Les ailes de la liberté comme tentacules du pouvoir. Autour d’un livre de Frédéric Lordon
L’usage des philosophèmes spinozistes dans l’œuvre de Lordon date au moins de L’intérêt souverain (2006) [1]. L’auteur s’y demande comment maintenir une critique de la calculisation du social opérée par l’utilitarisme économiste sans verser dans l’humanisme libéral dont la pensée du don des partisans du MAUSS sert d’exemple. La préface de 2011 relève que l’opposition à l’économisation générale a tout intérêt à la critique du fantasme du don désintéressé, sous peine de laisser l’ennemi coloniser un concept aussi important que celui de l’intérêt [2]. Or la dénégation de l’intérêt dans le don et la liberté de l’arbitre sont des idées solidaires l’une de l’autre [3]. Le déterminisme spinozien apparaît alors comme la condition sine qua non d’une anthropologie qui s’opposerait à l’économisme triomphant sans verser dans la revendication morale [4].
Si L’intérêt souverain confronte l’économisme sur le plan anthropologique, Capitalisme, désir et servitude (2010) réinvestit la critique sociale en revisitant la théorie marxienne du salariat [5]. À moins de nous laisser convaincre par le discours conformiste qui clame béatement la fin de la société des classes et de la domination du travail par le capital, il faut rendre compte de la complexification du paysage social qui semble adresser à la description marxienne du face-à-face des ouvriers et des propriétaires un démenti résolu [6]. Si les temps de Marx connaissaient le cas problématique du contre-maître, les années 1960–1970 ont vu une émergence massive des cadres, c’est-à-dire des travailleurs paradoxaux qui, eux-mêmes salariés, sont « symboliquement du côté du capital » [7].
Comment penser la domination dès lors qu’un nombre considérable de dominés sont heureux et cela précisément en tant qu’ils sont dominés et en assumant pleinement ce rapport [8] ? En effet, si l’hétéronomie matérielle est le principe du rapport salarial – le salarié se soumettant à la contrainte de subvenir à ses besoins [9] –, une frange représentative consent librement à employer leur temps au service d’un autre. C’est bien le terme du consentement qui devient alors une barrière qui empêche de comprendre comment ce rapport est encore un rapport de forces et de domination : comment un asservissement consenti est-il encore un asservissement quand le sujet le prend sur soi librement ? Il s’agit toutefois de s’efforcer d’assouvir le désir d’un autre et donc de le servir. Inversement, comment cet asservissement peut-il être librement consenti puis qu’il consiste à céder sur sa liberté [10] ?
Quand La Boétie pose au XVIe siècle une question proche de la nôtre – comment le plus grand nombre peut-il être asservi par un seul ? [11] –, le concept de la servitude volontaire qu’il fabrique en guise de réponse, fait observer l’auteur, représente la même impasse théorique et politique [12]. « Si […] non pas cent, non pas mille hommes, mais [...] un million d’hommes » sont dominés par un seul, cela ne peut pas relever de la « couardise », puisqu’ « il y a en tous vices naturellement une borne » [13]. Le dominant, infiniment plus faible que la masse des dominés, serait « de soi-même défait, [pourvu que] le pays ne consente à sa servitude » [14]. Comme rien ne semble empêcher le peuple de s’affranchir, la question est pourquoi ne veut-il pas le faire [15] ? L’émancipation serait-elle une question d’une simple prise de conscience de ce qu’il a oublié vouloir ? Il suffirait d’entendre l’exhortation de La Boétie « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres » [16], à moins que la « volonté de servir » ne soit « enracinée » [17] en quelque manière dans l’habitus des gens, à moins qu’ils ne soient en fin de compte pas tout à fait libres de volonté (ainsi tout le développement de La Boétie sur l’accoutumance par les « nourritures » [18] et surtout le tableau saisissant de la hiérarchie pyramidale des privilèges [19] qui fait écrire à Lordon que « la thèse de La Boétie vaut infiniment mieux que son titre » [20]).
