Imperium contre imperium. Moments plébéiens, captations patriciennes

, par Cédric Cagnat


L’Empire n’a jamais pris fin.
Philip K. Dick

Le propre du discours identitaire est, comme son nom l’atteste, de reconduire du même. Il ne peut fonctionner qu’à grands coups de pseudo-concepts, dont la caractéristique première est d’avoir d’emblée été rendus imperméables aux altérations : « la civilisation occidentale », « la culture européenne », « le peuple français », etc. Aux configurations historiques sont substituées des « choses », reproduisant un ordre purement idéal impossible à formuler ou à circonscrire autrement que par les variations qui s’y introduisent et qui, traitées sur le mode de la menace, de la hantise obsidionale, lui fournissent sa définition, à la fois provisoire et toute négative : on n’a jamais entendu un « identitaire » nous dire exactement ce qu’est la France ; on nous a dit maintes fois, en revanche, ce qu’elle n’est pas, à savoir les prières de rue, les repas hallal à la cantine, les femmes responsables syndicales portant le hijab et les députées noires qui ne disent pas « Vive la France ! » quand on le leur demande gentiment.

Contre cette déchéance qu’autorise le substantialisme, contre son entreprise de totalisation et d’unification ontologiques, alibi conceptuel de toutes les quêtes fantasmatiques de la souche et de la pureté des origines, l’une des voies possibles consiste à reprendre les mots contaminés par l’ennemi, à se réapproprier « la langue des tortionnaires » (Genet), mais pour la tordre à son tour, et la réinvestir ainsi tordue ; le mot de « peuple », par exemple, en mettant l’accent sur la dimension temporelle, sur la durée créatrice, commune aux diverses actualisations des antagonismes politiques, aux soulèvements de masse aussi bien qu’aux phénomènes plus furtifs et discrets de refus ou d’échappements face à l’ordre hégémonique : le « peuple », dès lors, ne désigne plus une catégorie sociale distincte, à laquelle on pourrait assigner des types bien définis et permanents d’individus. C’est bien plutôt une fois distribués les rôles et fonctions dans des ensembles sociaux stables, aux propriétés rigoureusement circonscrites, qu’apparaît une sorte de « rebut » statistique, le « reste » de ce qui n’a pu être classé, subsumé dans ces ensembles. Ce reste renvoie à des « singularités événementielles ».
Le peuple, en ce sens, est ce qui n’apparaît que ponctuellement, c’est l’instance, toujours provisoire, de ce qui fait événement. Lorsqu’un sujet collectif vient à l’existence par une action authentique en créant un monde qui était inexistant et dont la possibilité était jusque-là inconnue, alors surgit un « moment-monde », c’est-à-dire que font effraction dans le réel catégorisé de la répétition, un peuple et son événement. Toute révolte, en ce sens, est un moment-monde.
Ainsi, l’unique attribut commun aux unités qui constituent provisoirement un peuple n’a rien des propriétés substantielles et fonctionnelles qui structurent l’organisation hiérarchique d’un système, l’unique élément partagé par ces unités étant l’événement lui-même, cette part active commune prise au moment-monde.

C’est dans cette même perspective anti-substantialiste, semble-t-il, mais avec l’intention plus résolue de trancher les liens qui pouvaient la rattacher à un lexique trop dévoyé par certaines traditions idéologiques, que s’inscrivait déjà la remobilisation du motif plébéien, au cœur de certaines réflexions politiques contemporaines : la plèbe, le plébéien envisagés précisément non comme des concepts, mais comme un motif, avec ce que ce terme suggère de mouvement, et le sens musical auquel il est passible de renvoyer, un motif qui ne se déploierait qu’au gré d’infinies variations, sans matrice mélodique, sans que référence soit faite à un modèle initial.
Les réquisits de l’ouverture, de la fluence, de la pluralité se retrouvent aussi bien dans le partitif dont use Michel Foucault – « La » plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a « de la » plèbe [1] – que dans la façon dont Alain Brossat reprend le motif à son compte : « Ce dont je suis convaincu, c’est que la politique doit être placée sous le signe de la multiplicité des référents et des signifiants et non pas sous celui de l’unification autour d’un signifiant-maître ou d’une Idée, de son effectuation sous le signe et dans l’horizon de l’Un-seul. Or, dans les conditions présentes où la désintensification de la vie politique et la désertification du champ politique entretiennent évidemment des relations étroites avec la tendance massive à l’unification de la sphère politique autour du mot puissant Démocratie, le nom de la plèbe survient en premier lieu comme ce qui rappelle la condition première de la vie politique, la pluralité et le conflit des référents. Le nom de la plèbe vient nommer la possibilité quand même de différer, dans ce champ, il est le signifiant de l’hétérogène et la marque de l’impossibilité d’achever la clôture sous le signe de l’Un. » Puis, ailleurs, dans le même entretien : « Je nomme plèbe, flux plébéiens ce qui résiste à cette unification et ne se décline, par définition, qu’au pluriel. » [2]

