Taïwan – ou le retour du « culte du cargo »

, par Alain Brossat


De toutes les élucubrations produites par l’imagination des reconstructeurs du passé de Taïwan, l’une des plus divertissantes est assurément celle-ci : l’appartenance de l’île, depuis les temps immémoriaux, à un fantomatique « Empire austronésien » s’étendant de l’Asie du Sud Est à Madagascar, incluant les vastes étendues maritimes du Pacifique sud et de l’Océan indien, avec leurs innombrables et diverses populations insulaires et archipélagiques... La métamorphose de la notion d’aire culturelle, entendue ici dans son sens le plus vaste, le plus vague et étranger à toute condition d’historicité, en celle d’empire a, dans cette fable, une vocation distincte : effacer sur l’ardoise magique de l’Histoire tout ce qui, d’une manière solide, massive et tangible, rattache le passé comme le présent de Taïwan au monde chinois – population, mœurs, langue(s), culture, histoire politique, etc.
La fantaisie cependant, distinctement soumise ici à l’idéologie, peut se placer inopinément et à son corps défendant au service de la vérité : si l’on tient absolument à ce que Taïwan, pour des raisons de pure opportunité politique, s’éloigne du continent chinois et se rapproche de la Mélanésie, de l’Océanie, s’il faut à tout prix trouver des arguments qui accréditent cette thèse grossièrement révisionniste, alors en voici un : la République de Chine est aujourd’hui, dans sa vie politique, sociale et culturelle le plus exemplaire musée vivant qui se puisse imaginer de ce que certains anthropologues ont désigné comme le « culte du cargo ».

Qu’est-ce que le « culte du cargo » – une notion hautement disputée, comme on va le voir ? Une conduite mimétique directement issue de la colonisation et qui serait apparue à la fin du XIXème siècle et au début du XXème dans toute la Mélanésie, à l’exception de la Nouvelle-Calédonie colonisée par les Français. Une conduite collective qui se serait rapidement répandue chez les aborigènes des îles et archipels mélanésiens, puis tout aussi rapidement effacée après la Guerre du Pacifique, sauf dans certaines parties des Nouvelles-Hébrides (aujourd’hui Vanuatu).
Le « culte du cargo », ce seraient donc des rites consistant, par exemple, à imiter les gestes et procédures mises en œuvre par les opérateurs radios militaires états-uniens et japonais lors des opérations de ravitaillement de troupes débarquées sur les îles (par avions-cargos ou bateaux). Par extension, cela serait un ensemble de conduites mimétiques ritualisées consistant à imiter les techniques et les formes de la culture des occupants, dans l’espoir de produire ainsi les mêmes effets, ceci sur fond de croyances millénaristes.
Les indigènes sont supposés ignorer tout de l’arrière-plan (les modalités de la production, de l’acheminement) de la mise à disposition des biens qui sont débarquées sur leurs îles. Ils seraient portés à y voir l’effet d’une faveur divine. Le culte rendrait hommage à cette faveur et viserait à la perpétuer. Les indigènes ne seraient en mesure de percevoir le soudain déferlement de cette manne que comme l’effet d’une providence. En d’autres termes, selon un observateur : « Les indigènes ne pouvaient pas imaginer le système économique qui se cachait derrière la routine bureaucratique et les étalages des magasins, rien ne laissait croire que les Blancs fabriquaient eux-mêmes leurs marchandises. On ne les voyait pas travailler le métal ni faire les vêtements et les indigènes ne pouvaient pas deviner les procédés industriels permettant de fabriquer ces produits. Tout ce qu’ils voyaient, c’était l’arrivée des navires et des avions » (Peter Lawrence, Les cultes du cargo, 1974).

