Contre les « nous » gazeux

, par Alain Brossat


« C’est à Tokyo que le riz coûte le plus cher, et les femmes de ménage le moins cher »
Augustin Berque, Du geste à la cité – formes urbaines et lien social au Japon

Il existe toutes sortes de « nous », dont certains sont tant soit peu douteux, voire carrément illusoires. C’est au premier chef aujourd’hui, ce genre de « nous » qui s’agrège autour de formules vides du type « Sauvons la planète ! » ou, en style plus soutenu, « Il nous faut redevenir les gardiens de notre planète » [1]. Non pas que la planète ne serait pas en danger, elle l’est assurément, mais ce n’est pas, tout aussi assurément, en bricolant une rhétorique du ou des « nous » imaginaires qu’on la sauvera – à supposer que le terme soit approprié. La faille du raisonnement qui inspire cette rhétorique aujourd’hui envahissante, toute encombrée d’objurgations et d’exhortations moralisantes, culpabilisantes, est visible à l’œil nu : il n’existe aucun raccourci ni aucune potion magique permettant de franchir le gouffre qui sépare le « nous » de l’espèce (« nous, humains... ») – une représentation que chacun.e d’entre... nous, précisément, peut se faire de l’humanité comme tout et espèce – de ce qui ferait de ce nous spécique un collectif réel en tant que puissance agissante. Ceci pour la bonne et simple raison que ce « nous » de l’espèce est, à l’épreuve du réel et du présent, plus fracturé que jamais en mondes, camps, regroupements d’intérêts que rien ne porte, tout au contraire, à se constituer en collectif d’action face à l’urgence climatique et environnementale.

La rhétorique du « nous » magique qui affecte de prendre l’espèce humaine se subjectivant comme collectif en vue d’une action fondée sur l’unanimité pour une entité réelle relève d’un genre : celui du prêche, du sermon, du catéchisme – elle est le fait d’intellectuels qui, observant le désastre en surplomb, du haut de leur chaire, exhortent le bon peuple à se tenir enfin à la hauteur des exigences (et des espérances, bien sûr) qu’ impose le sauvetage de la planète. C’est un « nous » de prêtres qui moralise à outrance, à l’occasion théologise des questions qui sont en premier comme en dernier lieu politiques, c’est-à-dire vouées à être abordées sous l’angle de la division et du conflit et non pas du rassemblement sans reste d’une toute imaginaire communauté politique étendue aux frontières de l’espèce humaine entière.
Des formules comme celles qui se relèvent en abondance sous la plume de Joëlle Zask, (« conduire notre société à prendre ses responsabilités à l’égard de l’anthropocène », « Schématiquement, soit nous transformons le monde en le détruisant, soit nous militons en faveur de sa sanctuarisation » « Il y va désormais, sans doute, de la refondation de notre humanité ») en rajoutent d’autant plus dans
l’amphigouri et la dramatisation que le « nous » qu’elles mettent inlassablement en scène est dépourvu de toute consistance politique, qu’il ne signale rigoureusement rien du côté de formes d’action possibles – agir contre le réchauffement climatique, contre la destruction de l’environnement, cela n’implique pas en premier lieu que l’on se rassemble sans distinction ni sans reste, mais bien que l’on se sépare et s’oppose, que se forment des « nous » spécifiques qui entrent en lutte contre d’autres « nous », bien décidés, eux, à poursuivre leur marche en avant vers le néant – voir encore tout récemment les rassemblements houleux contre les mégabassines [2]. Les « nous » réels qui se forment dans la lutte contre le réchauffement climatique et la dégradation de l’environnement sont toujours des « nous » différentialistes et agonistiques.
Le discours unanimiste, sermonneur, édifiant d’une philosophie morale au rabais qui s’active à abolir cette condition première n’est qu’une pitoyable diversion. Plus les conséquences de l’anthropocène se montreront à vif, plus les questions climatiques et environnementales s’aggraveront, et plus « nous » (le « nous » de l’espèce) serons divisés face à ce présent même, aux attitudes à adopter, aux formes d’action à mettre en œuvre dans cette actualité. Le « nous » que met en scène ce genre de littérature édifiante ressemble comme une goutte d’eau à celui qui soutient les sermons dominicaux adressés aux fidèles dans les établissement religieux – une communauté imaginaire rassemblée par la fraternité – chrétienne ou autre –, laquelle ne soutient guère l’épreuve du réel, une fois les portes du temple ou de l’église franchies.

Aussi bien, l’exhortation incantatoire à « sauver la planète » est distinctement inspirée par une théologie politique de piètre qualité, pauvre décalque de la sotériologie chrétienne. Ce n’est pas de faire notre salut en assurant celui de la planète qu’il est ici question, mais bien d’affronter ce qui s’active dans le sens du devenir-inhabitable de celle-ci. Les « nous » qui doivent se composer ici sont des « nous » de combat et pas de rassemblement unanimistes fondés sur l’élan du cœur. Qui dit rassemblement dit division, car s’il s’agit de se mettre en ordre de bataille contre la destruction de la planète, c’est bien toujours contre quelqu’un – le crime a bien toujours, ici comme ailleurs ou en d’autres temps, un nom et une adresse.