La pluralité constitue donc le trait inhérent à tout phénomène plébéien, une pluralité qui, ne s’actualisant que dans la variété des luttes au sein de contextes chaque fois nouveaux, explique l’impossibilité où se trouve l’analyse de ces phénomènes de s’appuyer sur une définition stable et définitive des types de subjectivités qui y participent, ni sur une identité collective circonscrite, une catégorie sociale et économique repérable parmi les découpages conceptuels académiques propres aux théories politiques traditionnelles, comme pouvait l’être jadis le prolétariat, le peuple substantialisé ou, plus récemment, les instances de l’opposition ou de la contestation démocratiques adossées à la logique des divisions de partis et des options idéologiques officielles.

Nommer le plébéien : unification minimale d’une durée

Sur cette base, l’approche théorique du motif plébéien doit bien se résoudre à partir en quête des quelques traits communs susceptibles de justifier une qualification identique appliquée à l’infinie diversité des singularités événementielles. La nomination en tant que telle suppose cette communauté relative, ces « ressemblances de famille », pour reprendre l’expression de Wittgenstein, mais sans forcément aboutir à une autre substantialisation, risque accentué par le fait que la plèbe renvoie originellement à une catégorie sociologique rigoureusement délimitée et juridiquement définie dans le cadre de la Rome républicaine, puis impériale.
Tout l’enjeu résidera donc dans la conciliation à ménager entre ce qu’il y a de réducteur, d’essentialisant au principe de toute désignation lexicale et la nécessité d’en passer par la langue à laquelle est soumise toute pensée qui entend s’objectiver, fût-elle la moins substantialiste du monde. La vigilance doit s’exercer sur le mouvement spontané qui inciterait à voir dans la plèbe ou le plébéien un sujet politique [3] dont il serait possible en conséquence d’énumérer les traits saillants, des attributs stables qui viendraient commodément répondre à la question : « qu’est-ce que la plèbe ? » ou « qu’est-ce qu’un plébéien ? »

A nouveau, le recours à la dimension temporelle pourrait se montrer fructueux, à l’exemple de ce que la philosophie analytique a accompli dans le domaine de l’esthétique, avec Nelson Goodman notamment, en substituant à la question : « Qu’est-ce que l’art ? », cette autre : « Quand y a-t-il art ? »
Cette dimension temporelle, mise en avant dans le concept de moment-monde, permet d’aborder le « plébéien » non pas comme le terme dénotant l’auteur de gestes politiques se retrouvant à l’origine de ce qui advient comme « émancipation plébéienne », mais comme le prédicat d’une séquence temporelle : le plébéien, dira-t-on alors, c’est un fragment de durée.

Le « motif » plébéien, en tant que mouvement et variable temporelle, pourrait ainsi être entendu au sens que lui a attribué pour la première fois Héraclite, qui concevait le mouvement comme « une infinité de puissance, un dynamisme de créations sans fin renouvelées » [4]
Le présupposé ontologique du substantialisme considère les agents comme les données premières dont les qualités et la puissance intrinsèques sont l’origine et la cause du mouvement, lequel à la fois constitue la durée et fait advenir à l’existence objets, événements et états de choses.
Le mouvement héraclitéen, qui est devenir, ouvre la possibilité d’une pensée de la durée comme énergie créatrice indépendante du contexte où elle se déploie, de ses réalisations, des choses et des êtres qu’elle meut et traverse provisoirement. Le motif plébéien pourrait donc se dire, dans cette perspective, d’un geste apte à assurer cette triple fonction relationnelle, temporelle et énergétique, d’une puissance transformatrice s’actualisant en tant que durée, dont un quiconque serait susceptible de se saisir, sans prédétermination ni habilitation spécifiques, ou plutôt dans le mouvement de laquelle il viendrait prendre place incidemment, qu’il orienterait et mettrait en œuvre à travers ce geste constructif, de subversion, d’écart, d’absentement… Un tel geste, ce quiconque s’y incarnerait transitoirement ; ou, pour paraphraser maladroitement Philippe Roy : il suivrait et serait son geste. [5]
Un moment, le quiconque serait ce geste plébéien-là.