Bien sûr, le motif du « culte du cargo » est une notion forgée par les anthropologues, c’est une notion destinée à rendre compte de pratiques tant diverses que dispersées dans l’espace et le temps. Ce « culte » présente, dans la description et l’analyse qu’en pratiquent les anthropologues, des caractères syncrétiques, résultant de la combinaison d’éléments hétérogènes : le prosélytisme des missionnaires chrétiens au XIXème siècle, la profusion des biens matériels et équipements techniques arrivant par bateau et avion, tout particulièrement pendant la Guerre du Pacifique, et enfin des croyances et mythes ancestraux, ceux des populations autochtones. Ce que l’on désigne donc avec l’expression générique « culture du cargo » résulte donc de la rencontre, l’agencement ou l’amalgame de tous ces éléments disparates.
Les promoteurs de cette notion mettent en avant, lorsqu’ils analysent les formes pratiques du « culte du cargo », deux éléments : imitation et prophétie. Les populations indigènes imitent les conduites des Blancs ou, pendant la guerre, des occupants japonais, et attendent de cette imitation des résultats semblables à ceux que produisent les faits et gestes des étrangers – mise à disposition d’une profusion de biens de consommation ou d’équipement. Ignorant tout, selon les promoteurs de la notion du « culte du cargo », de la chaîne productive et de l’appareil logistique (des circuits longs d’une grande complexité) que présuppose le débarquement d’une profusion de biens de consommation sur leur île, ils seraient portés à placer cet événement sous le signe d’une action divine, en réponse à une demande adressée à celle-ci par les bénéficiaires de cet apport. Le « culte du cargo », interprété en ce sens, c’est de la « pensée magique » substituée à une connaissance rationnelle des longues chaînes de causes et d’effets, de calculs et d’actions réglés dont l’aboutissement est que ces camions font, un jour, leur apparition sur l’île.

Le « culte du cargo » aurait connu un essor remarquable à la fin de la Guerre du Pacifique, lorsque les indigènes, observant la relation directe qui s’établit entre les faits et gestes des radio-opérateurs dans leurs cabines et le débarquement ou le parachutage de vivres et de médicaments, auraient entrepris de construire de fausses cabines d’opérateurs radio, équipées de postes fictifs, avec de faux micros, dans lesquels ils auraient demandé eux aussi la livraison de biens désirés. Cette conduite mimétique se serait étendue parfois jusqu’à la construction de fausses pistes d’atterrissage destinées aux avions ainsi convoqués.
Au cours du XXème siècle, ces conduites magiques sont, rapportent les anthropologues, souvent intriquées à des mouvements messianiques dont certains sont porteurs d’aspirations anticolonialistes.

Au-delà des observations (effectuées par des anthropologues et autres voyageurs) de conduites mimétiques s’étant produites lors de la rencontre entre des arrivants issus de sociétés à haut développement industriel et technologique et les populations indigènes, la mise en forme théorique du « culte du cargo » est sujette à caution et a été récusée par d’autres anthropologues spécialistes de cette région du Pacifique. C’est qu’elle repose sur une opposition binaire entre raison instrumentale et pensée magique, soit, en fin de compte, entre « développés » et « primitifs ». Le motif de l’imitation, inspiré par la pensée magique, là où fait défaut la connaissance des processus complexes de production et d’acheminement des biens désirés peut tendre à accréditer la notion d’une hiérarchie entre certaines cultures qui auraient accès à la pensée du complexe et d’autres pour lesquelles, précisément, la pensée magique serait le recours contre l’absence de celle-ci. Or, comme l’a montré, entre autres, Claude Lévi-Strauss, la « pensée sauvage » est tout sauf une pensée simpliste, tout au contraire, comme le montre l’étude tant des mythes, des cosmologies, que des formes de connaissance pratique ou d’organisation sociale des peuples premiers, celle-ci repose souvent sur des taxinomies et des combinatoires d’une extrême complexité.

