René peint la Grèce, suivi de "Hospitalité et utopie", par René Schérer

, par René Schérer , Thierry Briault


Lorsque René entreprend de s’attaquer à l’antique, comme on disait autrefois dans les écoles d’art, ce n’est pas pour y réaliser des études patiemment exécutées sur un modèle académique ou dans un esprit didactique. Son approche est tout autre ici avec ses carnets de voyage en Grèce [Reproduits ci-dessous (note d’I&A)], aimablement confiés par Constantin Irodotou. René Schérer pratique l’aquarelle et le dessin depuis toujours. On ne peut manquer de le voir sortir un carnet lors de ses déplacements, pour croquer telle silhouette ou tel paysage avec pinceau ou crayon. Il n’a jamais voulu prendre un cours de dessin ou de peinture, sa pratique se veut totalement spontanée. Expressionnisme ? Naïveté fauve assumée ? Nous le connaissons aussi grand défenseur d’une vision expressive de la vie, fondée sur des positionnements anarchistes, ceux de Fourrier notamment ou les théories deleuziennes réinterprétées.

Sur le plan stylistique néanmoins, on fera un rapprochement avec telles aquarelles de Van Dongen destinées à l’illustration de la Recherche du temps perdu qu’il ne semblait pas connaître. Des taches colorées, une figuration légère et frissonnante plus ou moins soulignée d’un trait nerveux, d’une ligne de contour plus incisive. Moi qui ai passé six mois sur le fragment des Panathénées du Louvre, je mesure évidemment, puisque ces aquarelles faites en Grèce s’attaquent à Phidias, aux Cariatides, au Moscophore, aux Kouroï, la différence de sa démarche. J’ai pu réaliser aussi des croquis devant les marbres d’Elgin au British Museum pendant quinze jours en dessinant de façon plus libre, avec la gomme et en revenant longuement avec les crayons par des accidents de traits et des lignes entremêlés, le but était tout autre. Je cherchais à comprendre les rapports plastiques.
René, et nous l’avions vu précisément avec le débat que nous avons mené au sein de son séminaire et ici avec le texte reproduit qu’il m’avait laissé justement sur sa conception de la peinture, ne s’intéresse pas à la forme pour elle-même. Il préfère la force, l’élan et l’écart en rapport avec la vie.
Les aquarelles de son voyage en Grèce représentent de cette manière un point d’acmé autour de la tension qui se produit entre un art d’étude et un art d’expression. Entre une envie de capter les lumières et les couleurs sur le motif sans préalable, faisant confiance en sa pulsion du moment, et la statuaire antique, le paysage grec, un monde visuel tout de construction et de mesures savantes.
Il n’est pas un peintre gestuel non plus à la façon de Rembrandt, dont les lavis sont des quintessences de construction, fait en quelques coups de pinceau d’une justesse très évocatrice et saisissante, et Rembrandt le fait en parallèle avec ses célèbres peintures brossées de manière large et empâtée qui accumulent les rapports plastiques par les accidents de matière, et les glacis sombres sur les épaisseurs . René n’est pas un rétinien. Il n’aime pas la notion. Il n’est pas non plus un technicien. Peintre gestuel pour l’expressivité, cultivant une sensibilité primesautière.

Un artiste ne peut s’empêcher de parler de lui-même en commentant l’œuvre d’un autre artiste, on voudra bien pardonner ce travers habituel qui n’est pas sans apporter néanmoins un éclairage sur l’œuvre en question.
On pourrait me reprocher de ne voir que des abstractions harmonieuses et les peindre là où elles apparaissent, tableau ou monde extérieur, figuratifs ou non. René lui, ne sympathise pas de cette manière et sur le même plan, même s’il est bien tourné vers les autres et le monde avec son regard hospitalier. Je me rappellerai toujours de sa réaction face au portrait de Gongora peint par Vélasquez. Il lui trouvait un air revêche, fort peu sympathique. Il n’appréciait pas en général la froideur et la distance vélasquézienne, sa neutralité. Lors de l’exposition Vermeer récente au Louvre, il m’invitait à regarder les filles et les jeunes gens qui se trouvaient à côté des tableaux, à sortir du cadre, à penser au « parergon ». Il « swannise » un peu. Mais qu’elle ne fut pas sa surprise à l’exposition de Hans Hartung, de voir les photos réalisés par l’artiste abstraits dont il ignorait l’existence et, comble du comble, d’y découvrir le portrait de son frère Eric Rohmer.