La dialectique que Lordon déploie autour du concept de consentement s’amorce à partir du concept laboétien. Que faut-il penser de l’acquiescement à la domination quand il ne se fait pas sous la contrainte (sans qu’il puisse en être, dans le rapport salarial, jamais tout à fait libre [21]) ? Ce vouloir de sa propre domination met nécessairement en question la capacité qu’avait supposément le sujet de déterminer librement sa volonté, c’est-à-dire son autonomie. Or dès le moment où l’on concède, face à des consentements que l’on ne veut ou ne peut pas considérer comme libres, que la volonté n’est pas toujours autonome, comment déterminer où elle cède à la détermination extérieure et comment elle le peut, si elle est définitoire de la subjectivité humaine, sans que l’individu ne cesse d’être un sujet [22] ? Comment serait-il loisible de définir le sujet par une faculté dont l’expérience nous enseigne qu’il en est le plus souvent dépossédé ?
Cette perplexité ne serait-elle pas simplement le prix à payer quand on considère que « l’homme est dans la Nature comme un empire dans un empire » [23] ? Disons, pour mieux comprendre en quoi consiste le geste spinoziste de Lordon, comme un empire de la causalité finale dans l’empire de la causalité efficiente ? En effet, l’arbitre, en tant qu’il est supposé libre, détermine l’action du sujet à partir de son objet, de sa fin. Sa liberté ne saurait être limitée que dans la mesure où l’objet peut nous tromper. C’est alors que d’une part, en mettant le corps en mouvement, il agit en cause efficiente, mais surtout que d’autre part, en tant que l’individu est d’emblée et fondamentalement en et un mouvement, il s’inscrit dans un enchaînement des causes efficientes. Ce mouvement traduit « l’effort de persévérer dans son être » [24] qu’est fondamentalement le sujet. Si le sujet tend vers les objets qui lui paraissent désirables, c’est qu’il est « déterminé à faire quelque chose par une affection » [25], et le fait même que lesdits objets paraissent désirables découle de cette activité dirigée vers eux et, par là-même, de ladite détermination affective [26]. On voit ainsi la causalité finale de l’empire humain ramenée entièrement à la causalité efficiente et la liberté de l’arbitre réduite à un écran d’imagination qui comble l’ignorance des causes qui déterminent ce même individu à désirer et agir [27].
C’est bien là où s’engouffre la pensée de Lordon. Si on est toujours déterminés par des causes dont on ne peut pas être les maîtres [28], la différence entre le consentement et la contrainte dans le rapport de forces salarial ne consiste pas dans l’exercice de la liberté de l’arbitre. Si la question précédente était comment on peut être trompé au point de prendre l’esclavage pour la liberté, il faut maintenant se demander plutôt comment, à quelle condition un désir est produit qui s’accorde ou désaccorde avec le désir du maître – s’aligne ou se désaligne pour user du vocabulaire de Lordon –, résultant ainsi en soumission ou en soulèvement [29]. L’affaire de la soumission n’est dès lors pas une question de l’oubli de la liberté ou de la dissimulation de la contrainte, ainsi que l’affaire de l’émancipation une question de prise de conscience. Il s’agit au contraire de la production affective – et donc effective ! – respectivement de la docilité ou de la résistance.
Lordon peut ainsi dégager le passage du pouvoir patronal qui tient les salariés en laisse par « ‘l’aiguillon de faim’ » [30], au modèle fordien qui dépasse les limites de la mobilisation salariale par des affects tristes en investissant les affects joyeux des salariés par « l’aliénation marchande » [31], et ensuite à la version contemporaine managériale qui refuse de perdre quelle parcelle de désir du salarié que ce soit et réinvente le travail comme une « ‘réalisation de soi’ » [32]. Le schéma lordonien des formes successives de la mobilisation des sujets au service du désir-maître est donc (1) mobilisation par les affects tristes, ensuite (2) par les affects joyeux extrinsèques au rapport salarial et finalement (3) par les affects joyeux intrinsèques [33]. Quel rôle joue à ce moment le signifiant de la liberté individuelle, sinon qu’il justifie la qualification de l’obnubilation du sujet salarié d’un « consentement » ?