Davantage donc qu’une théorie à proprement parler et moins encore une théorie « scientifique », contestée par certains spécialistes des cultures de la région (Jean Guiart, dans le domaine francophone, entre autres), le « culte du cargo » aurait plutôt, pour des chercheurs, mais aussi bien des artistes, des écrivains, des cinéastes, voire des observateurs de la vie politique, le statut d’une stimulante métaphore, une image forte et un « beau récit », propres à stimuler, par association, nos réflexions sur toute une dimension du présent. C’est très précisément sous ce régime d’association et de stimulation souple que nous évoquerons ici ce qui se présente sous nos yeux comme un retour en force, au rebours d’un (supposé) progrès historique linéaire, du « culte du cargo » à Taïwan aujourd’hui.

La situation de référence n’est pas (encore) celle d’une occupation de l’île se produisant dans un contexte de guerre ; elle est plutôt celle d’une occupation mentale de longue durée et qui s’est considérablement renforcée depuis le retour du DPP aux affaires, promoteur d’une politique de confrontation avec la Chine et d’alignement sans condition sur les Etats-Unis [1]. Dans ce contexte où les élites dirigeantes et la classe moyenne supérieure sont de plus en plus massivement placées sous l’emprise d’un désir d’inclusion pleine et entière dans le champ du Nord global (situé sous l’ hégémonie des Etats-Unis), le motif de l’imitation performative devient déterminant. C’est, d’une manière toujours plus impérieuse, irréfléchie, mécanique, que les conduites magiques d’imitation du mentor, l’adoption de ses façons de faire, de son style, de ses usages et procédures tendent à devenir parmi ces élites dirigeantes une seconde nature. C’est de ces conduites mimétiques qu’elles attendent des avancées irréversibles de l’intégration de Taïwan dans le champ de la démocratie libérale, du camp occidental blanco-centré.
Le « culte du cargo » s’identifie ici, comme forme singulière, à la passion des raccourcis et des simplifications qui s’y associe : on ne s’interroge pas sur les raisons particulières et générales, immédiates et lointaines pour lesquelles on sera porté à adopter telle ou telle décision ou conduite, on ne s’intéresse qu’aux effets attendus, dans l’instant ou presque et l’on y associe les plus décharnées des prophéties – les lendemains qui chantent de la promotion de Taïwan au rang de démocratie asiatique modèle. Le « culte du cargo », c’est ici le fétichisme de la manne, dont on attend qu’elle soit accordée, en rétribution d’une conduite mimétique appropriée.
Il en va ainsi du motif lancinant et proliférant de la transformation, de la métamorphose miraculeuse de Taïwan en nation bilingue, terre bénie des dieux de la démocratie et de la globalisation réunies, et dont la société se serait convertie à l’anglais, comme un seul homme, à l’image de ces populations des îles du Pacifique converties au christianisme par d’habiles et persévérants missionnaires.
C’est là, naturellement, un slogan vide, un objectif de papier et dont l’irréalisme saute aux yeux, comme si la transformation d’une population traversée par toutes sortes de complexités linguistiques, historiques et culturelles pouvait, sur un claquement de doigts, se convertir de haut en bas et de bas en haut, à la langue de l’hégémonie, du protecteur et maître.
La façon dont les promoteurs de cette conduite magique argumentent à ce sujet est typique de ce que l’on pourrait appeler une mentalité ou une tournure d’esprit de type cargo cult : ils ne s’intéressent jamais aux complexités et aux difficultés associées à un tel projet, aux défis culturels associés à cette entreprise, mais exclusivement aux bénéfices immédiats escomptés : avantages économiques avant tout, l’anglais étant la langue du business international, mais aussi politiques, l’anglais étant la langue de la puissance hégémonique, et, supposément, celle du camp occidental, de la démocratie globale.

