Le cul dans le yaourt

, par Suzy Donahue


« Les hommes se laissent souvent tellement tromper par les noms qu’ils ne connaissent pas les choses »
Francesco Guicciardini

Pour Jean-Pierre Dacheux

Il s’appelait Jean-Pierre et bossait aux Impôts, mais tout le monde l’appelait Kebab, à cause de son habitude de dire aux copains : « Et si on allait se faire un petit kebab ? – je commence à avoir la dalle, moi ! ».
C’était en général vers les huit heures du soir, quand la bande était attablée autour des habituels demis, « perroquets », « tomates », à la terrasse du Ramirez – quand le temps le permettait, naturellement.
Et, en général, sur ces mots, la bande se levait et, presque au complet, à l’exception de Kevin qui devait rentrer pour aller dîner avec sa vieille mère, se dirigeait vers le fast-food du Turc. C’est ainsi que se passaient les choses, à peu près invariablement : Kebab disait se faire, jamais prendre, manger, acheter... – toujours se faire ce kebab qui, à l’usage, s’avérait pas si petit que ça, surtout augmenté de la généreuse portion de frites qui l’accompagnait. A ce train (bière, plus kebab, plus frites), la bande avait une certaine tendance à se faire, elle, ventripotente – à l’exception du grand Marcel, un vrai fil de fer, et qui ne prenait pas un gramme, quelle que fût la quantité de bières et de frites qu’il ingurgitât.
Kebab avait ainsi son registre d’expressions toutes faites, immuables, dont nul n’aurait su dire d’où elles sortaient et qui peuplaient sa conversation si régulièrement que les copains ne s’en avisaient même plus.
C’était toujours du même ton, mi-affligé mi-comminatoire, qu’il lançait, alors que la terrasse du bistrot commençait à se vider et que Lucien, l’alcoolique intermittent en endémique de la bande, commandait son cinquième Picon-bière : « Lulu, arrête de boire, tu vas encore te mettre minable ! ». « C’est le dernier, demain, j’arrête ! », marmonnait Lulu, tandis que tous les autres hochaient la tête d’un air entendu.

Les expressions de Kebab avaient le mérite de la clarté, elles étaient devenues si familières aux gars de la bande (qui, en effet, n’était composée que de jeunes mâles) que chacun d’entre eux était en mesure, selon le ton et le sujet de la conversation, de dire à quel moment telle d’entre elles allait sortir de la bouche de Kebab – et aurait pu, à dire vrai et par matière de plaisanterie, la lancer à sa place, une seconde avant qu’il ne la prononce. Mais aucun d’entre eux ne s’y était jamais essayé, non pas tant par crainte de Kebab, qui n’avait rien de redoutable, que par tact, tout simplement, ou par amitié pour leur copain.
De toutes ces expressions qui tournaient en boucle dans la bouche de Kebab (elles n’étaient pas si nombreuses – une douzaine, tout au plus), il en était une, pourtant, dont le sens demeurait passablement énigmatique à ses amis, quoiqu’il l’employât très fréquemment – c’était même l’une de ses favorites – le cul dans le yaourt.
Ils saisissaient bien, naturellement, que cette expression, Kebab l’employait en relation avec des contextes particuliers où il était question de difficultés insolubles, de choix impossibles, d’impasses dont il semblait impossible de s’extraire. Généralement, cette formule, Kebab la combinait avec le verbe « se retrouver ». C’est ainsi qu’il lançait d’un ton ferme et définitif, au terme d’une longue tirade où il était question de l’incapacité et de la veulerie des gens de pouvoir : « Et là, vous allez voir comme ils vont se retrouver le cul dans le yaourt, nos socialos ! ».
Les copains opinaient, mais ils avaient beau faire, ils ne parvenaient pas à concevoir vraiment à quoi pouvait ressembler un socialiste le cul dans le yaourt – presque aussi difficile à imaginer que le même entonnant l’Internationale à jeun... Ou bien alors, s’emportait Kebab, lorsqu’il en avait après son chef (dont l’incompétence était, selon lui crasse autant que notoire), « Et là, et là, s’il continue à m’emmerder comme ça, je vais lui coller sous le nez le numéro du Journal officiel où sont publiées les nouvelles dispositions concernant la taxe d’habitation en zone rurale, et il va se retrouver le cul dans le yaourt, le con, mais grave ! ».
Les copains fixaient le fond de leur verre d’un air recueilli et convaincu, mais pas davantage dans ce cas de figure que dans le précédent, ils ne réussissaient à imaginer le chef de bureau le cul dans le yaourt, enfoncé dans un pot de yaourt géant et battant désespérément des bras de peur de s’y noyer, ou bien encore prenant dans un bain de siège dans une bassine de fer blanc remplie à ras-bord d’une matière blanchâtre, opaque et flaccide susceptible de passer, à la rigueur, pour du yaourt... Pourquoi du yaourt, plutôt que de la merde ou de la panade ou de la boue, comme on le disait couramment lorsque l’on entendait évoquer ce genre de situation ? Que pouvait-il donc y avoir de particulièrement gênant ou d’infamant à se retrouver « le cul dans le yaourt ? » – et non la confiture de groseilles, la compote de poires ou la mousseline au chocolat ?
Ce qui contribuait alors à nourrir l’irritation des gars de la bande était le fait que cette expression, lentement mais sûrement, semblait prendre le pas, dans la conversation de Kebab, sur toutes les autres qui leur étaient devenues si familières, presque rassurantes. Il ne se passait pas une soirée au Ramirez où, avant de prononcer la phrase sacramentelle où il était question d’aller se faire un petit kebab, Kebab ne s’en prît pas, sur un ton toujours plus vindicatif et acerbe, à ceux qui, à plus ou moins brève échéance, allaient se retrouver le cul dans le yaourt – les politiciens véreux, les dirigeants de la CGT, les chômeurs tire-au-flanc, les islamo-gauchistes, le lobby de la sécurité routière qui exigeait toujours plus de radars, les écolos qui veulent interdire le Roundup, les partisans de l’écriture inclusive, les pédés et les défenseurs du mariage pour tous, etc. – ah, on n’allait pas tarder à les voir tous, sans exception, le cul dans le yaourt, et jusqu’au nombril, encore, il n’était pas le seul à s’y préparer, croyez-moi les copains, et à savoir comment s’y prendre...