Ce que le mode incantatoire du « nous » signale, dans ses formes multiples, des remontrances administrées par le tribunal des enfants aux grands de ce monde (Greta) aux performances de Extinction Rebellion, c’est l’incapacité même d’imaginer le scénario réaliste de la guerre civile mondiale que nourrit en son sein (pour causer comme Racine) la crise climatique et environnementale. L’écran qui s’interpose entre les formes visibles, toujours plus visibles et alarmantes de cette crise et la prise en compte de ce scénario, c’est l’envahissante pédagogie, le pédagogisme tous azimuts qui tient lieu de vision stratégique aux whistleblowers professionnels et les retient dans l’illusion que la tâche de l’époque, c’est d’« expliquer », expliquer encore et toujours, sur tous les tons et dans toutes les modalités possibles, expliquer aux gouvernants qu’ils n’ont pas pis toute la mesure du désastre annoncé, expliquer patiemment aux gouvernés qu’ils ne sont pas suffisamment informés et donc mobilisés pour s’engager au service de cette grande cause, le paradigme de l’instituteur venant relayer ici celui du prêtre et qui, tout en exhortant, faisant entendre la petite musique du salut, pédagogise inlassablement les cancres écologiques et climatiques du présent – ceux d’en-haut, non moins que ceux d’en bas. Ce qui plaît, soit dit en passant, chez Greta, c’est ce jeu d’inversion des positions et des rôles où l’on voit, à l’occasion d’une sorte de carnaval sans joie, l’élève, la gamine, faire la leçon aux potentats et « maîtres » (d’école) du présent [3].
Mais le problème, c’est que ce n’est pas la connaissance du corpus delicti (le désastre en cours) qui fait défaut aux uns et aux autres, tout au contraire, ils en sont parfaitement avisés, tout particulièrement ceux d’en-haut – et pour cause, ils y sont engagés jusqu’au cou ; ce qui leur fait défaut, c’est le courage de la vérité et l’imagination et surtout la capacité de sauter par-dessus leur ombre capitaliste et de bifurquer – tout qui leur permettrait de concevoir que la fin du monde que tentent d’exorciser les spécialistes de l’incantation et les pédagogues du désastre, ils sont déjà en plein dedans.

Ce n’est pas par hasard que le « nous » introuvable et abject qui plane tant au-dessus des conférences sur le climat comme celle qui s’est récemment tenue à Charm-el-Cheikh (le choix du lieu étant déjà, à lui seul, tout un programme...) est le même que celui qui anime les protestataires venus du monde entier et qui se rassemblent alors sur les bords de ce type de rassemblement de têtes couronnées et en assurent, en quelque sorte, comme au festival d’Avignon, le « off ». Dans les deux cas, ce qui prévaut, c’est non pas le virtuel mais l’imaginaire (par opposition à l’imagination) placé sous le signe de la confusion entre l’espèce humaine et l’humanité comme communauté supposée et supposément agissante. Le pire mensonge qui se puisse mettre en circulation aujourd’hui est bien celui-ci : que l’humanité, entendue comme communauté supposée ou virtuelle, soit dotée de la capacité, comme telle, d’agir comme un sujet – un sujet rationnel et politique tout à la fois, susceptible de se tenir à la hauteur de l’urgence du jour – endiguer la progression du désastre climatique et environnemental.
Mais c’est l’inverse exact qui est vrai : cet enjeu est celui-là même à l’occasion duquel l’humanité générique se divise comme jamais, la division recouvrant ici des enjeux de vie et de mort. Si des « nous » capables de calculs rationnels qui ne soient pas limités à la sphère des intérêts particuliers et aient en ce sens une portée politique sont susceptibles d’émerger alors, ce sera dans le paysage de cette division et à ses conditions.
Le scénario historique qui prend corps aujourd’hui n’est pas celui du sursaut ou du ressaisissement collectif d’une humanité générique ayant enfin, in extremis et sous la pression de l’urgence, pris la mesure du danger, fait enfin bloc pour se tenir à la hauteur du défi inscrit au cœur de l’époque ; c’est au contraire celui d’une division exacerbée prenant la forme toujours plus visible de la lutte à mort entre des sous-espèces, des blocs, des tribus globalisées – des mondes. La façon même dont aujourd’hui le Nord global et l’Occident globalisé se disposent à vomir les migrants, entendus comme espèce planétaire appelée à grossir sans fin, sous l’effet tant de la crise climatique et environnementale que des dérèglements en cours des rapports Nord-Sud conjugués à la montée de la nouvelle Guerre froide – ce scénario que nous avons sous les yeux a une valeur pronostique plus que suffisante pour que nous nous puissions nous faire une idée précise et réaliste de ce que sera la guerre civile mondiale qui s’annonce.

Ce qui fait la particularité de celle-ci, notamment en comparaison avec celle dont Carl Schmitt a dessiné les contours et qu’il place sous le signe de la constitution des « grands espaces » et de la « criminalisation de l’ennemi », c’est la combinaison de formes de conflictualité hétérogènes : la crise de l’hégémonie états-unienne remise en cause notamment par l’ascension de la puissance chinoise (et, plus globalement, le déclin d’un supposé ordre mondial placé sous les conditions des puissances occidentales et des récits qui en attestent la pérennité) d’une part, et, de l’autre, l’intensification rapide du chaos climatique et environnemental en tant notamment qu’il abolit toute notion de commune mesure et toute forme de continuité entre l’existence collective des populations du Nord global et du Sud global, tout en accélérant les migrations.
Ce n’est pas seulement que ces deux foyers de conflits sont appelés à se recouper, se combiner, mais aussi se stimuler, se booster l’une l’autre – ceci tant sur un axe Ouest-Est que Nord-Sud. C’est cette guerre civile mondiale annoncée qui dessine les contours de l’époque dans laquelle nous sommes d’ores et déjà embourbés. Dans la perspective de Carl Schmitt, la guerre civile mondiale met aux prises des ennemis politiques ; dans les conditions du présent et de l’avenir proche, elle oppose davantage des sous-espèces humaines, dans l’horizon d’un affrontement à mort dont le fondement est moins théologico-politique que biologico-politique. Une guerre d’insectes humains, donc, plutôt que de nouvelles guerres de religions ou guerres des « civilisations » [4].