Or, s’il est une question compliquée par excellence, c’est bien celle d’une politique linguistique à long terme, de la relation entre une population donnée et une langue ou des langues, des échanges linguistiques entre peuples et nations, de leurs circulations entre les langues, etc. – quiconque est un peu familier avec la vie sur les campus universitaires de Taïwan est avisé des très grandes difficultés auxquelles se heurte encore et toujours, aujourd’hui, l’objectif de doter les nouvelles générations étudiantes d’une maîtrise passable de la langue anglaise.
« Taïwan, nation bilingue en 2030 », ce n’est pas une perspective, un projet que l’on s’efforce de réaliser par des moyens appropriés, c’est un gimmick, une formule magique dont on attend un miracle : une sorte de fusion attestée par la langue entre le protégé et le protecteur, la transformation irréversible du statut culturel et politique actuel, encore incertain et oscillant, de Taïwan tiraillée entre tout ce qui en rattache la population et l’histoire au monde chinois et son allégeance aux Etats-Unis, en irréversible appartenance au camp de la démocratie mondiale blancocentrique et occidentalocentrée.
Il s’agit bien d’un rite, d’une opération de magie, blanche en l’occurrence, que ceux qui en sont les promoteurs destinent à les transformer, par incorporation de la langue de l’autre (le maître et protecteur ici) en Occidentaux par procuration et Blancs d’honneur, en élèves modèles de la démocratie libérale.
Le travers de la pensée magique est ici évidemment criant : il consiste en l’ignorance du fait que la maîtrise d’une langue par un individu ou par un collectif, ce n’est pas quelque chose qui s’acquiert comme celle d’une technologie ou, a fortiori, comme on se procure une marchandise coûteuse ; qu’une langue, ce n’est pas qu’un truchement destiné à faciliter les échanges économiques et les alliances politiques ; que la familiarisation d’une population avec une langue globalisée avec laquelle elle est dépourvue de tout lien organique, a priori, repose nécessairement sur un processus d’acculturation, d’immersion, de familiarisation, d’hybridation qui ne peut que s’inscrire dans une longue durée – un processus long et complexe, tant il remet en question l’habitus, les représentations et les formes de vie de la population concernée – bref tout le contraire d’une innovation qui se puisse mettre en œuvre par l’effet d’un décret émanant des sommets de l’Etat [2]. Ce qui est intéressant, dans cette velléité en forme de fuite dans l’imaginaire, c’est la combinaison de l’aspiration pathétique à s’aligner sur la langue (supposée) de l’hypermodernité avec le plus mal dégrossi, le moins réfléchi, bref le plus primitif des mouvements mimétiques.

Les « cargo-cultistes » forcenés qui, à Taïwan aujourd’hui, se font les promoteurs de l’opération magique par excellence consistant à établir un trait d’égalité entre conversion de la population de l’île à l’anglais (ou plutôt : inculcation, greffe de cette langue hégémonique sur cette population) et séparation définitive de Taïwan d’avec la Chine, (ergo devenir-occidental-démocratique de l’île) ne font que surenchérir sur ce que fut naguère le geste naturel et brutal de leurs ennemis préférés : la bureaucratie du Kuomintang dont le premier souci fut, lorsqu’elle prit pied sur l’île au lendemain de la défaite du Japon, d’imposer sans ménagement le mandarin comme langue officielle, administrative, langue du système éducatif ; ceci, sans se soucier de ménager une population qui, dans sa grande majorité, ne la maîtrisait pas et pratiquait le japonais dans ses relations avec l’autorité.
Mais du moins le mandarin ainsi importé et imposé comme langue du nouveau maître, substitué du jour au lendemain au japonais, n’était-il pas entièrement étranger à la culture et aux usages linguistiques des populations locales – le taïwanais, le hakka sont aussi des idiomes « chinois », appartenant au même domaine linguistique que le mandarin. Le passage sans transition du japonais au mandarin, comme langue de l’autorité, de l’Etat, du nouveau maître résulte d’un autoritarisme étatique classique appelé à se durcir en despotisme avec l’arrivée sur l’île de l’appareil militaire nationaliste, après la défaite de celui-ci sur le continent. Cette opération a pu s’appuyer sur l’installation à Taïwan de centaines de milliers de continentaux qui pratiquent le mandarin et qui vont la relayer. L’inconsistante rêverie d’une importation ou d’une inculcation de l’anglais dans chaque foyer taïwanais, dans l’instant d’une petite décennie (à l’échelle de la vie d’un peuple) est d’une autre espèce encore : les gens de toutes conditions sont supposés apprendre à faire usage de l’anglais lorsque les circonstances l’exigent (en clair : lorsqu’ils ont affaire à des Occidentaux, des Blancs, en règle générale) comme leurs parents et grands-parents ont acquis, dans des phases antérieures, des postes de radio puis des téléviseurs. Mais c’est cela précisément la pensée magique et le cargo cult dans sa splendeur native – croire que l’on puisse s’approprier une langue comme un simple accessoire, un outil d’usage courant, voire une marchandise.

