Au Pays du rakı. Empire ottoman et Turquie

, par Catherine Pinguet


En refermant le dernier livre de François Georgeon, Au pays du rakı. Le vin et l’alcool de l’Empire ottoman à la Turquie d’Erdoğan, j’ai pensé à notre amie commune, une maîtresse femme, agrégée de lettres classiques et qui levait volontiers le coude avec, sur ses vieux jours, une prédilection pour le Campari : « La boisson qui me met le plus en joie » disait-elle. J’ai aussi pensé à autre ami, Nikiforos Metaxas, à qui elle rendait visite dans l’enceinte de l’église grecque orthodoxe Saint-Georges, à Çengelköy, toujours munie d’une bouteille de whisky, une denrée rare. Le reste du temps, Nicéphore, comme elle l’appelait, allait chez l’épicier du coin (baptisé « Petit Fauchon » car l’un des rares à vendre quelques produits importés d’Europe), s’obstinant à demander : « Bir şişe rakı var mı misiniz ? » – phrase bancale équivalant à : « Auriez-vous une bouteille de rakı ? », suivi d’un saugrenu « êtes-vous ? » – dont la sonorité devait lui plaire… [1]
Les travaux de François Georgeon, souvent de longue haleine, sont bien connus que ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’Empire ottoman. Personnellement, j’attends toujours ses ouvrages avec impatience et celui-ci, publié en mars dernier chez CNRS éditions, ne déroge pas à la règle. Bien documentés, cela va sans dire, y compris dans des registres comme la presse satirique et la caricature, admirablement écrits, ses livres sont ponctués de traits d’humour et d’anecdotes, souvent truculentes et toujours parlantes pour qui connaît la langue et le pays. Cet aspect n’avait pas échappé à notre amie qui maniait à la perfection les différents registres de langue et qui, ayant troqué l’enseignement parisien pour un poste de professeur à l’université d’Istanbul (ce qui durant les années 1970 n’était pas sans danger) lui avait un jour déclaré : « J’ai failli me prendre une bastos dans le buffet ! » – sous-entendu, une balle perdue, lors d’affrontements entre les gauchistes et les membres de l’extrême droite nationaliste.

Dans son précédent ouvrage, publié en 2017 chez le même éditeur, Le Mois le plus long. Ramadan à Istanbul de l’Empire ottoman à la Turquie républicaine, j’ai retenu, de mémoire, l’histoire de cet imam dont les sermons de fin de journée étaient débités à une telle cadence, impatient qu’il était de se joindre aux festivités du ramadan, que ses ouailles l’avaient surnommé şimendifer (« chemin de fer »). Cet ouvrage, qui couvrait un siècle et demi d’histoire, venait battre en brèche certains aprioris, notamment les chapitres sur l’âge d’or du ramadan, quand les réjouissances profitaient pleinement aux non musulmans : comédiens, musiciens, tenanciers de cafés et de kiraathane (« salons de lecture »), commerçants, etc.
Au pays du rakı s’inscrit dans une durée plus longue encore, de la fondation de l’Empire ottoman à l’heure actuelle. Contrairement à l’histoire de l’alimentation, de la cuisine ottomane et des manières de table, domaine qui a le vent en poupe en Turquie, l’histoire du vin et des boissons alcoolisées reste encore discrète, ne s’énonçant qu’à demi-mot. Il faut dire que les magazines dédiés aux amateurs de vin, Dionisos, Bouquet et, le plus connu, Gusto, ont cessé de paraître après la loi de 2013 interdisant toute publicité d’alcool et promulguant des restrictions (licences plus difficiles à obtenir, emplacements délimités, horaires de vente). [2] Rien de bien nouveau, comme ce livre le démontre, lequel s’inscrit dans le quotidien des habitants, plus précisément, dans les marges et la clandestinité, se déclinant, comme le souligne l’auteur, « au pluriel », c’est-à-dire au fil du temps (et les périodes les plus décisives ne sont pas forcément celles que l’ont croit), en fonction des particularités locales et des catégories sociales, des différents confessions religieuses, des rites et des pratiques, y compris au sein de l’islam.
Les premiers ottomans, Osman (qui donne son nom à la dynastie) et son fils Orhan (avec qui l’Empereur byzantin, Jean VI Cantacuzène, contracte une alliance et offre sa fille Théodora en mariage) ont bâti des mosquées et des écoles religieuses (medrese), mais ont aussi favorisé les confréries mystiques mâtinées de croyances animistes, chamaniques ou influencées de cultures et de traditions iraniennes. François Georgeon cite Geyikli Baba, un ascète et un derviche combattant qui a participé à la conquête de Brousse (Bursa de nos jours, en Bithynie, grande région vinicole) aux côtés d’Orhan et qui buvait très librement. De même les kalender, derviches célibataires (fait inhabituel en islam) et errants, qui avait renoncé à tout, mais pas aux boissons alcoolisées, voire au haschich et à l’opium. [3]
Il est d’ailleurs rappelé que l’histoire des boissons alcoolisées est liée à celles d’excitants et de stupéfiants (café, tabac, drogues), mais aussi aux déviances, ou ce qui est considéré comme tel dans l’islam (les jeux d’argent, la prostitution, l’homosexualité). Dans le Coran, le vin (boisson alcoolisée la plus répandue et la plus ancienne) est prohibé ici-bas, mais promis dans l’au-delà. Bien entendu, cela se corse avec les hadiths, les dits et gestes du Prophète : « Boire du vin est incompatible avec la foi » ; « il est source du mal » ; « Quiconque en boit et ne s’en repent pas, n’en boira pas dans l’autre monde. » N’en demeure pas moins que ce statut ambigu (comment empêcher de penser et de rêver cette boisson alors que le Coran promet des rivières de vin au paradis ?) n’est pas étranger à des tentations fort « chatouilleuses » (l’expression est de Pitton de Tournefort dans sa Relation d’un voyage au Levant) et a « ouvert la voix au désir, parfois irrépressible, du fruit défendu. »