Les scénarios réalistes qui circulent aujourd’hui, pour les décennies à venir, ne sont pas ceux que soutient la petite musique vaguement néo-kantienne dont le motif est celui d’une humanité ayant enfin accédé à une conscience cosmopolitique d’elle-même à l’épreuve des enjeux climatiques, sanitaires et environnementaux – mais bien d’hypothèses d’une toute autre espèce. « Même une petite guerre nucléaire aurait pour conséquence une famine de masse », écrivait récemment une éditorialiste de l’agence Bloomberg [5], envisageant la façon dont, dans un avenir plus ou moins proche, le recours à des armes nucléaires « tactiques » pourrait entraîner des ruptures des chaînes d’approvisionnement affectant des régions entières du monde. L’idée, c’est que dans le climat actuel de tensions grandissantes cristallisées autour de plusieurs foyers de crise, ouverte ou larvée, (l’Ukraine, la mer de Chine, le Proche-Orient...), le risque d’une escalade, soit délibérément provoquée par l’un des protagonistes de ces conflits en cours, soit survenant par accident et débouchant, dans tous les cas, sur l’emploi d’armes nucléaires, enchaînerait nécessairement sur une catastrophe climatique, environnementale et sur un désastre à grande échelle pour les populations, au-delà même des régions du monde directement concernées. C’est la notion de cet enchaînement entre une guerre de forme inédite, apocalyptique (car impliquant l’emploi d’armes nucléaires) et un désastre biopolitique global qui soutient ces scénarios où se conjugue effondrement biopolitique et régression globale dans l’ordre de la civilisation, dans toutes les dimensions de celles-ci.
« Le pire des scénarios qui se puisse envisager pour ce siècle, en matière climatique, ce n’est pas celui d’un réchauffement de 4° voire 5°. C’est celui d’un hiver nucléaire qui entraînerait un refroidissement de 12 à 13° centigrades. C’est ce qui se produirait au cours des semaines qui suivraient le début d’une guerre nucléaire, lorsque la fumée montant des villes en feu obscurcirait le soleil. Il en résulterait une famine massive, la chaine alimentaire tributaire des océans s’effondrant et les récoltes se trouvant détruite à l’échelle globale », écrit la journaliste.
C’est un scénario. On pourrait en imaginer bien d’autres et notamment, celui que suggère l’expérience même de la pandémie covidienne à l’échelle mondiale – des désastres sanitaires, des guerres d’une telle ampleur que l’activité économique s’en trouverait durablement affectée au point de mettre un coup d’arrêt au réchauffement climatique et à la chaîne de la dégradation de l’environnement qui va avec. Mais bien sûr, ce seraient alors des survivants (ceux qui ne sont ni morts dans le cours des affrontements, ni de faim) qui auraient alors la maigre consolation de respirer un air moins pollué, comme ce fut le cas dans les grandes villes du Nord global, au fort de la pandémie covidienne...

Jacques Derrida s’en prenait un jour, dans un essai au ton assez vif, à ce « ton apocalyptique » sur lequel se prophétisait alors, pêle-mêle, la fin de la modernité, celle de l’Occident, la mort de l’homme, etc. [6] Aujourd’hui cependant, davantage que ce ton alarmiste ou que ce prophétisme de la « fin de tout », ce qui semble bien prévaloir « en philosophie » et au-delà, ce serait plutôt ce ton boy scout de l’humanisme réchauffé et qui énonce sans ciller qu’à la condition d’un bon coup de collier, « nous » allons quand même finir par « nous » en sortir – ce volontarisme tiède et consensuel qui préfère tout ignorer de la relation distincte qui s’établit entre la montée tant des périls climatiques, sanitaires et environnementaux que les guerres en devenir et les formes d’affrontement, de lutte à mort, de guerre des espèces qui s’annoncent dans ce contexte global placé sous le signe de nouvelles formes de division sans précédent [7]. L’apocalyptisme ne découle pas ici d’une rêverie angoissée sur le présent et l’avenir proche, il n’est pas une fantasmagorie, il enchaîne sur des images du présent : les navires de migrants engloutis dans la Méditerranée et ailleurs, la colonisation de la Palestine par un Etat et un peuple conquérants agissant en toute impunité, la nouvelle guerre froide, de plus en plus armée, en Asie orientale, l’affrontement armé entre l’Ukraine et la Russie, toujours plus internationalisé, etc.

Dans la situation présente, les images apocalyptiques ne surgissent pas en premier lieu dans les plis d’une rhétorique alarmée, elles ne relèvent pas d’une humeur du jour ou d’une tournure d’esprit déprimée, elles ne sont pas l’écume des fakes news ou d’une quelconque hystérie collective – elles surgissent bien au ras du sol dans la trame du réel le plus visible et le plus tangible – ce n’est pas nous, insistons, qui fantasmons ces embarcations surchargées de migrants, femmes et enfants inclus, qui, régulièrement, chavirent en Méditerranée et maintenant dans la Manche (on en trouve l’équivalent en Asie du Sud-Est). Ce n’est pas nous qui faisons revenir dans le cours de la conversation entre experts et journalistes le motif naguère tabou de la première frappe nucléaire, assumée comme offensive ou alléguée comme préventive. Ce n’est pas nous, mais bien l’ONU et les organisations humanitaires internationales qui signalent le retour des famines endémiques, en Afrique et ailleurs, au fil de l’accroissement de la sécheresse, de la désertification de territoires entiers et du dérèglement climatique.