Lorsqu’il s’échauffait ainsi tout seul, lui que les gars du bistrot avaient connu depuis toujours d’humeur plutôt égale et débonnaire, boute-en-train et pas teigneux pour un sou, Kebab cassait l’ambiance, lentement mais sûrement. C’est que depuis toujours, depuis que la bande se retrouvait à la terrasse du Ramirez sur le coup des six heures et demie, après le boulot, on évitait, par consensus tacite, les questions qui fâchent – la politique, en tout premier lieu, les élections, les grèves et l’engagement syndical. Or, voici que Kebab, avec sa nouvelle manie de voir toutes ses têtes de Turcs dont le nombre ne cessait d’augmenter chaque jour se retrouver le cul dans le yaourt, mettait en danger la paix sociale et répandait les ferments de la zizanie parmi les gentils buveurs. Les conversations perdaient de leur spontanéité et, lorsque, sur le coup des huit heures, revenait dans la bouche de Kebab la phrase attendue de tous, il s’en trouvait désormais toujours plus d’un pour invoquer un prétexte ou un autre et trouver le moyen de s’esquiver, non sans avoir rapidement serré à la ronde la louche des copains.
Mais s’il en était un qui ne s’avisait en rien de ce changement d’atmosphère, c’était bien Kebab, de plus en plus hermétiquement enfermé dans ses incantations, ses imprécations contre ceux (parfois celles aussi) auxquels était promise l’impitoyable peine du yaourt. Ce fut donc comme si le ciel lui était tombé sur la tête, ce jour d’avril encore un peu frisquet où un Lulu en pleine reprise du Picon-bière, l’interrompit au beau milieu d’une tirade où s’annonçait, pour la première fois, le motif des Juifs « rois de l’époque » et voués, à ce titre, à finir le cul dans le yaourt, comme les autres : « Kebab, tu commences à nous faire chier avec tes histoires de cul dans le yaourt ! Elles ne sont pas marrantes et, en plus, en plus – sa voix tremblait d’énervement et d’émotion – , tu ne te rends même pas compte à quel point tu te mets minable à raconter tes conneries ! ».

Suivit un long silence, heureusement interrompu par l’annonce lancée à la cantonade par le patron : « Les gars, on va pas tarder à fermer ! ».
Ce fut le signal du départ – les copains se levèrent dans un bruit de chaises métalliques repoussées sur le sol et s’éparpillèrent tandis que Kebab, immobile, fixait une ligne d’horizon imaginaire, du côté de l’imposant bâtiment de la mairie qui, déjà, s’effaçait dans la pénombre.
Ce soir-là, l’invite rituelle ne serait pas lancée.

En un sens, se dit Kebab en se levant, c’était peut-être mieux ainsi : il avait rendez-vous en tout début de soirée avec ses nouveaux amis, histoire d’aller faire un petit repérage du côté du foyer d’accueil des travailleurs migrants (et autres indésirables, candidats à l’asile politique). Cela lui laisserait le temps de se préparer tranquillement sans faire prospérer le petit commerce de cet enfoiré de Turc qui, depuis quelque temps, d’ailleurs, avait tendance à remplacer le mouton par le bœuf et à diminuer les portions de frites... Encore un qui ne perdait rien pour attendre – le cul dans le yaourt, qu’il allait se retrouver, avec tous les autres !

Suzy Donahue

Bref commentaire de la nouvelle, par l’auteure elle-même

Le motif qui se dégage de cette brève histoire est tout à fait distinct : il s’agit bien de dire que l’emploi irréfléchi de mots, d’expressions toutes faites ramassés dans le caniveau de la langue de l’époque, celle des plateaux de télévision et du sabir des hommes politiques, conduit tout droit au fascisme. Je ne sais pas où Kebab a attrapé ces tics verbaux qui encombrent sa conversation, mais une chose est certaine : il ne les a pas trouvés tout seul et, peu à peu, faisant tache d’huile dans son cerveau, ces énoncés visqueux en sont venus à se substituer à toute pensée autonome et à opiner à sa place à propos de tout et de rien, et notamment des questions du présent, ceci sur la pente d’une abjection toujours plus marquée. Quand c’est l’époque en son entier qui pense bassement, il importe avant tout que ceux-celles qui ne se rendent pas à ses conditions se maintiennent en état de vigilance face à la tentation permanente de penser et énoncer leurs positions et dispositions dans la langue corrompue de cette époque. C’est exactement le chemin inverse que suit Kebab, pensant ainsi se rendre intéressant aux yeux de ses copains, mais ne parvenant ainsi qu’à se faire l’otage des mots de cette épidémie de rage mentale qui annonce le temps des incendiaires.

(A Bergerac, le 26/11/2017)