J’ai découvert un de mes homonymes anciens, sur le Net, Maurice Briault, un prêtre missionnaire, africaniste, aquarelliste et peintre, qui s’est fait connaître par ses voyages dans les colonies françaises, il est l’ auteur de nombreux livres sur l’Afrique abondamment illustrées par ses soins.

A vrai dire je ne sais comment René a perçu la lumière de la Grèce. Lors de mon unique voyage dans ce pays, je me souviens sur l’Acropole notamment, en observant les gens évoluer au milieu des statues et des temples, je percevais en réalité un monde presque en camaïeux, la couleur ne comptant pas, et les figures vivantes de ces visiteurs m’apparaissaient toutes extrêmement ciselées par un effet étrange de la lumière qui devaient toujours régner ainsi en Grèce ou en Attique, du moins l’été, les gens comme les œuvres et le paysage, tout me semblait dessiné d’une ligne incisive, soulignant et marquant toutes les formes sans exception et d’une plénitude sculpturale. La Grèce pays des formes ciselées, en bronze, en marbre, en végétal ou en chair.

On le sent bien, la Grèce de René témoigne d’une vision plus colorée, et lors de ces nombreux déplacements en France ou à l’étranger, comme ici avec ces carnets de voyage hellènes, c’est la même fraîcheur de ton, la même touche enlevée, les mêmes teintes transparentes et vives qui se révèlent ainsi à nous et nous attendent. Non sans humour. La caricature surgit parfois. Par ses traits. C’est pourquoi il préfère Goya à Vélasquez.
Les carnets sont souvent annotés, tranche de vie en plus d’être expressivité. Il y a de la narrativité dans ces dessins, si on les suit. Chez lui, il en faisait défiler, ou ceux-ci défilaient tout seuls sur son écran, un logiciel nous surprenait et il réagissait encore, nous invitant à les voir en nous prenant presque à témoin, entre existence et image.
Je ne sais ce qu’il pense de Raoul Dufy, autre fauve avec Van Dongen auquel on pourrait le rapprocher. Ce ne serait plus La Fée électricité, mais la fée rencontre, la fée passionnée.
Enfin, l’actualité des expositions nous y invite avec Munch, René apprécie tout particulièrement Le Cri. Avec l’autrichien Egon Schiele, ce sont deux peintres qui avaient sa préférence, deux peintres expressionnistes là encore et souvent considérés comme des artistes précurseurs. On voit ce qui attire notre ami, le puissant tropisme que ces œuvres exercent sur sa sensibilité, la fraîcheur intense et immensément expressive du Cri, et les corps jeunes et dégingandés de Schiele, lignes de contours brisées d’un côté, lignes ondulantes gagnant tout l’espace chez l’autre. Modernité et spontanéité.
Qui dira toute la valeur et l’importance de ces carnets ? Pensons aux lavis et aquarelles de Barthes qui soutiennent une pensée du neutre et du gris. Schérer et Barthes partagent la même admiration pour Cy Twombli. Gardons ces mots, aussi terribles parfois que nécessaires souvent : modernité et spontanéité.

Thierry Briault

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Le Département de Philosophie de l’Université d’Athènes a organisé le 18 octobre 2013, à l’initiative de Gerasimos Kakoliris, en coopération avec l’Institut Français de Grèce, une journée philosophique consacrée au philosophe français René Schérer, intitulée « Offrir l’hospitalité à René Schérer / René Schérer sur l’hospitalité », avec la participation de : • René Schérer, Professeur émérite en Philosophie à l’Université Paris 8 Vincennes-à-Saint-Denis. Titre de conférence : Hospitalité et Utopie. • Anne Sauvagnargues, Professeure en Philosophie de l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. Titre de conférence : Les devenirs-enfants de René Schérer. • Eftichios Bitsakis, Professeur émérite en Philosopie à l’Université d’Ioannina. Titre de conférence : René Schérer, Vers une utopie réelle. • Gerasimos Kakoliris, MCF en Philosophie à l’Université d’Athènes. Titre de conférence : René Schérer et Jacques Derrida sur l’hospitalité. • Modérateur : Constantin Irodotou, doctorant, à l’époque, de l’Université de Paris 8 Vincennes-à-Saint-Denis.
À cette occasion, René Schérer a visité la ville d’Athènes et le Péloponnèse, accompagné par Gerasimos Kakoliris, Anne Sauvagnargues et Constantin Irodotou, et y a consacré tout un carnet de croquis restant inédit (visible à la suite du texte ci-dessous)