Mais il est bien entendu qu’une telle description ne fait que la moitié du chemin nécessaire. Même ramené à l’évanescence d’un mouvement, d’une durée, le signifiant plébéien n’est définitivement prémuni contre les sortilèges de la « chose » qu’une fois envisagé, conformément aux leçons de la linguistique saussurienne, comme une différence au sein d’un jeu d’opposition : le geste plébéien confronté à son pendant antagonique, le geste patricien. Un tel jeu d’opposition n’est donc pas seulement un réquisit d’ordre sémiologique ; en l’occurrence, il renvoie évidemment à une perspective proprement politique, historiquement situable, celle de la lutte patricio-plébéienne. Or, étant donné que cette relation d’opposition réfère à une source contextuelle particulière, il serait peut-être pertinent, à titre exploratoire, d’approcher les rapports de ces deux figures ennemies à partir d’une troisième notion issue de la même configuration historique, une notion inauguralement politique, la notion d’imperium.

L’imperium comme force et comme geste

Voici la manière dont l’historien Pierre Grimal caractérise cette notion au seuil de l’un de ses ouvrages sur l’Empire romain :

Le mot imperium désigne une force transcendante, à la fois créatrice et ordinatrice, capable d’agir sur le réel, de le rendre obéissant à une volonté. C’est ainsi que le maître d’un champ, qui arrache la terre de son domaine à la friche et fait surgir les moissons, ou encore élimine d’un pied de vigne les rameaux superflus et ne garde que les sarments sur lesquels se formeront les grappes, exerce son imperium. [6]

Cette première caractérisation appelle plusieurs constats.
D’abord à propos de la très large extension du terme, du haut degré de généralité du sens qu’il recouvre, alors qu’on aurait plutôt tendance à le rattacher spontanément au domaine exclusif et bien circonscrit de la souveraineté politique, en raison de la traduction habituellement donnée du vocable latin. Comme le rappelle Grimal, Imperium romanum « servait à désigner non seulement l’espace à l’intérieur duquel Rome exerçait son pouvoir mais ce pouvoir lui-même ». [7]
Mais en-deçà des connotations strictement politiques, la description de l’historien insiste sur le fait que le seul terme d’imperium appartient au vocabulaire romain le plus ancestral, au temps des origines et de la fondation de la cité ; qu’il ressortit à la sphère sacrale, étant entendu que cette dernière n’est pas limitée aux pratiques religieuses, aux représentations mythologiques, mais imprègne l’ensemble des manifestations culturelles de la communauté naissante. Ainsi l’imperium intervient-il, dans la précédente définition, en tant que force exercée par le travailleur des champs, jusque dans la mise en œuvre des techniques agraires d’alors.
En outre, ainsi délié de l’idée de souveraineté politique, l’imperium n’apparaît nullement comme un attribut ou une aptitude réservés à quelque individu éminent, ni comme un pouvoir inscrit dans une hiérarchie sociale dont une caste privilégiée jouirait ainsi que d’une possession exclusive. Il est certes question du « maître d’un champ », mais les opérations auxquelles il se livre sont aussi bien celles de tout travailleur de la terre.
Ce qui est décisif dans cette description est au contraire le fait que cette force transcendante, relevant de ce que l’on pourrait appeler une magie de l’ordinaire, semble inhérente à la nature dans son ensemble, considérée comme puissance vitale nécessaire à l’accomplissement de processus biologiques, aux développements organiques, et dont tout un chacun peut se saisir pour l’endiguer et l’orienter en vue de la création d’une œuvre ou de quelque entreprise d’ordonnancement.
La description de Grimal indique assez clairement que l’imperium seul n’accomplit pas l’œuvre du travailleur, qu’il est une énergie circulante – sans doute prodiguée par les dieux ou d’autres êtres supranaturels – dont la main, ou le corps entier du travailleur va se saisir, et que son geste va inscrire dans la matière. Création et mise en ordre s’accomplissent ici comme relation au sein d’une durée : le corps « prend place » dans un flux de force qui, simultanément, se déploie selon les lignes dessinées par le geste qui s’en saisit. L’acte créateur se constitue dans cette rencontre où s’exercent à la fois un pouvoir et sa mise en forme, au sein de la séquence temporelle nécessaire à cette création.
Cette acception large de l’imperium en fait donc une notion ressortissant à la réalité culturelle globale de la Rome archaïque, nullement rivée de manière exclusive au territoire de l’idéologie politique, et qui s’entend alors en un sens, disons, cosmologique. On y retrouve les traits des moments-mondes et des gestes plébéiens désubstantialisés que tentait de saisir la perspective héraclitéenne esquissée un peu plus haut : une puissance mise en mouvement, constitutive d’une durée créatrice. [8]