C’est bien là l’hypothèse de Lordon aux yeux duquel, pour résoudre le problème des cadres, c’est-à-dire pour restaurer l’unité du concept de la domination dans le rapport travail-capital, il est nécessaire de lâcher la métaphysique du sujet autonome [34] avec sa liberté de l’arbitre et de souscrire au déterminisme affectif de Spinoza. Les ailes de la liberté dont la pensée contemporaine libérale pare volontiers les épaules des sujets seraient en vérité bien plutôt un habillage imaginaire des tentacules du patronat. Mu par les affects joyeux dans le sens du désir du patron, le sujet salarié ne peut pas ne pas se sentir choisir librement la direction. Cet « assujettissement heureux » [35] est ainsi le plus facilement étiqueté comme un « consentement » et recouvert par le label de la liberté individuelle. Le sujet étant naturellement oublieux de son déterminisme quand les choses vont bien, le pouvoir patronal n’a qu’à se servir de cette tendance pour lui faire accroire qu’il obéit librement, une croyance qui va encore augmenter son bonheur au travail [36].
N’y a-t-il cependant ici une contradiction ? En posant le problème des « dominés heureux » [37], on se détrompe tout d’abord au sujet de leur prétendue liberté et pose en principe l’exo-détermination générale – pour critiquer ensuite l’assujettissement de ces mêmes dominés sur quelle base, puis qu’ils sont contents ? Cela ne peut pas être, sous peine d’une contradiction patente, au nom de la liberté individuelle et de son aliénation. Ce problème n’échappe pas à notre auteur et il propose deux réponses. Premièrement, aucune élaboration du complexe affectif salarial ne peut en fin de compte effacer complètement les affects tristes de la dépendance de la reproduction de la vie nue de l’entreprise qui en constitue la base [38]. Deuxièmement, même si cette élaboration peut éradiquer virtuellement toute trace du négatif, elle n’en fixe pas moins le désir du sujet sur un domaine restreint d’objets en en excluant les autres, comme par exemple … « questionner la division du travail même au lieu de simplement la subir » [39]. Ce n’est donc pas à cause de l’aliénation de la liberté du sujet que la domination est injuste mais en tant qu’elle restreint le champ des désirables possibles pour qu’aucun désir ne vient contester l’alignement du salarié au désir-maître, sinon des désirs infantiles consuméristes inoffensifs.
J’ai essayé dans ce qui précède de faire voir la cohérence interne du geste spinoziste de Lordon. Il y a toutefois quelque chose d’un peu dérangeant dans la façon dont l’auteur passe de l’universalité de la détermination par des affections à la détermination par des passions [40] (les passions étant les affections dont l’individu est affecté en tant qu’il est passif [41]), c’est-à-dire à la servitude passionnelle [42]. Lordon mentionne alors la possibilité d’une émancipation de l’emprise des passions dont l’Éthique représente la voie, mais l’écarte aussitôt sous prétexte que « peu nombreux sont les émancipés » [43]. Certes, mais la possibilité même d’une émancipation à l’égard de la servitude passionnelle, ne structure-t-elle pas néanmoins cette servitude dans ses diverses modalités ? Ne peut-il se concevoir de ce point de vue des degrés de la servitude ? Le scolie de la proposition 20 de la partie V de l’Éthique semble l’indiquer.
Le problème se lit en filigrane dans l’expression « automate passionnel » que Lordon forge pour désigner la condition universelle de la détermination extérieure par des passions. Le mot automate se trouve-t-il chez Spinoza ? En effet, il y en a deux occurrences dans le Traité sur la réforme de l’entendement dont la seconde (« automate spirituel » [44]) thématise précisément l’extériorité ou l’intériorité de la détermination de l’individu. Si Lordon utilise le mot pour indiquer que l’action de l’individu est déterminée entièrement par des causes efficientes sans intervention du libre arbitre, Spinoza l’emploie dans le sens plus proche de sa signification historique (ce « qui se meut soi-même » [45]) pour dire qu’en tant qu’il y a en l’âme une idée adéquate, la déduction (l’être objectif) est corrélative de la causation (l’être formel) sans en être l’effet, somme toute pour dire l’autonomie de la pensée [46]. Autant dire que l’individu est pour Spinoza un « automate » quand il est libre et non plus asservi aux passions, si bien que « l’avènement de la raison elle-même comme cause » qui suit de la « recherche naturelle de la joie » [47] ressemble à une « automatisation » de l’individu.