Il en va ici du système des mœurs comme des enjeux de la langue (ou des langues). Les conditions dans lesquelles le mariage pour tous a été adopté à Taïwan, à la hussarde, sous l’impulsion des cercles dirigeants et d’une fraction des élites intellectuelles et culturelles relève du même fond de pensée magique que la fumeuse rêverie d’une massive conversion d’une population qui, dans sa majorité, est déjà bilingue, voire trilingue (mandarin, hokklo et parfois hakka ou une langue aborigène) à l’usage courant de l’anglais. L’adoption du mariage pour tous a fait l’objet d’un forçage, sous l’impulsion de ces dominants et contre les dispositions de la majorité des gens, pour des motifs distinctement politiques et idéologiques, c’est-à-dire sous l’effet d’une compulsion d’alignement sur une norme portant la marque du dernier cri de la démocratie occidentale – les habits neufs d’une nouvelle tolérance, la formule magique de l’égalité entre les sexes, la mesure phare de la nouvelle civilisation des mœurs naturellement incarnée par l’élite blanche du Nord global.
L’adoption du mariage pour tous à Taïwan n’est pas venue conclure ou parachever un débat de société intense et approfondi, une réflexion ou une introspection approfondie sur les fondements de la civilisation des mœurs dans l’île (distinctement patriarcale, conservatrice, souvent imprégnée de puritanisme, avec toute l’hypocrisie qui va avec) [3]. Elle a résulté, de la manière la plus distincte, d’un geste mimétique et d’une opération magique consistant en la fabrication d’un récit flatteur : premier pays d’Asie orientale à adopter le same sex marriage, Taïwan ne peut être qu’une démocratie éclairée, exemplaire, le bastion avancé de la civilisation des mœurs, « à l’occidentale », dans cette région du monde. Le pseudo-raisonnement ici à l’œuvre est fondé sur le même type de raccourci que ceux que l’on a vu se déployer dans les opérations consistant à fabriquer des imitations de postes-émetteurs dans l’espoir de voir toute une manne providentielle se répandre dans l’île : le mariage pour tous – qui ne concerne qu’une partie infime de la population et dont la sociologie est très marquée (classe moyenne urbaine, jeune, à fort capital social et culturel) – est entré dans le corps de la loi – ergo Taïwan est la plus décorative, la plus exemplaire des démocraties asiatiques...
Qu’importent dès lors ces infimes ombres au tableau que sont les couloirs de la mort où pourrissent interminablement, comme au Japon, les condamnés à la peine capitale, toujours infligée sur un mode tant arbitraire qu’opportuniste, les discriminations instituées et informelles innombrables dont sont victimes les travailleurs et travailleuses immigré.e.s, les restrictions apportées aux droits fondamentaux, lourd héritage de la dictature, jamais remis en cause par les néo-libéraux indépendantistes aux affaires (massives restrictions du droit de grève, dans la fonction publique notamment), les atteintes structurelles aux libertés publiques (caméras partout et, en plein essor, chasse aux sorcières orchestrée par l’autorité politique et les médias, dans le contexte de l’hystérie anti-chinoise) – sans oublier la dévastation de l’environnement aujourd’hui poursuivie avec un entrain sans faille ?