Constantin Irodotou

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Hospitalité et utopie

Deux mots, deux idées qui, dans notre langage et dans notre pensée jouent ensemble, tourbillonnent, se renvoient la balle. Il vaut mieux – ce n’est pas une subtilité – supprimer le et, remplacer par une virgule. Ce qui donne :

Hospitalité, utopie ou deux points : utopie ! c’est à dire balivernes, irréalisme. Mais aussi et vu d’une tout autre manière : hospitalité, utopie, ou notre utopie ! qui prend alors une allure affirmative, exaltante : si nous avons à former une utopie pour le temps présent, c’est à rien d’autre qu’à l’hospitalité, offerte à tous, que nous pensons.

Ce que j’ai à dire tourne autour de ces deux formulations, de ces deux idées simples, pour ne pas dire simplistes. Il est toujours utopique de proposer l’hospitalité sans restriction à tous ceux qui la demande ; Mais c’est vraiment une utopie qui en vaut la peine, la plus généreuse peut-être, et, qui sait, la plus réaliste finalement pour un monde qui a qui va avoir besoin, s’il ne veut pas mourir, de plus, toujours plus d’hospitalité.

Comment y voir clair dans tout cela, comment s’orienter ? C’est la notion même d’utopie qui est en question, qui peut signifier le pire : l’illusion, le vide des mots, et le meilleur : l’idée directrice, le but à atteindre. Utopie péjorante et utopie exaltante.

L’utopie est donc chose double ; et, de plus, évoquer l’utopie est nécessairement devoir se référer, non à une, avec l’article défini, mais à toutes les utopies qui ont revendiqué ouvertement ce nom, qui se sont recommandées de ce titre, à des utopies.

C’est-à-dire à des écrits, des récits qui existent, pullulent dans toute la littérature moderne et contemporaine, éclairants, instructifs, proposant, imaginant d’autres mondes, d’autres vies possibles que celle de l’actualité dite « réelle », explorant des possibles latéraux ( Raymond Ruyer) ou, si l’on veut – car le seul « possible » au sens strict est justement ce qui est advenu, le « réel » – des impossibles.

L’utopie, c’est l’impossible d’une société, mais un impossible exigible, d’une certaine manière même, nécessaire, appelé par les injustices et les contradictions de cette société.

C’est cette méthode-là que je choisis pour montrer comment ces utopies se sont comportées avec l’hospitalité, l’ont traitée – ou bien maltraitée.

Tâche qui serait hors de proportion avec le temps qui m’est imparti si je voulais l’épuiser, mais pour laquelle je procèderai par survols et bonds, raccourcis, allant aux grandes lignes, axes ou idées directrices, n’hésitant pas à simplifier, voire à être simpliste.

Et, pour couper court, exposant d’emblée toute ma thèse, je prendrai pour axe un paradoxe. C’est que l’utopie, politique et sociale, a été traditionnellement gênée par l’hospitalité, n’a pas fait bon ménage avec elle, bien qu’elle ait, par ailleurs, avec celle-ci une affinité certaine. Et qu’il a fallu attendre une conversion ou une mutation essentielle pour que l’hospitalité avec ses problèmes, au premier chef, le problème de l’étranger, passe au premier plan de l’utopie, l’organise, en devienne le pivot.

Alors le problème ne s’énoncera plus : comment rendre possible l’admission de l’étranger dans la société la meilleure, mais : comment penser une société meilleure autour de l’étranger, de l’admission de l’étranger. Penser autour de l’autre, de la priorité de l’autre, et non du repliement, de la clôture sur soi.

Ce sera une grande mutation, certes. A toute époque, ce sont des utopies – sinon les utopies – qui ont formulé, condensé, illustré les grandes idées directrices de leur temps, les « thèmes de leur temps ». A commencer par la République de Platon, en passant par l’Utopie proprement dite (éponyme) de Thomas More, jusqu’à celle de Charles Fourier, l’Harmonie universelle. Trois utopies, trois jalons, trois condensés critiques de leur époque : la cité antique et la fondation de l’ordre politique ; l’Europe capitaliste et la question sociale ; L’impérialisme contemporain et la mondialisation. (Car, Fourier, bien qu’écrit au début du XIXème siècle, c’est bien cela : une utopie à l’échelle du globe).

