Vivre et penser avec D.H. Lawrence

, par Alain Brossat


1- On n’est jamais trop prudent avec la puissance des images. Par exemple, nous en Europe et plus généralement, je pense, en Occident, sommes habitués à associer la destruction de livres, le fait de les vouer aux flammes et de les réduire en cendres aux pires séquences de notre histoire, aux moments les plus sombres de notre civilisation : nous avons tous en mémoire les images de ces autodafés mis en scène par le régime nazi le 10 mai 1933, à Berlin et dans des dizaines d’autres villes allemandes, à l’occasion desquels des milliers de livres écrits par des auteurs de langue allemande progressistes, juifs, marxistes furent voués aux flammes par les activistes nazis, devant une foule en liesse – Sigmund Freud, Marx, Heinrich Mann, etc. Mais aussi des écrivains français, russes, américains des plus célèbres – André Gide, Marcel Proust, Lénine, Maxime Gorki, Ernest Hemingway, Jack London, etc.
Du coup, vu la force de ces images inséparables de la barbarie nazie, nous nous sommes habitués à associer la destruction des livres par le feu au fascisme, au nazisme, aux régimes totalitaires. Ce qui, par opposition et contraste, laisse entendre que les régimes civilisés, eux, les démocraties, ne détruisent pas les livres parce qu’ils cultivent la liberté d’expression et d’opinion et soutiennent la culture de toutes leurs forces.
Mais à l’examen, il s’avère que les choses sont manifestement un peu plus compliquées. C’est en 1915 que D. H. Lauwrence publie son quatrième roman, The Rainbow. Le 13 novembre 1915, après que des poursuites ont été engagées contre l’auteur pour obscénité, le tribunal de Bow Street, à Londres, reconnaît la culpabilité de Lawrence et ordonne la saisie et l’incinération de 1011 exemplaires du livre. A la suite de cette décision, le livre ne fut plus disponible en Grande-Bretagne pendant onze ans – il était en revanche en vente libre aux Etats-Unis.
Toute sa vie durant, Lawrence eut maille à partir avec la censure britannique et en souffrit. En 1929, alors qu’il s’était tourné vers la peinture, une exposition de ses tableaux fut organisée à la Warren Gallery de Londres. Suite à une violente campagne de presse taxant sa peinture d’indécente et scandaleuse, la police saisit treize des vingt-deux tableaux exposés menaçant de les détruire. Lawrence ne put les récupérer que grâce au soutien public de nombreux écrivains et de membres du Parlement – en échange de la promesse de ne plus jamais les exposer en Grande-Bretagne. Aujourd’hui encore, ces tableaux sont aux Etats-Unis.
Alors qu’une version fortement censurée du célèbre roman L’amant de Lady Chatterley avait été publiée aux Etats-Unis en 1928, l’éditeur anglais Penguin eut à faire face à un procès en 1960 pour avoir publié l’année précédente la version non expurgée du roman. Ce n’est qu’en 1961 qu’à l’issue d’une interminable procédure (et alors même que Lawrence était mort depuis plus de trente ans) que Penguin put publier la seconde édition non censurée du roman, et que les éditeurs firent précéder de la note suivante : « For having published this book, Penguin Books were prosecuted under the Obscene Publications Act, 1959, at the Old Bailey in London from 20 October to 2 November 1960. This edition is therefore dedicated to the twelve jurors, three women and nine men, who returned a verdict « Not Guilty » and thus made D. H. Lawrence’s last novel available for the first time to the public of the United Kingdom ».
Humour britannique typique, si l’on veut, mais qui en tout cas vient nous rappeler que l’opposition entre les dictatures totalitaires qui haïssent et brûlent les livres et les démocraties libérales qui les aiment et les protègent demande à être un peu « compliquée » – Ce qui change ici, c’est la manière : The Rainbow est envoyé aux flammes dans les formes (judiciaires) et brûle loin des yeux du public – mais il brûle. L’amant de Lady Chatterley ne brûle pas, des décennies durant – pour la bonne et simple raison qu’en Grande-Bretagne, il est inenvisageable de le publier – et quand enfin un éditeur (et pas le moindre : Penguin) se risque à le faire, l’increvable motif de l’obscénité ressort comme un diable de sa boîte... Et avec tout ça, rien n’y fait : L’amant de Lady Chatterley est et demeure l’un des plus grands romans du XXème siècle...
En 1929, peu de temps avant sa mort, Lawrence envoie par la poste Pansies, un recueil de poèmes qui est intercepté par Scotland Yard. Le titre est un jeu de mot entre l’anglais et le français – Pansies, les petites fleurs jaunes et bleues – Pensées, en référence au fameux livre de Blaise Pascal, typique de la façon dont la pensée, précisément, de Lawrence se déplace constamment entre les langues de la même façon qu’il s’est, lui, sa brève vie durant, constamment déplacé entre les mondes et les cultures. Qu’est-ce qui fait que ce petit volume doit paraître si dangereux aux yeux de la police anglaise que celle-ci estime de son devoir de s’en emparer ? Entre autres, sans doute, ce poème si manifestement subversif – à force de naïveté :