Si l’homo liber spinozien s’introduit chez Lordon qui lui donnait congé pour affirmer la généralité de la mécanique passionnelle, ce n’est pas, il me semble, pour déstabiliser l’édifice de l’auteur mais pour rappeler que le déterminisme de Spinoza n’est pas si pressé de biffer la liberté humaine. Quand Spinoza affirme qu’ « il n’y a en homme aucune volonté absolue ou libre » [48], c’est le libre arbitre qui est mis à la porte. Or la critique du libre arbitre n’est-elle pas une condition sine qua non de tout discours philosophique sur la liberté et cela pour cette même raison qui conduit Lordon à le démonter, à savoir qu’il finit bien souvent par vouloir la servitude ?
Citons pour exemple le De libertate arbitrii d’Anselme de Cantorbéry [49]. Si la volonté humaine possède selon Anselme une liberté de choix, le pouvoir de pécher en tant qu’il est un pouvoir de s’asservir ne relève pas de la liberté. La liberté de l’arbitre, c’est donc seulement le pouvoir de tenir la voie droite. Par conséquent, loin d’être infaillible, la volonté est toujours libre de ne pas faillir, si impuissante qu’elle puisse parfois paraître. En somme, il ne reste de la liberté du choix pas beaucoup plus que chez Spinoza (pour lequel la volonté signifie d’ailleurs justement la capacité de tenir le cap [50]), sauf pour ce résidu qui au fond ne permet que d’inculper le pécheur pour sa servitude – comme d’ailleurs la supposée liberté métaphysique des dominés peut souvent motiver le mépris [51].
Si l’on admet ma conjecture, à savoir que tout discours philosophique sur la liberté se doit de commencer par une critique du libre arbitre, la radicalité de sa critique spinozienne, ne serait-elle pas finalement l’indice de la radicalité de la liberté que Spinoza défend ? La mécanique passionnelle qui est négation en acte du libre arbitre, ne serait-elle pas un moyen par lequel peut advenir la vraie liberté ? Si « les affections humaines » sont « des manières d’être qui lui appartiennent comme le chaud et le froid, la tempête, le tonnerre et tous les météores appartiennent à la nature de l’air » [52], il n’est guère utile de plaider contre elles la liberté du choix. Ce qu’il faut, c’est plutôt, pour qu’elles ne conduisent pas au pire, en trouver un usage pour le mieux.
C’est en ce point que la théorie de l’alignement et du désalignement du désir développée par Lordon dans Capitalisme, désir et servitude prolonge positivement le moment négatif de la critique de la liberté de l’arbitre. Si vivre librement, non plus en automate passionnel mais spirituel, consiste à vivre selon les préceptes de la Raison, cet idéal n’est peut-être pas épuisé dans la figure du sage. Le scolie de la proposition 18 de la partie III de l’Éthique affirme que la Raison commande de chercher l’utile propre, que le plus utile pour l’homme est l’homme et que la Raison recommande de poursuivre l’utile commun dans une communauté avec les autres. Les individus réunis en vue de l’utile commun de façon telle que la jouissance de l’un augmente la jouissance des autres, en tant qu’ils sont ainsi réunis, ne se comportent-t-ils pas rationnellement et ne sont-ils pas par conséquent dans cette même mesure libres ? C’est bien cette direction que pointe la théorie de Lordon en démontrant comment le mouvement de l’émancipation du bien privé du capital procède de la dynamique propre des affects plutôt que de la liberté métaphysique dont le postulat gracieux a fini par nous apparaître comme faisant partie de la stratégie de prise en otage des sujets.
Bibliographie :
Bove, Laurent, Stratégie du conatus. Affirmation et résistance chez Spinoza, Vrin, Paris, 1996.
Cantorbéry, Anselme de , L’œuvre, T. 2, sous la dir. de M. Corbin, Cerf, Paris, 1986.
Jaquet, Chantal, Les expressions de puissance d’agir chez Spinoza, Éd. de la Sorbonne, Paris, 2014.
La Boétie, Étienne de, Discours de la servitude volontaire, Vrin, Paris, 2002.
Lordon, Frédéric, L’intérêt souverain. Essai d’anthropologie économique spinoziste, Découverte, Paris, première éd. 2006, 2011.
Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, La fabrique, Paris, 2010.
Spinoza, Baruch de, Œuvres de Spinoza (4 vol.), GF Flammarion Paris, 1964–1966.
llustration : Dans un bureau comme celui que l’on voit dans le film Her (2013), la corvée du salarié est juste un délice...