D’ailleurs, la poésie du Divan (savante, truffée de mots d’arabe et de persan, destinée à la cour et aux cercles de lettrés) accorde une place de choix au thème de l’ivresse. Et François Georgeon de citer cette observation de l’Égyptien de Rifa’a al-Tahtawi, envoyé par Mehmet Ali en France dans les années 1820 et qui a noté dans son ouvrage, L’Or de Paris :

« Bien qu’ils [les Français] boivent du vin, ils ne le chantent guère dans leur poésie. Ils n’ont pas, pour le désigner, des noms aussi nombreux que les Arabes. Ils goûtent le plaisir de la chose même sans y chercher un sens imaginaire, ni de métaphores ni d’exagérations. »

Nous avons aussi le vaste répertoire de la tradition orale, avec quantité d’histoires et d’anecdotes dont les plus connues sont celles de Nasrettin Hodja, ou encore le personnage de l’ivrogne, Tuzsuz Deli Bekir (Bekir le fou sans sel), dans le théâtre d’ombre, Karagöz. [4] Également populaires, les histoires mettant en scènes des Bektachis (membres d’un ordre soufi interdit au moment de l’abolition du corps des janissaires) qui, comme les alévis, dont ils partagent les croyances, ne respectent pas les commandements de l’islam, comme la prière et le jeûne du ramadan, et dont les cérémonies sont ponctuées de consommation rituelle d’alcool. François Georgeon cite une histoire de Bekri Mustafa (Mustafa le poivrot), figure à moitié légendaire, grand buveur qui n’en reste pas moins lucide et perspicace, exprimant un farouche désir de liberté face aux normes imposées :

« Un Bektachi en train de boire est surpris par le sultan Selim III au cours d’une de ses tournées d’inspection dans la ville. Celui-ci l’apostrophe :
Tu ne sais donc pas que l’alcool est interdit ?
Le Bektachi avale un autre verre et réplique :
Si, c’est parce qu’il est interdit que je le fais disparaître. »


Pendant le rituel bektachi. La chandelle est éteinte
Au cours de la cérémonie bektachie, ponctuée de musique et chants (nefes, « souffle ») et de consommation rituelle d’alcool, douze bougies (en référence au chiisme duodécimain) sont éteintes puis rallumées, ce qui a donné lieu à des accusations de débauche, voire d’inceste. Les alévis sont toujours victimes de telles calomnies.