« Kill money, put money out of existence
It is a perverted instinct, a hidden thought
Which rots the brain, the blood, the bones, the stones, the soul.

Make up your minds about it
That society must be established itself upon a different principle
from the one we’ve got now.
We must have the courage of mutual trust.

We must have the modesty of a simple living.
And the individual must have his house, food and fire all free
Like a bird ».

2- La question qui donc revient avec insistance est celle-ci : qu’est-ce qui rend Lawrence si dangereux aux yeux de l’autorité, de la police et la Justice, d’une partie de la presse et des élites intellectuelles pour que son œuvre (et du coup sa propre existence) soient si constamment persécutées ? Le mot qui revient de manière obsessionnelle dans les incriminations lancées contre son œuvre, c’est « obscénité ». Il y aurait donc, jusque dans les années 1960, quelque chose qui, dans la police des mœurs et la morale sexuelle britannique, entrerait directement et violemment en conflit avec le travail de Lawrence. Un quelque chose qui, bien sûr, dans ce contexte, tourne autour de notions comme puritanisme, esprit victorien – une matrice, un code, un guide des conduites et un corps de disciplines dont l’efficace se poursuivrait bien au-delà de la fin du long règne de l’illustre souveraine britannique (1876-1901). Ce quelque chose, Lawrence pense savoir assez précisément de quoi il est fait et il l’expose avec une verve polémique dans le texte de présentation de l’exposition de ses peintures.
Depuis la Renaissance, dit-il, la peinture anglaise – mais la littérature aussi – est placée sous l’emprise de l’horreur de la chair et du sexe, et donc dans l’incapacité de présenter et représenter les corps – ceci par opposition à la peinture italienne ou française notamment. Ce n’est pas pour rien que la peinture anglaise s’est réfugiée dans le paysage, les marines, les ciels d’orage et les couchers de soleil. Ce n’est pas pour rien que le théâtre élisabéthain est dominé par des images répulsives des corps monstrueux et des chairs en putréfaction – à commencer par Shakespeare. C’est que, à la Renaissance, les maladies vénériennes ont commencé à se répandre de façon foudroyante parmi les élites aristocratiques d’abord puis, par contamination, dans toute la société – à cause de la promiscuité sexuelle – produisant un désastre sanitaire qui, depuis lors, ne s’est jamais interrompu et a nourri durablement une association entre la chair et la mal, la maladie, renchérissant, en quelque sorte, sur le fond religieux chrétien. L’horreur du sexe et de la chair nourrie par la syphilis et ses ravages, la peur associée à la sexualité ont profondément infléchi l’attitude des Anglais face à la vie – ils se sont mis à haïr tout ce qui s’associe à l’existence charnelle, se sont réfugiés dans la vie de l’esprit et, dans la dimension morale, le puritanisme est né de cette répulsion : Hamlet lui-même éprouve une sorte de panique sexuelle face à Ophélie et, d’une façon générale, tout le cours ultérieur de l’art anglais a été déporté par cette aversion pour le sexe et la chair – leurs pouvoir contaminants.