Captation de l’imperium : naissance d’un pouvoir

Toutefois, c’est bien l’acception politique de l’imperium qui d’évidence a prévalu dans les mentalités et le lexique des héritiers d’Enée et de Romulus, et c’est elle encore qui a, sans commune mesure, pris le pas au sein de l’historiographie romaine de toutes les époques et de toutes les écoles.
Or le contraste est radical entre la vision cosmologique et les traits définitoires de la notion lorsqu’elle est appréhendée du seul point de vue politique : une telle captation trouve son analogie dans le dévoiement idéologique opéré par l’instance souveraine lorsqu’elle s’empare de cette force créatrice, lorsqu’elle confisque et accapare la puissance ordinatrice d’abord indéterminée pour en faire un geste de pouvoir. Le passage de l’imperium cosmologique au territoire exclusif du politique relève d’un processus d’appropriation, de subversion et d’inversion des propriétés de ces forces créatrices originellement disséminées et sans propriétaires putatifs. Capté par l’instance politique, redéfini à partir de ce point de vue étroitement politique, l’imperium se métamorphose en un privilège rigoureusement déterminé et circonscrit, il n’est plus passible d’un maniement ponctuel et partagé, mais devient l’attribut réservé à une frange particulière du populus romanum, une caste juridiquement instituée qui en interdit en droit et de fait l’usage à ceux qui ne participent pas de cette délimitation juridique.
Plus précisément se trouvent localisés et définis une fois pour toutes la source de l’imperium, son essence, ses propriétaires légitimes, ses contenus « sémantiques » et symboliques. Sa source, à savoir Jupiter, divinité majeure de la Souveraineté (dans le système trifonctionnel cher à Dumézil), unique détenteur primitif de l’imperium, et qui le communique au Roi ; son essence : puissance ordinatrice de la Cité et des « symboles visibles de l’Etat », qui en maintient l’unité et la vitalité ; ses propriétaires : le Roi, en premier lieu, dont le privilège est de communiquer avec Jupiter par le biais des auspices, des signes divins, puis les magistrats habilités eux aussi à le demander au dieu (sous la république, à partir de -509) ; ses contenus et fonctions, enfin : élément d’autorité et de légitimation des lois, et plus généralement pouvoir par lequel est assigné à l’ensemble de l’aire culturelle soumise à la souveraineté romaine son ordre politico-religieux, social et moral.