D’autre part, il y a ce qu’il faut bien appeler l’actuelle folie des grandeurs, la folle présomption conquérante des puissances occidentalo-blanco-démocraticocentriques, avec leur rêve, leur fantasmagorie d’une intégrale « démocratisation » sur la planète Terre – en attendant l’exportation de la démocratie sur d’autres, sous l’impulsion d’Elon Musk, relayant l’Agence spatiale états-unienne. Il conviendrait peut-être ici d’opérer, à propos de cette nouvelle poussée conquérante, une distinction marquée entre deux notions : dominer et gouverner. Depuis les Grandes Découvertes, la conquête des Amériques, la formation des empires coloniaux puis avec l’essor de l’impérialisme, à partir de la fin du XIXème siècle, les puissances occidentales se souciaient avant tout d’assurer leur domination sur les espaces conquis. Il s’agissait avant tout pour elles d’exercer une emprise durable sur des territoires, des populations et de s’approprier des biens, des richesses. Les colonies devaient bien être gouvernées, bien sûr, mais elles l’étaient sur un mode spécifique destiné à assurer la pérennité de l’ordre colonial. Plus tard, il en fut de même dans les zones d’influence et les chasses gardées de l’impérialisme : l’essentiel était d’assurer la continuité d’un système de domination, pas de s’appesantir sur les détails des formes de gouvernement locales. C’est pour cette raison que les puissances occidentales, les Etats-Unis en tête, se sont accommodées tout au long du XXème siècle, du fait que les pays, notamment du Sud global, situés dans leur zone d’influence étaient le plus souvent gouvernés par des dictateurs, des régimes brutaux et sanglants. La démocratie, dans les conditions de cette époque, se « provincialisait » elle-même, tout en se proclamant universelle, au prix de la plus criante des inconséquences. Elle se fixait à elle-même ses limites – celles du Nord global, pour l’essentiel – après la Seconde guerre mondiale, ce fut un objectif de première importance, pour les Etats-Unis, de transplanter la civilisation démocratique au Japon – Formose, l’Indonésie et les Philippines, elles, pouvaient rester sous la coupe de dictateurs, pour peu que soit levée l’hypothèque communiste.

Aujourd’hui, dominer, dans ce sens traditionnel, politique, économique et culturel d’un seul tenant, ne suffit plus. La question de la forme même du gouvernement et la bataille pour l’extension, empruntant l’habit de lumière de l’universalisation, du régime démocratique libéral est passée au premier plan. L’utopie grise qui soutient l’énergie belliqueuse de tous les fauteurs de guerre froide occidentaux aujourd’hui a la consistance d’un roman rose : celui où il est question de l’irrésistible et progressive conquête du monde par la civilisation démocratique, ses valeurs, ses institutions, ses agencements sur l’économie libérale.
L’apparent angélisme et l’insondable naïveté qui soutiennent ce scénario recèlent dans leurs plis de bien moins inoffensives dispositions : le motif du « total », du « sans reste » qui soutient cette fable a pour effet que, désormais, les démocraties libérales, conduites ici d’une main ferme par les Etats-Unis, ne reconnaissent plus sur le fond aucune légitimité aux régimes qui n’entrent pas dans le moule démocratique dont elles ont elles-mêmes dessiné le modèle. Si elles n’en sont pas encore à décréter leurs gouvernements illégitimes ou illégaux, si elles entretiennent avec ces pays des relations diplomatiques (pas tous – la Corée du Nord), si elles n’appellent pas en général ouvertement les populations de ces pays à renverser leurs gouvernements respectifs (il leur arrive de le faire à mots couverts ou non), c’est en raison de considérations de rapports de force et de circonstances. Mais cette retenue ne change rien sur le fond : désormais, la doxa démocratique, de la base au sommet, est que les régimes non- conformes à la (nébuleuse) charte de la démocratie libérale n’ont pas vocation légitime à exister – sauf exception, là où la solidité des alliances vient compenser le déficit démocratique – les pétromonarchies.
D’où le cri du cœur échappé de la bouche du gaffeur en chef Biden, au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : Poutine n’a plus aucun titre à diriger la Russie... Or, il se trouve qu’ici le juge qui préside le tribunal universel de la Raison est l’une des parties principales du conflit...

Cette disposition reconquérante et exclusiviste des démocraties occidentales est l’une des causes premières de la nouvelle Guerre froide : elle est une donnée que les régimes épinglés comme hostiles et incompatibles avec la démocratie universelle ont désormais intégrée à leurs propres calculs et elle explique dans une large mesure aussi bien l’acharnement de la Corée du Nord à ne rien lâcher sur son programme de développement d’un armement nucléaire, la reprise du programme nucléaire de l’Iran après que Trump a saboté les négociations en vue de l’arrêt de son développement, et, en premier lieu, le raidissement de la Chine dans ses rapports avec les Etats-Unis et, de manière différenciée, les autres puissances occidentales et assimilées. Ces régimes savent que, d’une manière dont l’intensité fluctue selon les conjonctures, les démocraties occidentales ont leur chute en ligne de mire, à court, moyen ou long terme. Il suffit que surgissent une crise ouverte ou bien des difficultés intérieures dans l’un de ces pays pour que, dans le storytelling occidental, le motif de la chute finale du régime revienne en force – tout récemment encore, lors des manifestations de rue massives et répétées en Iran contre la police des mœurs, l’obscurantisme religieux et les violences policières, voire les fugaces manifestations contre la politique « Zéro Covid » en Chine.

Aussi bien du côté des chancelleries que des faiseurs d’opinion, les obligations de réserves qui, naguère encore, empêchaient que l’on remette en cause à haute voix la légitimité de régimes souvent établie sur des épreuves historiques de première dimension (la révolution chinoise, le soulèvement iranien contre le Shah, la lutte antijaponaise en Corée...), ces inhibitions s’estompent. La différence avec la première Guerre froide est patente : ce ne sont plus des faucons exaltés et galonnés à la Mc Arthur ou à la Patton qui exhortent les politiques à « finish the job » en renversant le régime de Staline sur la lancée de la victoire sur l’hitlérisme. C’est désormais toute la tribu bigarrée des promoteurs de la civilisation de l’Un-démocratique, qui s’entend pour statuer que la « tyrannie » de Xi Jinping est une exception choquante à la normativité politique universelle et une entrave détestable à la marche en avant du progrès politique et moral de l’humanité – une anomalie, donc, dont on ne saurait souhaiter trop ardemment qu’elle s’efface sur les tablettes de l’Histoire universelle...