C’est ainsi que la peinture anglaise est devenue résolument bourgeoise, reculant devant les corps – « The coat is really more important than the man », écrit Lawrence avec ironie.
A cette rigidité puritaine, Lawrence oppose la sensualité de la peinture italienne de la Renaissance ou bien des Français du XVIIIème siècle – les Watteau, Boucher et autres. Le rejet, le déni du corps humain sont établis pour lui au fondement de la modernité artistique britannique, contrairement à l’italienne ou la française – une peinture experte « strong on landscape but absolutely lacking, in its entire history, a single artist of the human body to compare to Picasso, or Michelangelo, or Degas » – et ce manque criant, ajoute-t-il, c’est quelque chose qui « must say something about the nation’s emotional history ».
Il y a, soutient Lawrence, quelque chose d’essentiellement morbide dans cette horreur du sexe et de la chair, la culture et l’histoire nationales anglaises sont malades parce qu’elles sont tournées contre la vie – ici son argument est distinctement propre à le rapprocher de Nietzsche – ce n’est pas pour rien que Gilles Deleuze les place, l’un et l’autre, au premier rang de son Panthéon philosophique et littéraire... La panique suscitée par les maladies vénériennes appelle la répression sexuelle et a pour effet de priver les Anglais d’une part essentielle de leur puissance vitale. Ils sont, en vérité, en tant que puritains-nés, des cadavres vivants. A cette involution des puissances vitales, Lawrence oppose une philosophie de la vie fondée sur l’exaltation de la sensualité, du sexe et de la chair. Au cœur de cette philosophie est établi un culte : celui du phallus, symbole de puissance sexuelle et dont la gloire est célébrée dans pratiquement toutes les œuvres de l’écrivain – mais du peintre aussi – d’où les problèmes rencontrés lors de l’exposition évoquée plus haut...

Deux remarques à ce propos. La première est que la question pour nous n’est vraiment pas de savoir si la contre-généalogie provocatrice de la modernité anglaise qu’il nous propose est vraie ou fausse. Ce qui nous intéresse ici, c’est la façon dont il problématise le harcèlement dont fait l’objet son travail et tente de trouver une explication historique et culturelle « de fond » à la question de savoir pourquoi il est, décidément, si dangereux aux yeux de l’autorité britannique de son temps. Sa réponse consiste à installer au centre du tableau la relation indéfectible qui s’établit entre vérole, horreur du sexe et puritanisme. On peut dire que c’est une explication à l’emporte-pièce, douteuse dans son énormité et sa simplicité unilatérale même – mais ce n’est pas ce qui compte. Ce qui importe, c’est l’enthousiasme, la pugnacité avec laquelle il saisit un fil, s’empare d’une idée ou d’une association, d’une image forte – et la suit jusqu’au bout, en épuise toutes les ressources – son texte s’achève sur une passionnante réflexion sur la grandeur et les limites de la peinture de Paul Cézanne et l’effort incessant de celui-ci pour saisir en peinture la présence, la puissance objectale de la pomme.
Aller jusqu’au bout d’une idée qui est aussi une image, la ronger jusqu’à l’os – c’est le propre d’un écrivain qui est aussi un penseur – le propre de Lawrence. Un de ces écrivains dont l’œuvre recèle une forme tout à fait singulière de philosophie – une philosophie faite de digressions et d’envolées que les lecteurs pressés ont tendance à sauter, mais pas moins passionnante pour autant ; une philosophie échevelée et lyrique qui est le contraire même de la philosophie universitaire rassise et bien peignée. C’est la grandeur d’un philosophe comme Gilles Deleuze, précisément, d’avoir identifié la beauté de cette philosophie hirsute du littérateur plutôt que l’avoir considérée comme un ensemble de divagations un peu puériles.

La seconde remarque, c’est que Lawrence a beaucoup souffert des persécutions qui ont sans doute contribué à écourter sa vie, à l’égal, de ce point de vue, de Oscar Wilde, mais qu’il a gagné post-mortem de la manière la plus éclatante qui soit. Après le procès de 1960, tout se renverse, la guerre interminable conduite par les puritains s’achève sur leur déroute, le sexe gagne et, avec lui, Lawrence et toute son œuvre qui, du coup, apparaît rétrospectivement comme prophétique. Ce qui a pour effet que, le lisant aujourd’hui, les nouvelles générations pourraient être portées à se dire : mais pourquoi tant de bruit pour si peu de choses ? Comment des gens éduqués et supposément éclairés ont-ils pu se sentir offusqués par les scènes de baise de L’amant de Lady Chatterley – tout ceci est devenu si banal ?!
Certes, certes, mes amis mais n’oubliez pas : ces persécutions ont bien eu lieu et c’est donc bien qu’en son temps, pour la bonne société de son pays, Lawrence était un diable. Et que ce qui, outre son talent de littérateur, fait sa grandeur, est qu’il ne plia jamais et préféra toujours la vérité de l’art à la carrière du notable des lettres. Et vécut, en conséquence, avec sa femme d’origine allemande, une vie de bohème cosmopolite, chahutée et trimballée sur tous les continents. Une vie de rebelle passablement délirant souvent (sur les questions politiques notamment), telle étant sans doute la rançon d’une imagination sans cesse en mouvement.