La persistance d’une forme actualisée du culte du cargo à Taïwan, avec les conduites mimétiques débridées qu’il induit a un fondement distinct : il s’agit assurément d’un recours contre les incertitudes, les flottements identitaires – Taïwan étant, tant pour des raisons historiques que culturelles, un espace composite, résultant de l’assemblage de toutes sortes d’hétérogénéités ; mais il s’agit surtout de tenter de réduire le complexe, le multiple, ce qui résulte de longs processus, souvent tourmentés d’hybridation, d’acculturation, d’agencement d’éléments hétérogènes, de formation de situations de compromis aux conditions de la plus grande des simplicités – Taïwan, démocratie vibrante et, à ce titre, enclave exemplaire de l’Occident libéral en mer de Chine.
La pensée magique ici, acclimatée aux conditions de la nouvelle Guerre froide dans cette partie du monde, c’est la passion du simplifié, de la réduction du complexe à sa plus simple expression. Ce qui fait de Taïwan une entité fascinante et attachante, tant du point de vue de sa géographie humaine que de sa culture et son histoire, des agencements vertigineux de l’hypermoderne sur le traditionnel et l’immémorial qui s’y observent, c’est précisément tout ce qui atteste la complexité des montages, des stratifications, des disparités qui y ont façonné le paysage du présent : les arrangements parfois vertigineux entre les hommes et les dieux, les phrases commencées dans une langue et poursuivies dans une autre, les imbrications entre l’immémorial et certaines formes d’hyper-occidentalisation, etc... [4]
Le recours au culte du cargo, c’est ce qui se destine à réduire ces contrastes et ces paradoxes aux conditions des formules publicitaires et propagandistes simplifiées à l’extrême ; ce qui vise à fabriquer de l’identité factice de la plus basse des qualités et destinée à faire entrer l’île dans les cases de la nouvelle Guerre froide, en position de cliente et subordonnée du grand frère américain.
Plus les discontinuités de l’histoire taïwanaise sont importantes, plus les incertitudes identitaires y sont fortes et plus s’affiche aujourd’hui la tentation de fabriquer de l’identité taillée sur mesure – avec les bénéfices qui en sont escomptés en terme de légitimité – Taïwan, enfant chéri de la démocratie occidentale en Asie orientale, avec cet idéal, cette inconsistante prophétie : l’île serait appelée à devenir, dans le champ de la géopolitique et des enjeux stratégiques propres à la région, l’Israël de l’Extrême-Orient [5].

Dans des conditions d’oppression coloniale ou de rencontre totalement asymétrique entre des populations indigènes et des arrivants suréquipés et envahissants, les gestes mimétiques et rites, les récits et croyances subsumés sous le titre générique de culte du cargo peuvent être, pour les autochtones, des recours ou des tactiques fondant une résistance à l’occupation et à la disruption de leurs espaces de vie. D’où l’importance des récits messianiques, des prophéties dans les récits plus ou moins directement agencés sur le supposé « culte ».
Dans les conditions du cargo cult revisited à Taïwan aujourd’hui, c’est de tout autre chose qu’il s’agit : la compulsion d’imitation y est le truchement ou la médiation non pas d’un désir d’émancipation ou d’une résistance, mais d’un projet de subordination, d’une pulsion de subalternité – devenir un protectorat des Etats-Unis, ayant définitivement rompu les ponts, tous les ponts, qui pouvaient relier l’île au continuent chinois, un espace protégé magiquement transporté de ce fait même sous les latitudes du monde occidental, en ayant adopté les mœurs et les usages linguistiques – autant d’opérations portant distinctement la marque de la fuite dans l’imaginaire. Les conduites mimétiques, dans ce contexte, perdent toute portée de détournement ouvert ou subreptice, sont dépourvues de toute dimension de tactique d’esquive et de recherche de « bénéfices secondaires », mise en œuvre par l’opprimé face à un arrivant conquérant et surpuissant. Elles se trouvent essentiellement réduites à la condition d’imitation servile et mécanique illusoirement associée à l’obtention de bénéfices illusoires. Le désir obscur d’occupation (plutôt que celui d’en finir avec l’occupation) nourrit les plus puériles des prophéties : Taïwan serait appelée à devenir un nouvel Hawaï, bastion avancé de la civilisation démocratique sur la première chaîne de défense de l’Occident face à la Chine... C’est, si l’on ose dire, la bonne vieille image du porte-avion insubmersible solidement ancré en Mer de Chine (MacArthur...) qui revient, portée dans les flancs du « cargo »... Bien pauvre et illusoire prophétie, pour la bonne raison que ce qui se trouve ainsi « promis » par les dieux de la démocratie, ce sera plus probablement l’Ukraine en flammes que la prospère Silicon Valley – une rêverie déjà dépassée, d’ailleurs – le cadeau empoisonné du grand-frère et supposé protecteur...