D’où les cris d’allégresse sans retenue ni pudeur lorsque des citadins chinois descendent dans la rue pour dire leur ras-le-bol des contraintes accablantes découlant de la doctrine « Zéro Covid »... Lorsque deux personnes sont arrêtées à Shanghaï (25 millions d’habitants) suite à une manifestation non autorisée, cela fait la une du Monde. Lorsque des Gilets jaunes étaient blessés et arrêtés par dizaines à l’occasion d’une manifestation autorisée, ils étaient bien loin de bénéficier, dans les colonnes du quotidien de référence, d’un tel traitement de faveur...

On imagine aisément les cris d’orfraie qui monteraient des tréfonds de l’opinion libérale de nos pays si les élites gouvernantes et propagandistes des pays non alignés sur le code de la route libéral-démocratique se permettaient de gloser à longueur de temps sur l’illégitimité fondamentale et native des gouvernements en place dans les pays « capitalistes », sur les faux-semblants constitutifs de la démocratie de représentation, sur le caractère intrinsèquement oligarchique de ces régimes. On y verrait immédiatement la manifestation du fanatisme et de la barbarie qui sont censés être la marque de fabrique de ces régimes.
Mais la présomption de l’universel qui imprègne l’idéologie total-démocratique contemporaine est précisément ce qui autorise à abolir toute condition de réciprocité dans les relations mutuelles entre régimes non seulement distincts mais concurrents et opposés. Le fait que la démocratie libérale s’envisage elle-même comme civilisation, au sens le plus normatif et exclusiviste du terme ouvre la voie à sa paradoxale intolérance radicale vis-à-vis de toute autre forme de régime de la politique. Lorsque la démocratie est minoritaire et réprimée, elle réclame la tolérance ; lorsqu’étant devenue majoritaire, elle aspire, après la disparition de son ex-concurrent systémique le plus sérieux, à la domination sans partage, elle en vient à tomber sous l’emprise d’une pulsion de conquête auprès de laquelle les ambitions d’ un Alexandre le Grand font bien pâle figure.

C’est bien la raison pour laquelle les dirigeants de l’Etat qui, au monde, se tient le plus éloigné des démocraties libérales, la Corée du Nord, ne sont pas des mégalomanes exaltés mais fondamentalement des réalistes : ils n’ignorent rien de la fondamentale allergie des Etats-Unis et, avec eux, des démocraties occidentales et de leurs alliés régionaux, le Japon et la Corée du Sud, à l’idée même de la survivance de leur souveraineté, dans la durée. Ils savent qu’aucun arrangement durable ne peut exister avec ces ennemis ou antagonistes systémiques qui ne soit fondé sur l’intimidation mutuelle – en pratique le chantage nucléaire. C’est cette lucidité et cette intransigeance (ils sont prêts à risquer leur peau pour assurer la continuité de leur puissance, ce qui est plus rare du côté de la partie adverse) qui leur vaut d’être pathologisés à outrance par le storytelling occidental. En d’autres termes, ce qui ne passe pas sub jugulum de la démocratie libérale globalitaire ne peut qu’être réputé fou, pour ce motif même. Mais dans ce cas, comme souvent, la folie est un miroir.

On voit ici se dessiner une boucle historique. Dans le cours du développement du monde occidental, ce sont les Européens qui ont refilé aux Américains du Nord blancs la chaudepisse de la pulsion de conquête et de domination. Aujourd’hui, ce sont à leur tour ces mêmes Américains qui passent aux Européens, leurs caudataires, comme disait Lénine, la vérole de la présomption du gouvernement du monde – sous le signe de la total-démocratie. Singulière figure dont les effets accablent le monde. Sur ce point comme sur tant d’autres, il est distinct que cette Amérique-là, loin d’être ce qui a vocation à nourrir le « rêve » perpétuel et admiratif des autres peuples, est le lieu d’un désastre de la pensée perpétuel – celui, entre autres, du providentialisme historique et politique (les tentacules de la « manifeste destinée » du peuple états-unien n’en finissent pas de repousser). Le topos le plus universellement partagé, c’est que la formation du peuple états-unien résulte de la succession des vagues d’immigration. La figure de l’immigrant est au cœur de l’imaginaire collectif états-unien. Mais ce qui est moins pris en compte, c’est que le colon est, plus souvent qu’à son tour, l’autre face de l’immigrant, ceci du Mayflower à nos jours, en passant par la conquête de l’Ouest. C’est en ce sens aussi que l’histoire de l’Etat d’Israël, est captive de la compulsion de répétition de celle des Etats-Unis.

Comme on le voit bien (encore) avec les développements de la guerre en Ukraine, l’un des crans d’arrêt les plus consistants de l’escalade de la violence entre le bloc à géométrie variable des démocraties libérales et ses ennemis systémiques demeure la terreur nucléaire – la difficulté, pour les gouvernants, les élites politiques et les stratèges militaires (sans parler des opinions publiques) à penser, envisager, dans toutes ses conséquences prévisibles, un franchissement du seuil nucléaire. C’est cependant un signe évident de la détérioration de la situation globale que l’on en parle de plus en plus, et sur tous les tons. C’est, dans ce contexte, une question décisive que celle de savoir quelle puissance, quelle souveraineté serait la plus portée à franchir cette barrière mentale et briser le tabou.
Toutes sortes de raisons psycho-historiques nous inclinent à penser que, de toutes les puissances nucléaires, les Etats-Unis et leur clone/double Israël seraient les plus susceptibles de passer à l’acte, en prenant l’initiative d’une frappe nucléaire. Ceci pour plusieurs raisons. L’une, fondamentale, est que les Etats-Unis sont la seule puissance à l’avoir déjà fait, et que cela lui a réussi en tous points, lui permettant à la fois de hâter la fin de la guerre avec le Japon et d’asseoir durablement son hégémonie, tant dans la région qu’à l’échelle de la planète – ceci sans avoir à payer le moindre prix politique, moral ou autre, pour ce crime inexpiable grâce, précisément à sa position de vainqueur de l’Histoire. Il faut bien, ici, prendre la mesure du fait que si l’Allemagne nazie avait perdu la guerre tout en ayant préalablement recouru à l’arme nucléaire (dont elle n’était pas très loin de s’être dotée), cette action portant métaphoriquement le nom propre de la ville ou la région qui en aurait fait les frais serait réputée comme un forfait et une horreur absolus et absolument impardonnables, à l’égal des crimes qui se subsument sous le nom d’Auschwitz et dont, d’ailleurs, il demeurerait inséparable. Mais le cours de l’Histoire en a décidé autrement et nous sommes entrés dans l’âge nucléaire sans que l’acte inaugural de cette nouvelle époque ait été gravé sur le corps de la mémoire collective comme un crime contre l’humanité, imprescriptible à ce titre, et dont les coupables devraient rendre des comptes.