3- Vers la fin de La volonté de savoir, Foucault évoque l’un des plus célèbres romans de Lawrence, Le Serpent à plumes. Mais c’est pour nous dire qu’au fond l’éloge que prononce toute l’œuvre de Lawrence et du sexe et de la liberté sexuelle, et qui lui a valu tant d’ennuis, cet héroïsme littéraire ou, si l’on veut, ce sacrifice de l’écrivain à sa grande cause anti-puritaine repose sur un faux-semblant, une illusion. Foucault cite un personnage féminin du roman, Kate, disant : « Tout est sexe, tout est sexe. Comme le sexe peut être beau quand l’homme le garde puissant et sacré et qu’il emplit le monde. Il est comme le soleil qui vous inonde, vous pénètre de sa lumière ».
Il est intéressant que ce soit ici un personnage féminin qui se fasse l’interprète de la philosophie de la vie de Lawrence, de cette sorte de paganisme solaire au centre duquel se trouve installé le culte du sexe – une philosophie un peu délirante qui trouve sa pleine expression dans ce roman tardif de Lawrence.
Mais, objecte Foucault, ce culte naïf du sexe et de sa libération est illusoire. Ce qui est propre aux sociétés modernes en Occident, ce n’est pas la répression du sexe, c’est la mise en place du dispositif de sexualité. Le dispositif de sexualité, c’est ce qui fait que, dans ces sociétés et de façon toujours plus insistante, c’est du côté du sexe que nous cherchons la vérité et le secret de nos existences, que nous tendons à situer le sens caché des choses – d’où le succès de la psychanalyse au XXème siècle et la place éminente que Freud (et sa séquelle) occupent désormais dans l’ordre des savoirs – Freud comme « fondateur de discursivité » au côté de Marx et Nietzsche. C’est, dans nos sociétés, de façon croissante, au dispositif de sexualité que nous demandons, en Occident, « de révéler ce que nous sommes ».
C’est en ce sens, dit Foucault, que le sexe tel que le fétichise Lawrence est une illusion ; il est tout entier place, en vérité, « sous la dépendance historique de la sexualité ».
Du point de vue d’une généalogie de la modernité occidentale, ce n’est pas le sexe qui est « le réel » et la sexualité une idée théorique ou un domaine de savoirs plus ou moins confus – c’est exactement l’inverse. L’illusion, chez Lawrence comme chez les freudo-marxistes qui sont la cible première de Foucault dans La volonté de savoir, c’est de croire qu’en nous battant pour la « libération du sexe », nous entrons en lutte contre le pouvoir, tous les pouvoirs dont le propre est d’être répressif. Ce qui est premier, ce n’est pas la répression du sexe, c’est la prolifération des discours autour du sexe, et la façon dont ces discours entre en composition dans les jeux de la vérité, du pouvoir et du savoir. D’où le lien généalogique que Foucault effectue entre la confession chrétienne et la cure analytique, tournant autour de la notion de l’aveu. Dis-moi ce que tu avoues de ta sexualité, ce que tu en dis – et je te dirai qui tu es... voilà ce qui est en jeu dans le dispositif de sexualité en Occident. D’où la formule que Foucault oppose frontalement à la philosophie de la vie de Lawrence : « Ne pas croire qu’en disant oui au sexe, on dit non au pouvoir ». En disant « oui au sexe », comme le fait Lawrence, on ne fait que suivre, sans le savoir, le « fil du dispositif général de sexualité ». En d’autres termes, Lawrence, comme ceux qui le censurent et brûlent ses livres appartiennent au même diagramme – celui dans lequel la vérité se lit dans le miroir du sexe.

Pour Foucault, c’est de ce dispositif qu’il faut tenter de s’émanciper : en opposant non pas le désir au pouvoir mais les corps et les plaisirs, dans la multitude de leur diversité et les possibilités de résistance qu’ils offrent, à ce dispositif même. Ce point est très important dans le contexte des débats philosophiques de l’époque en France : il est l’un de ceux sur lesquels Foucault se sépare de Deleuze et Guattari dont il demeure, au reste, si proche sur tant d’autres questions : philosophie des plaisirs et des expériences dans lesquelles les corps sont en jeu contre philosophie du désir.
Il est intéressant de voir comment Foucault s’oppose ici aux philosophes du désir par l’intermédiaire de Lawrence : en opposant sa lecture « désenchantante » ou démystifiante de l’écrivain anglais à l’éloge sans réserve qu’en prononce Deleuze.