Ces utopies concernent ces thèmes, dans la catégorie générale du « politique » ; mais il faut compter aussi avec de multiples utopies qui traitent plus volontiers des mœurs, comme celle de Cyrano, ou de Rétif, avec les questions des sexes, des femmes, du mariage ; Fourier se plaçant encore sur ce point en position exceptionnelle et prédominante, en introduisant dans ce qui apparaissait comme relevant seulement de l’ordre politique, les passions, l’ordre du désir.

Aussi est-il, dans cette ligne, cette lancée, particulièrement intéressant pour ne pas dire prescrit, d’aller rechercher comment « l’utopie », c’est-à-dire « les » utopies ont traité de l’hospitalité.

Je me résume en reprenant :

Dans ce domaine, comme partout, un recours à l’histoire de ce qui est, à la fois une idée, une notion et un « genre » : un genre littéraire et philosophique, pourra être éclairant. Des utopies existent, ont été écrites, depuis celle qui a donné le nom, l’Utopia de Thomas More, et même avant, dès l’antiquité, avant la lettre, pour ainsi dire ; je ne vais pas me lancer dans leur énumération, mais plutôt, en les survolant, dégager quelques grandes lignes, quelques orientations principales. Et j’en vois d’abord 2 :

1. une certaine affinité entre l’utopie et l’hospitalité. Le fait que dès l’antiquité, l’hospitalité apparaît dans un environnement, un contexte souvent, pas toujours, mais souvent utopique. C’est le cas de l’Odyssée : la splendide hospitalité de l’île de Schérie, celle des Phéaciens ; et, plus précisément le fait que les auteurs d’utopies les ont fait apparaître dans des situations exigeant l’hospitalité. Je m’explique :

l’utopie, et cela est particulièrement net et exemplaire chez Thomas More, est découverte par des voyageurs, des gens qui sont en visite, en quelque sorte, et qui doivent être reçus, et arrivent en amis, non en ennemis pour revenir conter l’organisation sociale supérieure qu’ils ont découverte et en faire l’éloge. D’une certaine manière, l’utopie s’est greffée sur une hospitalité première, elle, non utopique au sens d’inventée, d’imaginée, mais bien réelle ; et il n’est pas exagéré de dire que c’est une certaine forme d’hospitalité, d’accueil, qui a encadré, rendu possible, induit, dans les temps modernes, pour ne parler que d’eux, la pensée utopique. Une hospitalité du seuil, de l’accès, liminaire, mais indispensable comme condition première de la pensée qui a inventé, à partir des société recevantes, l’idée d’une société nouvelle. C’est le Nouveau monde d’abord qui a été la source de l’imaginaire utopique : les sociétés américaines, océaniennes sur lesquelles se greffent des idées empruntées à la cité idéale platonicienne. Ce qui est clair chez More, ou dans la Cité du soleil de Campanella ; utopies rendues possibles par l’accès à de plus larges horizons de la terre, à d’autres peuples et formes de vie, à ce qu’on a aperçu, que Montaigne a le mieux exprimé, comme un décentrement du Monde, c’est-à-dire du monde méditerranéen. Et, dès ce moment, l’utopie apparaît comme en jonction très précise avec l’histoire contemporaine dont elle épouse le mouvement : les grandes expéditions maritimes, et, tout à la fois, en contradiction, en opposition critique avec elle. Et ce, doublement, puisque, dans son récit, d’une société idéale ou meilleure, l’utopie est un mode indirect de critique politique des injustices ou des incohérences sociales ; et que, d’un autre côté, elle repose sur un mode inverse d’accès au monde nouveau que celui que l’histoire réelle a adopté : non la violence destructrice, ou le déni de l’altérité, mais l’accueil hospitalier, la compréhension, la comparaison établie à l’avantage de l’autre.

Cela est le premier point de mon exposé : une affinité intime entre l’utopie, j’entends la création utopique, telle qu’elle a apparu dans l’histoire, et l’hospitalité, un sens de l’hospitalité, qu’il s’agisse de la réception des hôtes voyageurs, ou de l’acceptation par eux des institutions étrangères.