Tout au contraire, non seulement la destruction par le feu nucléaire de Hiroshima et Nagasaki a permis aux Etats-Unis d’établir solidement leur position de première puissance militaire du monde, mais elle a dessiné les contours d’une nouvelle époque fondée sur la dissuasion nucléaire ; la chose choquante et paradoxale est que le crime dont se sont alors rendu coupables les Etats-Unis n’ait en rien miné, dans le monde de l’après-guerre leur position de leader du monde qui se dit libre et de parangon des vertus et valeurs démocratiques. Tout l’après-guerre « démocratique » s’est construit, à l’échelle globale, à partir de 1945, sur des fausses valeurs, de l’Universel falsifié et des constructions intellectuelles biaisées de ce type – les noces de la liberté, de la démocratie et de la terreur nucléaire, celles du nouvel impérialisme et du « monde libre », des droits de l’homme et de la perpétuation de l’ordre colonial, etc.

Cette expérience de l’impunité et cette position du perpétrateur décomplexé – aucun personnage officiel de l’Administration états-unienne n’a jamais reconnu le caractère criminel de ce double forfait – constitue la toile de fond unique, singulière, d’une possible réitération du passage à l’acte. Lors de la crise des fusées à Cuba (1962), une partie de l’Administration civile et des états-majors était favorable à une frappe destinée à empêcher l’installations d’ogives nucléaires soviétiques sur l’île révolutionnaire – ce sont les négociations directes entre Kennedy et Khrouchtchev qui ont enrayé la spirale...

Plus profondément, le pli selon lequel la force crée le droit, le fait accompli est au fondement de la puissance, ce pli est solidement établi aux fondements mêmes de l’Etat et de la nation aux Etats-Unis – la conquête de l’Ouest comme creuset et modèle de l’expansion de la puissance, la violence extrême, l’extermination comme prémisses de l’établissement de la puissance et fondation de la légitimité. Dans la symbolique des gestes du cinéma hollywoodien, tous genres confondus ou presque, c’est le paradigme du premier coup de poing qui déclenche le pugilat ; dans cette économie de la violence, ce coup n’est pas tant un geste « fatal », pour autant qu’il enclenche la spirale de la violence, mais bien plutôt le geste naturel de l’affirmation de soi, dans l’horizon d’un virilisme exacerbé [8]. En ce sens, le passage à l’acte nucléaire opéré par Truman est la figure suprême ou terminale de ce geste – on cogne, on dégaine l’arme nucléaire sans préavis, on discute ensuite, s’il y a encore matière à le faire. Le western, en ce sens, c’est, encore et toujours, ce qui soutient l’imago qui continue de hanter, de peupler les cerveaux des élites dirigeantes états-uniennes – on le voit encore lors de la scène exemplaire que constitue l’élimination physique de Ben Laden et son entourage par un commando spécialisé, opération baptisée Geronimo et conduite sous la houlette du marshall Obama – une scène exemplaire de western, placée sous le signe de la vindicte substituée au droit. Avec, bis repetita placent, la répétition à l’identique de ce geste, à l’occasion de l’élimination récente du chef de L’Etat islamique.

Et puis, encore et surtout, il y a cette figure terrible, terriblement dangereuse qui hante les cerveaux des élites dirigeantes en Occident, d’une manière toujours plus obsédante : la défense et la promotion de la Démocratie, qui est un Bien absolu et une valeur universelle, justifie l’emploi de tous les moyens et crée une réserve de droit et de légitimité infinie. D’où il découle que même l’exception nucléaire, même l’interdit pesant sur l’emploi de l’arme nucléaire pourraient être levés face à ce qui serait perçu comme un atteinte vitale à l’intégrité du corps de la démocratie, quels que soient la forme et le théâtre de celle-ci. Mais le caractère plastique voire nébuleux de la notion même d’une telle « atteinte vitale » est de nature à susciter les plus vives inquiétudes. La figure du souverain et de sa toujours possible association à l’arbitraire font retour en force là où revient au premier la décision quant au déclenchement d’une frappe nucléaire dans des conditions par définition indécidables – une action préventive de légitime défense – le concept-monstre par excellence.

Tout se passe aujourd’hui comme si les Etats-Unis et leur nombreuse séquelle étaient en train d’accumuler du crédit narratif dans le registre de la légitime défense face à leurs adversaires systémiques, un registre toujours plus démesurément étendu et aux contours toujours plus flous : on le voit dans l’Est de l’Europe, comme on le voit en Asie orientale, en mer de Chine : à l’évidence, si la Chine entreprenait des actions offensives, armées ou non, contre Taïwan, les Etats-Unis invoqueraient la légitime défense, c’est-à-dire l’atteinte à leurs intérêts vitaux, pour intervenir directement dans le conflit – or, en quoi les questions sino-chinoises, les suites interminables de la guerre civile chinoise interfèrent-elles avec les « intérêts vitaux » des Etats-Unis ? – cela reste à démontrer.
Contrairement à une idée inlassablement répandue par les experts en titre et par les Etats détenteurs de l’arme nucléaire, le danger principal qui s’associe à celle-ci n’est pas sa dissémination. C’est, encore et toujours, le fait que les Etats les plus puissants soient équipés de fusées intercontinentales capables de faire sauter la planète plutôt cent fois qu’une – on le voit bien dans les conditions présentes, avec le retour d’une figure classique – le danger d’un affrontement « Ouest » « Est » dont les protagonistes seraient les Etats-Unis, épaulés par les deux puissances nucléaires européennes d’un côté et, de l’autre, la Russie et la Chine – une ligne de conflit qui recoupe non seulement des conflits de puissances, mais des oppositions systémiques.
Ce qui nous préoccupe en premier lieu aujourd’hui, ce n’est pas le risque d’un conflit entre l’Inde et le Pakistan s’envenimant au point que les protagonistes recourent à l’arme nucléaire, mais bien que l’affaire ukrainienne dans laquelle se concentre la guerre des mondes contemporaine tourne mal au point que les vrais protagonistes du conflit en viennent directement aux mains et mettent le feu à la planète et que l’actuelle proxy war se transforme en affrontement entre l’OTAN et son ennemi héréditaire ; c’est, aussi bien, la possibilité permanente que Taïwan devienne le détonateur d’une guerre chaude dans laquelle entreraient en lice quelques sous-marins équipés de missiles nucléaires.