Foucault cite, pour finir, Lawrence disant : « Aujourd’hui, la compréhension pleinement consciente de l’instinct sexuel importe plus que l’acte sexuel ». Son commentaire tombe alors, abrupt et tranché : « Peut-être un jour s’étonnera-t-on. On comprendra mal qu’une civilisation si vouée par ailleurs à développer d’immense appareils de production et de destruction ait trouvé le temps et l’infinie patience de s’interroger avec autant d’anxiété sur ce qu’il en est du sexe ; on sourira peut-être en se rappelant que ces hommes que nous avons été croyaient qu’il y a de ce côté-là une vérité au moins aussi précieuse que celles qu’ils avaient déjà demandée à la terre, aux étoiles et aux formes pures de leur pensée (...) ».
En d’autres termes, la philosophie de la vie de Lawrence, telle qu’elle installe l’« instinct sexuel » en son centre, c’est typiquement pour Foucault une de ces croyances d’époque, on pourrait presque dire une superstition, sur laquelle les époques ultérieures jettent un regard incrédule – comment des gens sérieux ont-ils bien pu se passionner si longtemps, si sérieusement, pour une telle chimère ?

4- Mais il se pourrait que Foucault, s’emparant de ce qui, dans l’œuvre de Lawrence, a suscité le scandale, nous entraîne lui aussi sur une fausse piste ; ceci, en nous incitant à croire que ce qui importerait vraiment dans l’œuvre de Lawrence serait cela, précisément. Or, tout lecteur attentif de Lawrence, toute lecture empathique de son œuvre nous convainquent aisément que ce n’est pas cela qui importe vraiment, qui est novateur et qui reste pour les temps et les temps. Le scandale autour du sexe a été promptement absorbé par la civilisation des mœurs à l’issue du tournant qui se produit en Occident dans les années 1960, Les audaces des romans de Lawrence ne choquent plus personne dans ce monde d’aujourd’hui où la pornographie est une industrie prospère et légale, où les relations sexuelles entre personnes du même sexe sont désormais protégées par la loi, où l’adultère a cessé d’être un délit, etc.
Qu’est-ce donc qui, dans l’œuvre de Lawrence, conserve tout son tranchant et continue de se projeter vers l’avant, de nous éblouir et, souvent, nous faire trembler ? C’est en premier lieu, je crois, une formidable sensibilité à la fragilité et l’instabilité des relations entre les êtres humains, notamment ceux qui sont censés être les plus proches les uns des autres, les couples, la famille, les parents et les enfants. Je me rappelle que, lorsque je me suis mis à lire assidûment Lawrence, une des premières choses qui m’a frappé est cette ritournelle, ces quelques mots revenant sans cesse d’un roman à l’autre, d’un contexte à un autre et avec toutes les variantes imaginables : « Suddenly, he hated her »... Vous avez un couple qui vit sa vie ou bien un fils qui vient voir sa mère, des gens ayant des relations certes variables, mais sur un fond d’affection solide, et puis tout à coup, à l’occasion d’un incident infime, d’une remarque incidente, cette brèche qui s’ouvre et cette montée brutale de l’hostilité, ce renversement de l’affection en son contraire : « Suddenly, he hated her, she hated him, etc. ».
Au début, cela me choquait – comment la haine peut-elle ainsi faire si brutalement irruption, à l’occasion d’un incident anodin, dans la relation entre un mari et une femme, un jeune homme et sa mère ou son père, et comment le romancier peut-il s’en faire le témoin et le « reporter » d’une manière aussi impudique ? Peut-être est-ce dû en partie à un problème de langue : en français, le mot par lequel on traduit couramment « hate », « haine », a un sens très fort, plus fort sans doute qu’en anglais quand on dit, par exemple « I hate that ». Peut-être que quand Lawrence écrit « Suddenly, he hated her », il parle de quelque chose de plus subtil et indifférencié que ce que nous, Français, entendons généralement par « haine », c’est-à-dire, vraiment, détestation active et intense...
Quoi qu’il en soit, ce qui se dévoile dans le retour de cette ritournelle dans tous les romans de Lawrence, c’est sa connaissance intime, sa « science », dirais-je, de l’extrême variabilité des relations entre les êtres humains proches. Si vous vous êtes plongés dans The Rainbow, vous aurez pu constater comment tous les personnages sans exception, sur les trois générations de la dynastie des Brangwen qui peuplent ce roman, sont pris dans le maelström de cette fluctuation, souvent très brutale, des affections. Vous avez des personnages qui sont très proches, que lie une tendre affection – et puis tout à coup se produit une infime bifurcation, un imperceptible déplacement et les voici qui s’éprouvent comme parfaitement étrangers l’un à l’autre, voire ennemis l’un de l’autre. Mais aussi bien, cette perpétuelle instabilité des affections va faire que la haine, l’éloignement de l’autre vont se renverser en amour et proximité tout aussi rapidement, dans l’instant :
