Théorie du gros genou

, par Jean-Sébastien Blet


Pour le revenant

Ce n’est pas vrai que j’ai des séquelles. Ceux qui disent que j’ai des séquelles sont des menteurs – ou alors ils ne savent pas de quoi ils parlent.

Je suis pleinement rétabli, j’ai retrouvé tous mes moyens, je pète la forme. La preuve, d’ailleurs, c’est que j’en suis revenu à mon emploi du temps habituel, à un rythme de vie tout à fait normal.

Je me lève vers 7 heures, je prends mon petit déjeuner, je fais pipi et je me recouche, je redors jusque vers 11 heures-11 heures et demie. Je me relève, consacre une bonne heure à ma toilette, fais quelques exercices d’assouplissement et de respiration, déjeune légèrement, feuillette Le Monde que le facteur a déposé entre-temps dans la boîte aux lettres, réponds à quelques mails en souffrance et m’étends sur le sofa du séjour, comme le docteur me l’a recommandé. Je m’assoupis et émerge en général de ma sieste réparatrice vers 15h30. Si le temps le permet, je sors et marche en direction de la mer – les fameux dix mille pas quotidiens qui sont la garantie d’une convalescence bien conduite.

Je reviens à la maison, à peine essoufflé après avoir monté la volée d’escaliers – et ils osent raconter que j’ai des séquelles ! C’est alors que commence, à proprement parler, ma journée de travail. Je m’assieds à mon bureau, allume l’ordi et relis ce que j’ai écrit la veille, voire les jours précédents. Depuis que je suis complètement rétabli, je me suis remis avec une énergie redoublée à mon magnum opus, cette fameuse Théorie du gros genou, donc, promise à mon éditeur pour le printemps dernier, bien près d’être achevée – avant que le virus me coupe tout net dans mon élan, et pour ces interminables semaines…

Mais n’en parlons plus, tout cela c’est du passé, quel rebond, mes amis, quel rebond... Je crois que les psychologues appellent ça résilience et ça n’est pas mal trouvé – c’est exactement ainsi que je me sens – ré-si-lient ! Ce qui trouve son prolongement direct dans mon ardeur au travail : ma Théorie du gros genou s’achemine à fond de train vers sa conclusion – et en beauté encore, une véritable apothéose.

J’irais même jusqu’à dire que toutes ces semaines dans le brouillard m’ont transformé, m’ont boosté, m’ont bonifié. Précipité au plus profond de l’abîme, je suis revenu de cette descente aux enfers fortifié, transformé – comme si, d’avoir surmonté l’épreuve, mon corps et mon cerveau s’étaient trouvés régénérés. Je vois maintenant tout à fait distinctement le formidable horizon dans lequel se déploie ma Théorie du gros genou. A vrai dire, je ne l’ai compris que quand j’ai été tout à fait guéri. Avant que la pandémie me prenne dans ses filets, je pataugeais dans mon essai, je délayais, je digressais, je tournais en rond. A peine ai-je été retapé que tout s’est éclairci, comme si se dissipait, d’un seul coup, une mer de nuages. Il ne m’a alors fallu que peu de jours pour redessiner le projet, couper, réorganiser, ménager les transitions, lisser l’ensemble devenu d’un coup limpide, lumineux...

S’il en est un qui, du coup, n’aura pas à se plaindre du contretemps, c’est bien l’éditeur ! – le petit exercice de style tant soit peu vain et futile – mais tellement dans l’air du temps ! – que je lui avais laissé miroiter s’est métamorphosé : il est devenu ce traité étincelant dont je puis désormais affirmer sans retenue, dans l’état de lucidité supérieure qui est désormais le mien, qu’il fera date – que dis-je : époque.

Ce qui devait n’être qu’une petite comédie, un énième morceau d’existentialisme tardif s’est métamorphosé, sous l’effet mystérieux du virus, en une puissante proposition métaphysique. Le gros genou, c’est ce Moloch auquel l’époque sacrifie ses enfants. Le gros genou, c’est ce qui prospère dans l’oubliance de l’Etre. C’est ce qui nous enferme dans les étants et nous empêche de faire parler l’Etre. Mais alors, lorsque nos vies se trouvent ainsi placées sous le régime terrible (schrecklich) du gros genou, qu’en est-il donc de l’ouverture de l’Etre ?

Le bouddhisme, bien sûr, tente d’apporter une réponse à cette question première, mais celle-ci demeure imparfaite : c’est qu’il se trouve en effet que pour la philosophie bouddhique, l’ontologie consiste en la recherche du fondement commun de l’être et de l’étant. Cette ontologie, pour l’essentiel, consiste à se demander : qu’est-ce que le fondement du dharma ? Le point clé, tel qui m’est apparu en toute clarté lors de ce que je n’hésiterai pas à désigner comme ma résurrection et sur lequel s’achève mon essai, est le suivant : en quoi le dharma, en tant qu’il désigne aussi bien l’être que l’étant, tout phénomène, n’importe quelle chose, nous permet-il d’échapper à l’emprise du gros genou ? Question de première importance dans la période qui s’ouvre devant nous et à laquelle j’espère apporter une réponse définitive et qui me permettra – enfin ! – de faire l’ouverture du Monde des livres...

J’attends d’un jour à l’autre le vaccin nord-coréen anti-Covid que j’ai commandé sur internet. Une fois placé définitivement à l’abri du danger (on dit qu’il protège aussi contre le radiations nucléaires), je m’attaquerai au second volume de la Théorie du gros genou où j’aborderai un autre problème majeur, celui de la relation entre la patence de l’Etre (Erschlossenheit von Sein) heideggerienne et la respiration (Atman) dans l’ontologie bouddhique.

Bref, c’est la Grande Santé nietzschéenne qui me donne des ailes et, je le dis carrément, le jour où j’ai chopé cette foutue maladie a été le plus beau de toute mon existence, et de loin – ma chance inespérée.

Et ils disent que j’ai des séquelles ! Franchement, on se demande souvent ce que les gens peuvent avoir dans le ciboulot. Je leur en foutrai, moi, des séquelles...

Jean-Sébastien Blet