On le sait bien, et c’est ce qui a assuré le succès de Dr Folamour, mais ce qui fait aussi tout l’intérêt de Fail Safe, le « Cold War thriller » de Sidney Lumet, 1962 (dans lequel celui-ci imagine un président des Etats-Unis – Henry Fonda – ordonnant la destruction nucléaire de New York par ses propres bombardiers porteurs de missiles nucléaires afin de prouver sa bonne foi aux Soviétiques après que Moscou a été réduite en cendres, suite au largage accidentel d’une bombe atomique américaine), on le sait bien, donc, l’arme nucléaire, c’est ce qui tourne la tête aux calculs rationnels d’intérêt les plus rassis, les plus solides. Néanmoins, demeure cette évidence que seuls pourraient être tentées de prendre l’initiative d’un conflit nucléaire les puissances ou les régimes qui pourraient espérer y survivre. C’est ce qui fait, doublement, la différence entre les Etats-Unis et toutes les autres puissances : non seulement les gouvernants et le régime en place ont alors survécu à l’emploi de l’arme atomique contre le Japon, mais ils en sont sortis renforcés ; d’autre part, les Etats-Unis, première puissance nucléaire au monde, et de loin, peuvent escompter qu’une première frappe leur assurant un avantage décisif (c’est le b-a ba de la stratégie nucléaire), leur survie serait possible à l’issue d’un conflit nucléaire tandis que leurs adversaires ne s’en relèveraient pas.
On peut considérer Poutine comme un mégalomane semi-dément, un nationaliste enragé, un satrape oriental ; mais on peut difficilement le soupçonner d’ignorer cette évidence : ni lui-même, ni son régime ne survivraient à une guerre impliquant l’emploi d’armes nucléaires, même « tactiques » – la notion de guerre nucléaire « limitée » étant par définition spongieuse. C’est là une raison de premier plan qui, en termes de calculs rationnels d’intérêt, est susceptible de le dissuader de franchir ce seuil ; les mêmes raisons valent, pour l’essentiel, pour les dirigeants chinois, d’où, entre autres, leur infinie patience à propos de l’inconsidérée agitation taïwanaise autour du motif de l’indépendance.
Les dirigeants nord-coréens sont d’une espèce différente : leur politique est placée sous le signe d’un héroïsme passablement non-contemporain : ils sont prêts à affronter le risque de la mort pour défendre l’indépendance de leur pays et l’intégrité de leur régime face à leurs ennemis. Ils sont donc disposés à jouer leur va-tout dans un affrontement asymétriques, s’ils estimaient que leurs intérêts vitaux sont en jeu. Et c’est ici, bien sûr, que la perspective qu’ils disposent de l’arme nucléaire et soient prêts à s’en servir plutôt que capituler face à un adversaire infiniment supérieur jette le trouble et plonge dans la perplexité ceux qui ne rêvent que de réunifier la péninsule coréenne sur le modèle de l’Allemagne. Kim Jong-un n’est pas taillé dans le même bois que les derniers dirigeants de la RDA... L’inconvénient d’une telle posture est, évidemment, qu’elle embarque le destin d’un peuple tout entier, jusqu’aux conséquences éventuelles les plus extrêmes, sans que celui-ci ait voix au chapitre – mais c’est exactement ce qu’ont fait, non seulement Hitler, mais les dirigeants de tous les pays européens qui ont lancé leurs peuples dans la mêlée sanglante de la Première guerre mondiale.

Cela fait déjà bien longtemps que les dirigeants israéliens guettent l’occasion de déclencher une guerre contre l’Iran, destinée à renverser le régime iranien et à lui substituer un régime à leur goût, client des Etats-Unis, aligné sur l’Occident. Vu les situations respectives des deux pays, vu les caractéristiques de la caste politique qui désormais préside aux destinées d’Israël, (suprémaciste, expansionniste et plutôt incarnation d’un nouveau fasciste que simplement populiste de droite extrême), le recours à l’arme nucléaire dans le cadre d’une guerre-éclair qui se voudrait de courte durée est un scénario qui, de longue date, trotte dans la tête de ces dirigeants ; c’est qu’ils considèrent que c’est leur « manifeste destinée » à eux de faire la police dans tout le Moyen-Orient et d’y raffermir les fondements passablement ébranlés de l’hégémonie occidentale. Les dirigeants israéliens de tous horizons n’ont jamais cessé de tirer des traites sur le capital victimaire qu’ils voient comme inépuisable que constitue leur condition autoproclamée d’Etat successeur (en forme de réparation) de la Shoah. Pour eux, cette particularité les a toujours exemptés du respect des règles qui prévalent ou du moins constituent la norme déclarée, depuis la Seconde guerre mondiale, en matière de relations entre les peuples et les Etats. Ils assument sans pudeur l’inépuisable pulsion conquérante de leur Etat, qui les conduits à absorber par la force les territoires occupés en Cisjordanie et le plateau du Golan pris à la Syrie et à traiter les Palestiniens en population résiduelle.
Dans le même sens, ils pourraient parfaitement concevoir que l’exemption qui leur réussit si bien en la matière vaut aussi lorsqu’est en question l’usage de l’arme nucléaire. Ici encore, l’argument de l’autodéfense est la bonne à tout faire de la raison étatique : comment, s’il se sentait mis en péril dans son existence même par les ambitions régionales du régime iranien l’Etat-dette d’Auschwitz ne serait-il pas fondé à se défendre et se sauver par tous les moyens – ceci incluant l’usage de l’arme nucléaire dont il s’est doté de longue date déjà, sans l’avoir jamais officiellement admis ?