« Then suddenly, out of nowhere, there was connection between them again »... Et puis, ça casse une nouvelle fois et, tout aussi soudainement, c’est la guerre qui revient : « She turned on him like a tiger, and there was battle ». « How she hated to hear him ! How he hated her ! »
En d’autres termes, ce dont Lawrence est vraiment le maître, c’est la description du temps vécu des relations affectives et sociales, dans les espaces clos de la famille, du clan, de la tribu, comme un temps brisé, un temps en zigzag, imprévisible et épuisant pour ceux-celles qui en sont les acteurs. C’est l’un des plus fameux motifs de l’œuvre de Lawrence : le couple comme champ de bataille et lieu d’affrontement entre deux forces de puissances égales : l’élan vers l’autre sexe d’une part (les couples lawrenciens sont hétérosexuels, même si le motif de l’homosexualité est loin d’être absent de ses romans), élan vital et irrésistible, et le fond d’étrangeté fondamentale et insurmontable entre les sexes et les genres. Donc, sur le premier versant, de brefs tableaux idylliques du genre : « For three days they had been immune in a perfect love » et, sur l’autre, ces rechutes perpétuelles dans l’Entfremdung : « Her face was shining, her eyes were full of light, she was awful. He suffered from the compulsion to her. She was the awful unknown ».
Le fond de l’affaire, ce n’est pas seulement que, comme le redira Lacan après Lawrence, hommes et femmes ne sont décidément pas vraiment faits pour s’entendre, c’est-à-dire qu’envers et contre toutes les attractions, se maintient cet irréductible noyau de l’incommensurabilité des conditions respectives des femmes et des hommes ou, si vous voulez, cet insurmontable différend entre le féminin et le masculin, comme sexes et genres. Ce qui donc épuise les couples, c’est le fait même qu’ils sont le support fragile de cet affrontement perpétuel entre des forces cosmiques qui les dépassent, et de loin – le lieu d’une bataille épique dont ils ne sont que la chair et le sang et qui les laisse perpétuellement ensanglantés.
C’est ainsi que, dans n’importe quel roman de Lawrence, vous allez passer d’une phrase comme celle-ci :
« They loved each other to transport again, passionately and fully » à cette autre : « One day, she thought she would go mad from his very presence, the sound of his drinking was detestable to her. The next day she loved and rejoiced in the way he crossed the floor, he was sun, moon and stars in one » – et puis à cette autre : « They fought an unknown battle, unconsciously. Still they were in love with each other, the passion was there. But passion was consumed in a battle ».

Dans la présence la plus intime même, les êtres, un homme et une femme tout particulièrement, demeurent étrangers l’un à l’autre, comme séparés par des parois de verre. Les moments fusionnels, de ce point de vue, sont une illusion – chacun-e demeure prisonnier de sa bulle, de sa sphère et la condition fondamentale des êtres, c’est la solitude existentielle. Le mot « étranger » est, après « haine », le second mot clé de The Rainbow. L’étranger, c’est l’ « inconnu absolu », dans toute son inquiétante étrangeté. Mais le pire, c’est que l’expérience que chacun-e fait de l’« étrangéité » et l’étrangeté de l’autre ne suscite pas seulement les antagonismes et les conflits. Elle dévoile la dimension destructrice de la relation amoureuse et de la vue de couple – une ligne de mort. Au fond, ce à quoi chacun-e aspire sans le savoir, c’est à détruire l’autre en le réduisant à ses conditions, en le tenant en son pouvoir, en prenant l’ascendant sur lui-elle :
« Gradually she realized that she was being borne down by him, borne down by the clinging, heavy weight of him, that he was pulling her down as a leopard clings to a wild cow and exhausts her and pulls her down (…) He wanted her in his power » (p. 154).
Ce dont la vie affective est faite, la vie des couples, la vie familiale, c’est donc non seulement de perpétuels tensions et antagonismes, mais bien d’une sorte de lutte à mort :
« What do you do to me ? She cried. What beastly thing you do to me ? You put a horrible pressure on my head, you don’t let me sleep, you don’t let me live. Every moment of your life you are doing something to me, something horrible that destroys me, etc. » (p. 155).