2. Mais il y a un second point, un second aspect. C’est que l’utopie, une fois qu’elle s’écrit, se développe comme description d’une cité parfaite, meilleure en tout cas, n’a qu’un souci : se garantir de l’étranger, prendre contre lui des précautions. Cela est une constante depuis Thomas More jusqu’aux toutes dernières utopies contemporaines du 19ème siècle ( car il y en a eu beaucoup dans cette tradition) ; et l’on peut, pour simplifier, en voir le modèle dans Les lois de Platon qui, sans être une utopie au même titre que La république jouent tout de même effectivement ce rôle pour les utopies modernes.

Ce qui est intéressant, surtout pour ce que j’ai à soutenir ici, c’est que l’on voit :

– des mesures de grandes prudence ou de défiance envers l’étranger, avec toutefois la préservation d’un principe d’hospitalité qui est gardé dans l’utopie de l’Etat ou de la Cité, mais ne fait pas partie intégrante d’elle-même. Il est divin, d’un autre ordre. La cité, au contraire, va se construire sur une utopie interne, rationalisation de l’intérieur, et jalouse.

Au fond, l’utopie suit un peu le même chemin que la pensée politique au l8ème siècle, telle qu’elle apparaît tout au moins chez Rousseau, telle qu’elle se prolonge dans le nationalisme jacobin. Elle va prendre un chemin qui l’éloigne du cosmopolitisme, au nom du patriotisme, de l’intérêt national.

Et il apparaît là une contradiction, une tension ou un conflit au sein de la pensée utopique : elle vise à une société idéale, mais la réserve pour un petit nombre, elle pressent que la cité ne peut pas ne pas s’ouvrir à l’étranger sans parvenir à l’intégrer. Et cela, d’ailleurs, vaut aussi pour l’antiquité, pour Platon, dont André Joly a remarquablement décrit la position ambiguë qui fait que, admettant philosophiquement , exigeant la participation ontologique du même à l’autre, il ne peut la faire passer dans le politique, la transposer de l’Etre à la Cité.

Je mettrai cela au centre, comme entrave et impasse de la pensée utopique de cette tradition, et que l’on repère fort bien dans les utopies étatiques contemporaines, « transcendantes » (en langage de Deleuze)

Mais il y a une seconde orientation, ou, pour ainsi dire, deux sources de l’Utopie.

La première était platonicienne, mettait un point final au voyage, préférait le séjour et la clôture à l’errance et à l’expansion. La seconde suit une route qui aussi a été tracée dès l’antiquité : celle , non de la cité, mais du cosmopolitisme, de l’Empire d’Alexandre, et aussi de l’Empire romain, du citoyen du monde. Elle trace avec l’autre une ligne entrecroisée, chevauchante, parfois confondue . Dans toute l’histoire de l’utopie, on ne la voit se dégager nettement qu’à la fin du l8ème siècle avec Kant, avec son idée fondamentale d’un « droit cosmopolitique » commandé par le principe d’une hospitalité universelle ; mais avec des restrictions et limitations héritées de la vision étatique nationaliste.

Et surtout avec l’utopie de Fourier qui propose une alliance unique de la « révolution moléculaire » dans le sens que lui a donné Felix Guattari, avec un principe d’hospitalité non réduit au droit de visite, mais d’accueil.

C’est sur cette base, je crois qu’une alliance de l’utopie et de l’hospitalité doit être pensée : l’hospitalité est notre utopie, c’est dire que nous ne pouvons formuler actuellement de proposition utopique qui n’intègre pas l’ hospitalité : pas d’utopie jalouse, réservée, pas de société idéale possible qui ne soit pas d’abord orientée vers l’étranger et son accueil ; mais également, il est assuré que toute hospitalité pensée en ce sens, étant utopique, nous contraint à réviser notre conception péjorative de l’utopie en l’intégrant à la possibilité de penser. Moins à titre de conceptualisation que de poétisation du réel.

Poétisation, c’est-à-dire devant échapper toujours au froid langage politique et juridique. Je reprendrai en terminant les paroles admirables d’Edmond Jabès : « En deçà de la responsabilité, il y a la solidarité ; par-delà, il y a l’hospitalité » ; et aussi, répondant à la pesanteur, à l’aliénation du réel et connotant la dimension utopique : « l’hospitalité allège ».

René Schérer