, en constante évolution et mutation). Or, ce que l’on pourrait reprocher à Hardt et Negri, c’est, dans leur entreprise de substitution homologique ou isomorphique de la multitude au prolétariat, de surfer sur la même confusion. Ce qui se substitue dans leur analyse au prolétariat, c’est une nouvelle classe de dominés dont l’apparition est suscitée par les nouvelles conditions du capitalisme (flexibilité, disponibilité, engagement, mobilité...) et baptisée, donc, en souvenir de Spinoza, multitude.
Cette nouvelle classe est, dans leur perspective, une nouvelle réalité sociale comme elle est un facteur historique – un sujet potentiel, un acteur collectif dont le destin serait d’inventer de nouvelles formes de résistance à ces conditions nouvelles du capital et, à terme, de le subvertir. Mais le problème est que, autant dans le schéma marxiste classique, les médiations destinées à permettre au prolétariat d’accomplir sa mission historique étaient clairement dessinées et enracinées dans une certaine réalité politique (celle de l’histoire du mouvement ouvrier du XXème siècle), autant elle se traduisait en termes de théorie et de stratégie – autant la puissance historique et politique de la multitude demeure, dans la perspective de Hardt et Negri, nébuleuse.

Par quelles voies providentielles (un néo-providentialisme travaille en sous-main dans la perspective dessinée par Empire) une multitude par définition éclatée, hétérogène, diffractée par les conditions même de la nouvelle économie capitaliste globalisée, peut-elle accéder à la condition de sujet historique inscrivant son action dans l’horizon de l’émancipation ? Sur ce point, le sociologisme de teinture deleuzo-guattarienne des auteurs d’Empire ne nous instruit guère... Comment composer une force à partir de composantes aussi hétérogènes et dispersées que le sont les éléments formant la multitude, comment agir stratégiquement, à quelles traditions se référer en tant que multitude, comment se doter d’un programme, de formes d’organisation adéquates, quelles formes d’action adopter ? – sur tous ces points, Hardt et Negri ne nous éclairent guère et le risque est grand de voir un spontanéisme porté à épouser la cause de tout ce qui bouge se substituer au lourd appareillage idéologique, programmatique, stratégique et organisationnel qui équipa, tout au long du XXème siècle les partis marxistes.
Vingt ans après, force est de constater que l’opus majeur de nos deux auteurs n’a pas jeté les fondements d’une nouvelle politique révolutionnaire ni vraiment jalonné le territoire d’une nouvelle radicalité. Mais il serait injuste de leur jeter la pierre pour autant – ces limites et les perplexités qui découlent de leur constat sont les nôtres, celle de toute la génération qui a été traversée et désorientée par l’effondrement du grand mythe de la classe providentielle. Ce n’est pas pour rien, sans doute, qu’aujourd’hui, le temps d’une génération s’étant écoulé depuis la publication de Empire, un retour de balancier se produit qui conduit une partie de la nouvelle génération mise en mouvement par l’urgence climatique et la crise environnementale, à prôner un léninisme refondé, un léninisme écologique, entre autres (Andreas Malm...). Or, un léninisme, de quelque espèce que ce soit, cela suppose toute une mécanique théorique, politique et organisationnelle d’une tout autre espèce que le mouvementisme sous-jacent à la perspective de Hardt et Negri – à commencer par la question de l’avant-garde, de l’organisation d’avant-garde.

Pour ce qui me concerne, je persiste à penser que le motif du peuple, avec toutes ses ambiguïtés et son ambivalence relevées par Agamben, conserve une puissance, pour une politique radicale ou révolutionnaire, une puissance dont le terme multitude est dépourvu. Je considère en effet, avec Laclau, que l’opération politique première, c’est celle qui consiste à composer un peuple dont la propriété va être, en tant que partie (de la société, de l’opinion...) à faire valoir ses conditions propres comme s’il était le tout. Le problème, bien sûr, c’est que cette opération, en l’absence de tout horizon providentialiste ou finaliste, n’est pas par destination tournée vers le bien et l’émancipation. Elle peut être la voie par laquelle se forment toutes sortes de peuples, y compris les pires, des peuples fascistes, racistes, suprémacistes, animés par un nationalisme obscur, etc. – comme on le voit en ce moment même sur tout le pourtour de la planète.
Mais en tout cas, c’est une définition, proprement politique et non pas essentialiste, du peuple qui nous vaccine contre l’idée réductrice et pour tout dire impensante selon laquelle un peuple moderne, ce serait nécessairement un peuple national, le peuple de l’Etat-nation – la raison pour laquelle les idiots utiles de l’indépendantisme taïwanais aujourd’hui ne cessent de répéter en boucle que les habitants de l’île ne peuvent devenir un vrai peuple qu’en devenant une nation normale, une normalisation qui supposerait donc leur alignement sur le modèle supposé universel de l’Etat-nation, du peuple comme nation étatisée.
Or, c’est précisément l’inverse qui est vrai, comme j’ai essayé de le montrer dans mon livre Des peuples et des films, récemment publié en langue chinoise : la notion de peuple ne peut conserver une puissance, être une force propulsive qu’à la condition d’être arrachée à toutes les approches destinales et substantialistes – un peuple de l’émancipation est ce qu’il devient, dans le processus même de sa mise en mouvement, de son éveil et de son affirmation de soi. C’est, dans le registre du grandiose historique, la façon dont le peuple de la révolution émerge avec la prise de la Bastille et l’abolition des privilèges (Nuit du 4 août) et, dans le registre infiniment plus modeste, dans la grisaille de notre présent, la façon dont se forme, en clair-obscur, le peuple encore minoritaire des Gilets jaunes – pour rester dans les références qui me sont familières et loin de tout francocentrisme...

Un dernier mot : il me semble que l’on prend bien la mesure de la très grande singularité de l’histoire de votre île, Formose puis Taïwan, en remarquant que c’est sans doute l’un des rares pays du monde où le grand mythe et le grand récit du prolétariat comme classe providentielle, avec tout ce qui prolifère et s’agence autour de ce mythe, entendu positivement, je le répète, l’un des rares pays du Nord global où ce grand mythe n’a pratiquement laissé aucune empreinte, aucune trace distincte ; c’est ainsi que l’on prend la pleine mesure de la façon dont Formose-Taïwan est demeurée, jusqu’à aujourd’hui, pour des raisons essentiellement géo-politiques, comme une bourgade ou un village perdu dans le paysage tourmenté de l’Histoire universelle (pour parler comme Hegel) – loin de tous les grands courants des avant-gardes culturelles et politiques qui ont électrisé le XXème siècle – à commencer par le communisme entendu comme ce monde et récit où sont entrées en violente collision l’espérance et la terreur.
Or, de cette situation excentrée, archi-provinciale, Taïwan est, au temps de la globalisation, en train de sortir par la plus douteuse des issues de secours : le culte de la performance économique (les fameux semi-conducteurs) conjugué avec l’alignement servile sur le maître sénile – les Etats-Unis. Ce qui est vraiment, j’insiste, la pire des façons de former un peuple apte à naviguer sur la mer démontée de l’Histoire présente...

Alain Brossat