5- Cependant, une sorte de dialectique est ici à l’œuvre : c’est dans cette épreuve de la confrontation, de la solitude, de l’étrangeté de l’autre que ceux qui sont assez forts pour y survivre (et ici le ton de l’œuvre de Lawrence est distinctement nietzschéen) vont pouvoir faire l’expérience d’une forme d’émancipation, voir se dégager devant eux l’horizon de l’autonomie et s’ouvrir des lignes de fuite hors des formes d’existence programmées par l’autorité ou les fatalités sociales. Cette « leçon » se condense, dans The Rainbow, dans le personnage féminin de la troisième génération, Ursula. Celle-ci apparaît dans la dernière partie du roman comme cette représentante de la nouvelle génération, éduquée, urbanisée, titulaire d’un métier, émancipée de sa famille engoncée dans la vie de bourgade et porteuse de la bonne nouvelle : il existe un avenir possible pour les femmes en dehors de la subalternité matrimoniale, du huis-clos du couple et de l’élevage des enfants. Ursula, c’est le personnage de la bifurcation salutaire, celle qui consiste à se dérober au dernier moment devant le mariage annoncé qui lui traçait l’avenir le plus prévisible. C’est aussi le personnage de l’expérimentation scandaleuse : l’évocation sans fard de sa relation homosexuelle avec une femme plus âgée qu’elle et qui est, à tous égards, son initiatrice, fut assurément la première des raisons pour lesquelles le roman fut voué aux flammes par les puritains de service.
Mais cette exploratrice des nouveaux chemins de la liberté féminine n’est pas une héroïne indestructible, une militante féministe bardée de certitudes et proto-Metoo#, elle souffre, elle doute, elle est souvent bien près de retomber dans les ornières de son destin de femme, destin de subalternité programmée – mais au bout du compte, elle tient, fût-ce au prix de la montée d’un sentiment d’étrangeté au monde, de flottement dans sa condition de femme seule – ce que Hannah Arendt appelle acosmisme :
« Repeatedly, in an ache of utter weariness she repeated : ’I have no father nor mother, nor lover, I have no allocated place in the world of things. I do not belong to Beldover nor to Nottingham nor to England nor to this world, then none of them exist, I am trommeled and entangled in them, but they are unreal ».
Nous voyons ici combien peut être fragile et conditionnelle sa nouvelle liberté de femme émancipée mais flottante (acosmique). Et c’est ici qu’apparait la vision, celle qui fait que le roman s’achève sur une sorte d’apothéose utopique. Ce point est crucial _ il y a toujours une dimension utopique dans l’œuvre de Lawrence.

C’est ce qui fait précisément que ses romans, tout en explorant avec constance et jusqu’au bout les boutiques obscures des relations entre les êtres proches, conjoints, parents et enfants, tribus familiales, huis-clos affectif... ne succombent jamais à la tentation de l’amertume, du cynisme ou du nihilisme ou bien encore d’une sorte de description naturaliste et complaisante de l’enfer familial. Ce n’est pas une petite musique convenue de l’espérance qui vient repousser ces tentations, c’est une puissante philosophie de la vie et de ce que Nietzsche appelle la Grande Santé : dans la vie de tous les jours, les sujets fragiles chutent, sont entraînés dans le tourbillon des disputes et de la mésentente perpétuelle entre les individus et les sexes, ils s’usent, ils font l’épreuve de la déception et du désenchantement, ils s’usent – mais la vie est toujours plus forte, elle reprend, et si ceux qui tombent ne se relèvent pas, la relève sera prise par ceux qui viennent après, une nouvelle sève coule dans leur veines, le printemps de la vie les emporte, chaque génération invente de nouveaux agencements, portée par une énergie renouvelée qui la porte de l’avant. D’où, ici, l’image de l’arc-en-ciel qui vient saluer ce miracle de la jeunesse retrouvée de la vie. Ce sont les dernières lignes, majestueuses, un peu grandiloquentes, du roman :

« And the rainbow stood on the earth. She knew that the sordid people who crept hard-scaled and separate on the face of the world’s corruption were living still, that the rainbow was arched in their blood ans would quiver to life in their spirit, that they would cast off their horny covering of disintegration, that new, clean, naked bodies would issue a new germination, to a new growth, rising to the light and the wind and the clean rain of heaven. She saw in the rainbow the earth’s new architecture, the old, brittle corruption of houses and factories swept away, the world built up in a living fabric of Truth, fitting to the over-arching heaven ».