A fil du temps, la mentalité, les automatismes du cargo cult se sont profondément enracinés à Taïwan non seulement dans les attitudes et conduites des élites gouvernantes mais aussi bien, de haut en bas, dans la société : on s’ « occidentalise » par imitation, le plus souvent futile et superficielle, sur un mode consumériste, dans les petites comme dans les grandes choses. On emprunte aussi fébrilement que mécaniquement au « folklore » des sociétés occidentales, on « célèbre » Halloween et Noël en transformant ces fêtes populaires en foires commerciales, et en ignorant tout de l’arrière-plan culturel ou religieux de ces festivités dans les sociétés occidentales [6].
Dans le même sens, plus on occupe une position élevée à Taïwan dans la hiérarchie sociale et culturelle, plus on dispose d’un capital culturel important, et plus on est disposé à parsemer son discours de mots et expressions anglais, un peu comme les élégantes aiment à s’envelopper dans un nuage de parfum français... Dans le milieu universitaire, une frontière invisible, mais néanmoins parfaitement repérable pour un œil exercé, sépare ceux.celles qui, ayant passé de nombreuses années à préparer leur thèse aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en Australie, pratiquent un anglais plus ou moins courant de tous les autres, y compris ceux qui, ayant étudié en Allemagne, en France ou au Japon, parlent et lisent les langues de ces pays [7]. Cette frontière invisible établit une hiérarchie tout aussi implicite mais néanmoins fonctionnelle. Ceux.celles qui enseignent à l’université et « ont un problème » avec l’anglais souffrent d’un complexe perpétuel face à ceux qui sont à l’aise avec cette langue. On a là, dans cette miniature, tout un condensé de la situation générale : le cargo cult a ses perdants, comme ses gagnants [8]...

Notes

[1Un obscur désir d’occupation, c’est-à-dire de transformation ouverte de Taïwan en vaste base des Etats-Unis face à la Chine, se manifeste de plus en plus ouvertement parmi les tenants d’une confrontation armée avec la Chine.

[2Il se pourrait que les premiers signes de l’acclimatation du cargo cult à Taïwan soient apparus avec l’adoption par la classe moyenne du désormais coutumier « by-bye », tel qu’il scande les interactions les plus courantes dans la vie quotidienne de l’île, « by-bye », donc, plutôt que son équivalent en langue chinoise, « tai’chen »... On peut voir dans l’adoption de ce mot-clé une conduite magique destinée à marquer le passage de l’île d’un monde à un autre, une façon de s’amarrer symboliquement dans le monde occidental, de larguer les amarres avec le monde chinois. Il faudrait établir une généalogie aussi précise que possible de son adoption – à l’époque, on peut l’imaginer, où Formose servait de base de repos aux militaires états-uniens engagés dans les sales guerres de Corée puis du Vietnam ; il faudrait étudier la façon dont elle s’impose comme marque d’une distinction, au fil de l’amplification des circulations entre l’île et les Etats-Unis, au temps, déjà, de la dictature. On notera qu’au fil de sa migration vers l’univers linguistique et phonologique taïwanais, l’expression empruntée à la langue anglaise subit une inflexion marquée – non plus « bye-bye », prononcé avec l’accent « américain », anglais australien... - mais bien, dans sa forme particulière immédiatement identifiable, avec son accentuation légèrement langoureuse, nonchalante, une formule entièrement remodelée aux conditions des usages linguistiques et des habitus locaux. Ce simple exemple montre bien à quel point tout emprunt linguistique, toute migration d’un terme, d’une expression d’une langue vers une autre suppose tout un processus de transformation, de réacclimatation, d’apprivoisement et de redéploiement. « By-bye » est devenu un des mots les plus courants des différents idiomes pratiqué à Taïwan, ce qui, tout en condensant sans doute quelque chose d’essentiel de l’évolution de la situation de l’île depuis la Seconde guerre mondiale et de l’imaginaire historique collectif de sa population, ne préjuge en rien de la possibilité d’en faire du jour au lendemain une terre d’élection du bilinguisme chinois-anglais... Ce qui importe avant tout pour notre propos, c’est la special touch de l’expression telle qu’elle est pratiquée sur l’île et à laquelle on reconnaît immédiatement un.eTaïwanais.e, à la différence de toute autre espèce de... Chinois.