Le récit de l’occurrence inaugurale de cette captation est bien connu, c’est la fondation de l’Urbs par le premier Roi, Romulus : il s’agit d’abord, au moment de fonder la ville, de consulter les dieux. Romulus choisit de s’installer sur le Palatin d’où, favorisé des dieux, il aperçoit le présage qu’ils lui envoient, le vol des douze vautours. Pour Remus, qui s’est quant à lui posté sur l’Aventin – la future colline de la plèbe – il y en a moitié moins… Romulus est donc surnaturellement désigné pour fonder la ville à laquelle il donnera son nom. Autour du Palatin, il trace avec une charrue le sillon qui à la fois crée un mur et un fossé – d’abord symboliques – limite du pomerium à l’intérieur duquel se trouve l’espace consacré de la ville, où règnera la puissance divine : inscription sur le sol de la fondation, du sacré et du pouvoir qui en procède. Le rite débarrasse le sol de tous les esprits turbulents [9] pour rendre le lieu habitable par l’homme ; il est le geste de captation des forces cosmologiques et telluriques, qui s’en assure l’exclusivité, en expulsant les numina, les autres puissances invisibles susceptibles de contester cette hégémonie.
Toute la vie publique romaine sera imprégnée du souvenir de ce rite et de ses symboles : cérémonies, procédures tendront à répéter le geste inaugural, à savoir la demande et l’obtention d’un pouvoir octroyé par le dieu en réponse à cette demande, à travers les signes d’une approbation jupitérienne conférant à leur destinataire un charisme qui le distingue et confirme les structures hiérarchiques, notamment la supériorité des magistrats et des sénateurs. Le caractère juridique essentiel de l’imperium résidera dans ce droit de consulter les dieux, le « droit d’auspices », fondement de la césure entre patriciat et plèbe, cette dernière étant marquée par son incapacité religieuse à assumer cette fonction oraculaire. D’origine religieuse, l’imperium jupitérien, en revêtant ses dimensions juridique et politique, accomplit « la projection à l’intérieur de la cité de l’omnipotence de Jupiter. Divin dans son essence, chargé par lui-même d’un “dynamisme” qui confère à qui le possède une efficace exceptionnelle, il est la source de toute action politique ». [10]
Alors que l’imperium cosmologique est pure puissance dont le contenu ne sera défini que par le corps qui y prendra place, par le geste qui l’aura captée et y inscrira ses lignes, ses directions, flux circulant qui n’est capté ou occupé que provisoirement par n’importe quel agent pour autant qu’il crée et ordonne n’importe quel fragment du réel, en l’actualisant à travers la culture d’un champ, une incantation magique, le ravaudage d’un filet de pêche, l’écriture d’un poème, l’imperium accaparé par l’instance politique est la mise en œuvre d’une autorité qui se veut éternelle, et qui pour cela va se graver dans l’espace, en un ordre stable, l’ordre jupitérien dont les frontières, les limites symboliques, temporelles, spatiales garantissent la distribution sociale des biens, des domaines, des titres et des fonctions, toute une machinerie de pouvoirs sacralisée par l’ensemble de la structure théologico-politique qui les rend ainsi immuables et les « soustrait à l’arbitraire humain » [11].
Les principes urbanistiques qui ont présidé à l’organisation de la cité illustrent et conduisent à leur terme la fonction idéologique de cette gestion spatiale. Ils confèrent son plus haut degré de densité à l’incarnation matérielle de la puissance souveraine résultant de la captation de la force cosmique et numineuse de l’imperium initial qui, dès lors, se trouve définitivement redéfini comme attribut immuable des détenteurs du pouvoir, l’Un inscrit dans la chair de la ville, étalé aux yeux de tous. Nourris de ces symboles spatialisés qui viennent se graver dans les corps, les citoyens finissent par ne plus voir ni vivre qu’au travers de ces filtres sémantiques, ces structures de sens auxquelles il n’est plus question de pouvoir, ni de vouloir se soustraire.
Tout geste patricien contient peut-être une part de cet usage réactif de l’imperium, destiné à maintenir l’ordre spatial en l’état, ou en d’autres termes : à assurer la transsubstantiation de la durée pure en espace, des flux temporels créateurs en temps spatialisé.