Il faut avoir aujourd’hui les paupières scellées à la colle forte pour ne pas voir que les dangers les plus redoutables et les plus imminents qui pèsent sur les fragiles équilibres sur lesquels repose l’état de paix factice du présent ont leurs foyers pandémiques dans les démocraties libérales, avec leur passé, leur présent et ce qui reste de leur avenir, indissociables du dogme hégémoniste. Comme mentionné dans un article précédent, celui-ci relève d’une pulsion davantage qu’il ne résulte de calculs, de stratégies et moins encore de valeurs et de principes. Ce qui, aujourd’hui, se traduit par le fait que les dirigeants des démocraties occidentales, à commencer par la plus puissante d’entre elle, sont distinctement moins capables d’opérer et mettre en œuvre des calculs rationnels d’intérêt que leurs adversaires systémiques. Si ce n’était pas le cas, si le cerveau des dirigeants chinois était dans le même état de confusion, de ruine et de fouillis que celui de Trump et Biden réunis, il y a longtemps que l’Asie orientale serait à feu et à sang. La retenue et cette vertu antique qu’est la prudence sont, aujourd’hui du côté de ceux qui doivent faire face aux pathologies de l’hégémonie occidentale, dans leurs manifestations toujours plus querelleuses et arrogantes.
Mais, comme chacun.e sait, la patience ne se maintient toujours qu’au risque de se perdre...

Alain Brossat

Notes

[1Joëlle Zask : « Il nous faut redevenir les gardiens de notre planète », entretien in Le Monde du 7/09/2022.

[2Les gens qui récemment ont manifesté contre le projet de mégabassine de Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, forment une communauté de lutte, par opposition au « nous » gazeux auquel font référence les philosophes de l’écologie consensuelle. Ils savent qu’ils ont des ennemis qui sont de la cause pour laquelle ils s’engagent, il en connaissent les noms et les visages. Les tenants de l’écologie parfumée à la métaphysique et à la théologie de basse intensité n’ont pas d’ennemis – les incantations ont pour vocation d’attrouper, pas de diviser.

[3Est-il besoin d’insister lourdement sur le fait que la posture des sermonneurs qui exhortent à « sauver la planète » sent sa blanchitude occidentale à plein nez ? Elle est, par excellence, celle d’une espèce pour laquelle faire la leçon au monde est devenue une seconde nature. Ce n’est pas un hasard si ce sont en l’occurrence des plus blancs que blancs (des Suédois qu’on dirait échappés d’un film de Ruben Oestlund) qui excellent dans ce rôle – combien de pipelines Andreas Malm a-t-il déjà fait sauter ? Il faudrait ici parler de blonditude, comme on parle de blanchitude – des concepts politiques : la blonditude septentrionale est portée au sermon, elle est incarnée par un prêtre ou un prêtresse, qui admonestent les mauvais sujets fauteurs de désastre écologique sur le même ton que le pasteur menace ses ouailles pécheresses des feux de l’enfer ; sous des latitudes plus déchristianisées, c’est plutôt le ton instituteur qui prévaut – on le retrouve parfois même chez Bruno Latour...

[4On peut voir le film subtil et intriguant de Jordan Peele, le nouveau George Romero, intitulé Us (2019) comme une fable prenant cette figure de la division comme objet : l’idée ou l’image, c’est que chacun d’entre nous, investi de la grâce du sujet pseudo-universel en tant que membre de la classe moyenne universelle planétaire du Nord global, a son double plébéien élevé et maltraité depuis toujours dans les souterrains de l’Histoire contemporaine et qui, assoiffé de vengeance, attend son heure. Lorsqu’il parvient enfin à s’échapper du souterrain, c’est une lutte à mort sanglante et gore (la narration étant placée sous le signe du cinéma d’horreur et de ses codes) qui s’annonce, mettant aux prises des doubles répartis entre deux espèces dont chacune n’a d’avenir que dans la disparition de l’autre. Darwin n’avait rien vu.

[5Faye Flam : « Even a small nuclear war would mean mass famine », Bloomberg Opinion, Taipei Times du 26/11/2022.

[6Jacques Derrida : D’un ton apocalyptique naguère adopté en philosophie, Galilée, 2005.

[7Même un penseur aussi lucide et souvent profond de conditions générales de l’anthropocène que Bruno Latour est souvent loin de se tenir à la hauteur des enjeux politiques de la nouvelle époque ; il n’échappe pas toujours à la séduction des « nous » gazeux et son hostilité principielle à la notion de peuple (politique) l’empêche d’avoir une approche réaliste des champs de bataille sur lequel sont appelés à se livrer les combats décisifs à venir où les enjeux environnementaux et climatiques seront constamment hybridés avec l’entrechoc des puissances locales, régionales, mondiales...

[8Il est de première importance de faire une généalogie de la violence états-unienne, en tant que singularité et en tant qu’elle a disséminé dans le monde entier, que ses effets se sont produits à l’échelle de la planète. Ce n’est pas de l’ »anti-américanisme primaire », c’est un passage obligé pour comprendre les processus qui conduisent à ce que l’Histoire présente soit placée sous le signe d’une « brutalisation » croissante des rapports de force entre puissances.