6- Comme toujours ou presque, quand les industries culturelles s’emparent de l’oeuvre d’un écrivain rare, comme Lawrence, c’est une catastrophe. Le propre des industries culturelles, c’est de simplifier, trivialiser, défigurer des œuvres fortes et subtiles à la fois, sous prétexte de les « populariser » – de les commercialiser, en fait, c’est-à-dire d’en faire des marchandises. C’est ce qui arrive exemplairement, si l’on peut dire, à Lawrence, avec la capture de ses romans les plus célèbres par le cinéma. Ce que les nombreux films, à l’exception peut-être d’un ou deux, qui s’inspirent de son œuvre (ou la parasitent) retiennent, c’est bien sûr, l’exposition du sexe, sa glorification, l’exposition impudique des corps et des accouplements. Au cinéma, cela trouve donc sa traduction inévitable dans une pornographie à prétention artistique – les deux films de Ken Russell – ou bien alors carrément, dans toute une production X, des films italiens ou japonais à petits budgets aux titres évocateurs – La voluptueuse Lady Chatterley, Les amants de la jeune Lady Chatterley, etc.
L’œuvre de Lawrence devient ici une sorte de supermarché du sexe dans lequel les marchands de pornographie en tous genres viennent s’approvisionner, comme ils le font aussi bien au supermarché Sade ou d’autres. Ce déprimant et vulgaire recyclage tendrait à donner raison à Foucault : s’il est une partie de l’œuvre de Lawrence qui est parfaitement « récupérable », dans les temps post-victoriens, c’est bien celle où il est question de la gloire commercialisable du sexe. Récupérable signifie ici non seulement dissocié du scandale mais entièrement vendable, bankable – et aux pires conditions, de la même façon exactement que l’effigie du révolutionnaire Che Guevara se trouve recyclée sur les T-shirts et sous forme d’élégants posters destinés à décorer les restaurants bobos des quartiers chics de la planète...
Mais il y a pire, en un sens, que cette marchandisation. C’est le fait que son corolaire est l’accumulation des contresens sur l’œuvre, dictés par la facilité et les routines de pensée. Dans l’ « adaptation » de The Rainbow par Ken Russell, Ursula devient une jeune femme en quête de son identité – devenir enfin ce qu’elle est, « elle-même ». Or, cette notion de l’identité, la seule, l’unique, compacte et définitive, et qui serait, dans nos sociétés individualistes, ce à la découverte ou la construction de quoi tout sujet humain est supposé s’acharner en découvrant et façonnant « ce qu’il est », cette notion statique et molaire de l’identité singulière, ce fétiche de la modernité individualiste et capitaliste, est parfaitement étrangère à l’œuvre de Lawrence qui, tout au contraire, insiste inlassablement sur le caractère complexe, instable, fragile, variable des identités individuelles, constamment emportées par un devenir propre à les exposer à tous les imprévus, toutes les bifurcations. Il n’est pas vrai qu’à la fin de The Rainbow Ursula se serait enfin trouvée elle-même, une fois pour toutes, femme émancipée, courageuse et résolue. C’est tout le contraire qui est vrai : elle est, plus que jamais, en chemin et ce n’est pas seulement son existence qui est placée sous le signe de toutes les incertitudes, mais ce dont son identité elle-même est faite – ce perpétuel flottement.
Dans les romans de Lawrence, les personnages principaux n’ont pas une identité fixe qui les ferait correspondre à un type et permettrait de les ranger dans une case – tout à l’inverse, ils sont eux-mêmes des agencements d’éléments multiples et variables. Ils changent de dispositions, de projets, d’affections, ils bifurquent, s’égarent, se retrouvent, se relancent, changent, etc. Ils sont en devenir perpétuel, mais sur un mode si incertain et fragile que l’on aurait bien du mal à dire que les romans de Lawrence sont des romans d’éducation. Au dernier mot de chacun d’entre eux, rien n’est acquis, tout peut basculer dans un sens ou un autre, l’avenir est ouvert, en tant qu’il n’est que la somme des incertitudes qui le peuplent...