Le rire de Remus

Pas de fondation politique sans violence – violence inaugurale que prolongera la violence de la domination religieuse, juridique, militaire, par laquelle sera défini l’imperium romanum : Remus, sarcastique, ayant, dans un éclat de rire, franchi d’un bond le « mur » de terre et son fossé encore à peine esquissés, provoque la colère de Romulus qui se jette sur l’insolent et le tue : « Ainsi périsse quiconque à l’avenir franchira mes murailles ! ». Par ce geste et cette sentence est sacrificiellement établie l’inviolabilité de la ville.
Le contraste ne pourrait être plus accusé entre le rire irrévérencieux de Remus et la solennité du rituel fondateur secondé par le plus grand et le plus puissant des dieux, Jupiter Optimus Maximus. Le fratricide efface l’affront du rire en s’accomplissant comme « sacrifice de fondation », venant sceller par le sang « la délimitation de la muraille et l’espace de la cité » et attestant le lien indéfectible de la violence à toute imposition d’un ordre – qui est rupture au sein d’un espace qui en était dépourvu – quand naît un monde soumis à des lois. A l’inverse, le rire de Remus, la plaisanterie transgressive qui « tourne en dérision le clivage que Romulus vient d’opérer au sein de l’espace » [12] fait de cette péripétie un moment plébéien emblématique. Briquel montre que la tradition légendaire qui consigne la biographie des jumeaux donne de Remus l’image d’un marginal, au sens propre, le franchissement sarcastique de la limite pomériale s’inscrivant dans la continuité d’autres séquences où s’atteste son statut natif d’étranger au monde des cités, c’est-à-dire à la civilisation, notamment cet acte grave de consommer des entrailles réservées aux seuls dieux, geste sacrilège qui fait de lui, au regard des lois religieuses et des prescriptions sacrées de la culture latine, un maudit et un exclu : Remus est un sauvage, et sa mort, qui advient avant l’âge adulte l’empêchera à jamais de s’inscrire dans l’espace de l’Urbs, inscription qui aurait pu faire de lui un homme accompli, acculturé et normé. Ainsi, alors que Remus fait montre d’une supériorité certaine sur Romulus à l’occasion d’épisodes d’avant la fondation de Rome, les qualités qu’il tirait de sa « sauvagerie » ne peuvent plus être que perçues négativement après l’apparition du cadre de la cité, où les conduites de l’homme se jugent à l’aune de la place que cette cité lui assigne.
Le tracé de Romulus est donc celui de la frontière entre détenteurs du pouvoir et ceux qui doivent s’y soumettre sous peine de mort : c’est la norme hégémonique qui se trouve gravée dans l’espace et, dans le même mouvement, renforcée et légitimée en raison même de sa provenance rituelle fondatrice qui l’installe au cœur d’une durée fantasmatiquement perçue comme éternelle. La motion patricienne a bien partie liée avec cette captation par la violence de l’espace et du temps, confiscation des puissances de vie, des multiplicités sauvages, retraduites dans les termes mortifères de l’Un. Cette captation unaire institue, en la recouvrant, la division qui traverse et fragmente toute collectivité, antagonisme sans âge ni lieu propres dont le crime fratricide primordial n’est que l’avènement proprement romain.
Peut-être une part de la fièvre irrédentiste de Rome proviendra-t-elle d’une sourde inquiétude sacrée, souvenir voilé de ce crime fratricide primordial auquel elle devait sa naissance, mais qui était aussi promesse d’une malédiction toujours imminente : le repos de la bonne conscience lui étant à jamais interdit, il ne lui restait qu’à s’oublier dans ses perpétuelles conquêtes, et à chercher dans ses victoires les signes de l’assentiment ou du pardon des dieux. C’est précisément cette violence-là qu’ont pour fonction d’occulter les fables de légitimation des théories politiques modernes du contrat, ou plus récemment les mirages de la « participation citoyenne ».
Le rire de Remus est d’autant plus précieux : l’excentration plébéienne qui y résonne ne cherche nullement la reconnaissance, ni l’intégration à un espace souhaité commun, où sera affirmée une égalité. La sauvagerie joyeuse de Remus et de son rire diffère absolument de la résistance, de la désobéissance, qui supposent de donner acte, en s’y opposant, à l’autorité à laquelle on « résiste » ou « désobéit ».
Il existe donc un tel rire, qui n’est pas l’arme dérisoire des indignés.
Ce rire ne poursuit aucun but et ne veut rien signifier.
Il ne s’adresse pas au pouvoir, car il ne lui demande rien.

Notes

[1« Pouvoirs et stratégies » (entretien avec J. Rancière), Les Révoltes logiques, 4, hiver 1977, pp. 89-97. Repris dans Dits et Ecrits, III, texte n°218.

[3Sur cette question on pourra se reporter à l’intervention d’Alain Naze au colloque inaugural du Centre de réflexion et de documentation pour une philosophie plébéienne, « Pour une émancipation plébéienne ».

[4Abel Jeannière, Héraclite, Aubier Montaigne, 1959, p.17. Adam Pasek a récemment attiré l’attention sur la ressource qu’offre le polemos héraclitéen, à travers une lecture inspirée de Patočka, contre l’homogénéité des « organismes totalisants » : « Guerre et polemos héraclitéen dans le sixième “essai hérétique” de Jan Patočka »

[5Ph. Roy, « Des gestes, pas des idées » : « Le plébéien suit ses gestes, sa formule n’est pas “je pense donc je suis”, dont l’équivalent en politique des idées serait je pense des idées politiques donc je suis un être politique, non, la formule du plébéien serait je pense car je suis, du verbe suivre. Je pense politiquement car je suis à ma manière des gestes politiques (il y a un “comment je suis” propre à chacun). Entendons bien, je ne suis pas un suiveur, ni suivi par des guides : comme le dit la chanson, je suis comme je suis. »

[6P. Grimal, L’Empire romain, Editions de Fallois, 1993, p. 7.

[7Ibid.

[8Il faudrait évidemment aller voir aussi du côté de Bergson…

[9Turba : l’un des mots latins pour dire la populace indisciplinée.

[10P. Grimal, La civilisation romaine, Flammarion, 1981, p.113.

[11P. Grimal, L’Empire romain, p.15.

[12D. Briquel, « La mort de Remus ou la cité comme rupture. », dans M. Détienne, (éd.), Tracés de fondation, Peeters-Bibliothèque des hautes études, 1991, pp. 171-179.