[3A Taïwan, aujourd’hui comme hier, les plus glorieuses des carrières politiques, artistiques, sportives (etc.) peuvent se briser net sur l’écueil d’une banale affaire d’adultère... Le progrès de la civilisation des mœurs y est donc à géométrie variable, ce qui met en lumière le caractère de gadget idéologique du mariage pour tous – pour une part au moins.

[4Je relève cette photo, dans le Taipei Times du jour (21/03/2023) : des policiers, très affairés à préparer un hommage (en forme de présents en nature, pâtisseries, fruits...) rendu à une déité « qui les a aidés à élucider un crime »...

[5Pour un observateur venu de France, les incertitudes et stratifications identitaires qui se relèvent à Taïwan évoquent irrésistiblement le destin historique de l’Alsace-Lorraine, avec les perpétuelles oscillations de ces deux provinces entre deux « mondes » - Allemagne et France. Les surenchères mimétiques sont indissociables de cette condition inconfortable – mais à l’origine de riches singularités en même temps. Comme le disait le dessinateur, peintre et poète dadaïste alsacien Hans (Jean) Arp, « L’Alsace (…) est un pays appelé aux plus hautes destinées. C’est le pays le plus propre du monde : il change de chemise tous les trente ans (je souligne, A.B) ». Cette définition ironique s’applique parfaitement à Taïwan (Jean Arp, Jours effeuillés, poèmes, essais, souvenirs, 1920-1965, Gallimard, 1966).

[6Lors des dernières fêtes de Noël, des policiers de la ville de Taoyuan chargés de la circulation reçurent l’ordre de porter des bonnets de Père Noël, histoire d’ajouter une touche festive à l’accomplissement de leur tâche... « On est des flics, pas des clowns ! », objectèrent certains d’entre eux... Pour une approche anthropologique du Père Noël, voir le livre classique de Claude Lévi-Strauss : Le Père Noël supplicié, Seuil 1994 (à partir d’un article publié dans Les Temps modernes en 1952). Le cargo cult, c’est l’importation du Père Noël comme simple faire-valoir des bonnes affaires de fin d’année, dans tous les supermarchés et malls de Taïwan...

[7Les enseignant.e.s aptes à dispenser des cours en anglais bénéficient d’une prime. Le symbolique et le « bassement matériel » opèrent ici leur jonction...

[8On pourrait évoquer aussi le zèle avec lequel le monde académique taïwanais s’est irréversiblement converti, dans le contexte de la pandémie de Covid 19, à l’économie digitale et à tout ce qui l’accompagne (cours, colloques, séminaires, soutenances de thèses en ligne, etc.) et a profondément transformé les façons de faire du monde universitaire – ceci, bien sûr, sous l’impulsion et à l’imitation du monde universitaire états-unien indissociable désormais des géants de l’économie digitale et appareillé à mort par internet.