La hiérarchie religieuse, au nom de la charia, mais aussi de la moralité et de la bienséance, était mobilisée contre l’usage de l’alcool, mais c’est à l’Etat que revenait de faire exécuter les sentences. Ce dernier tenait à assurer la paix et l’ordre publics (prévenir les rixes, les débordements), mais il avait aussi besoin de ressources financières. Or, les spiritueux étaient – et sont toujours – d’un bon rapport pour le Trésor. A priori, un état musulman pouvait difficilement prélever des taxes sur des produits interdits par le Coran. Mais le pragmatisme l’a emporté ; les priorités économiques et financières devançant les considérations religieuses et morales.
D’ailleurs, l’État ottoman a adopté le hanafisme, l’école juridique musulmane la plus laxiste concernant les boissons alcoolisées, une des raisons pour lesquelles on n’a pas assisté à un « respect strict, pour ainsi dire mécanique, de l’interdit coranique ». Aux communautés non musulmanes, les « Gens du Livre » (zimmi), soumis à des restrictions (dont le paiement d’un impôt de capitation) revenait le droit de produire du vin, d’en vendre, d’en consommer pour leur usage privé. Les autorités n’ont toutefois pas manqué de constater que les périodes de prohibition encourageaient le marché noir et constituaient autant de profits engrangées par ces populations (les Grecs en tête, suivis par les Arméniens, les Levantins et les Juifs) qui échappaient au fisc.

Sans surprise, on buvait surtout dans les « échelles du Levant », les grands ports de la Méditerranée orientale, avec au premier rang, la capitale ottomane, et tout particulièrement dans un quartier, Galata (« la plus grande taverne du monde » selon le poète Lâtifî, auteur au 16e siècle d’un Éloge d’Istanbul). Sous le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566), l’Empire ottoman s’étend sur trois continents : les Balkans, l’Anatolie et le Caucase, les régions de langues arabes c’est-à-dire une partie de la péninsule arabique (notamment le Hedjaz), les provinces de Mésopotamie, le Bilâd al-Shâm, l’Egypte et le Maghreb (le Maroc excepté). Mais le sultan, avec l’âge, devient dévot, abandonnant l’usage de riches vêtements, allant jusqu’à faire brûler les instruments des musiciens qui avaient pour tâche de le distraire. Le şeyhülislam (mufti d’Istanbul, chef de la hiérarchie religieuse de l’Empire) émet des fatwas (avis consultatifs) répressifs mais, comme le souligne François Georgeon, ces interdictions n’ont guère d’effet (ne serait-ce qu’en raison de l’étendue du territoire) et « leur répétition témoigne de leur inefficacité. » [5] De plus, l’expression « tel père tel fils » est contredite par le successeur de Soliman, son fils Selim II, dont le goût immodéré du vin lui a valu le surnom de « Selim l’Ivrogne ».
Dans les sources européennes de l’époque, il n’est pas étonnant que l’image de l’Ottoman ait été ambivalente : tantôt des gens d’une sobriété et d’une tempérance exemplaires (en premier lieu les soldats, « ce qui permet d’expliquer, à peu de frais, leur supériorité sur les troupes chrétiennes »), tantôt des buveurs impénitents et des ivrognes (des chrétiens prenant un malin plaisir à surprendre des Turcs enfreignant la loi islamique). Cette seconde assertion renvoie toutefois à un état de fait : la clandestinité condamnait les musulmans à boire vite et l’interdit poussait à l’excès.


Particulièrement répréhensible, boire et ne pas respecter le jeûne pendant le ramadan.
Descente de police dans un restaurant, où l’homme attablé fait savoir qu’il est étranger tandis que deux hommes, dont un Ottoman coiffé d’un fez, se cachent sous la table.

Le 18e siècle, avec l’époque des Tulipes, sous le règne d’Ahmet III, amorce une période de tolérance, mais c’est avec le sultan Mahmud II qu’intervient le tournant décisif, lors des réformes des Tanzimat (« Réorganisation », destinées à moderniser l’Empire confronté à des défaites et à des pertes territoriales successives). Mahmud II supprime l’ancien corps des Janissaires (lesquels étaient, entre autres, de grands consommateurs d’alcool) et crée une nouvelle armée. Les bureaucrates reçoivent l’ordre de porter le fez de feutre rouge et, suivant l’exemple du sultan, d’abandonner le caftan pour la redingote et le pantalon. Mahmud II boit « au vu et au su de tous » et ses ministres ne tardent pas à lui emboîter le pas. Selon le comte de Boislecomte, envoyé auprès de l’ambassade de France : « S’il fut un temps où l’on se fut compromis en buvant du vin, ce serait maintenant risquer sa place que de n’en pas boire. » Les grands hommes d’État réformateurs (Ali Pacha, Fuad Pacha, ou Midhat Pacha, l’inspirateur de la constitution ottomane de 1876), « taquinent tous la bouteille ». Mais surtout, parmi les nouveaux consommateurs, on assiste à l’émergence d’une classe sociale, celles des bureaucrates de la Porte (nombreux avec la création de ministères et d’administrations) qui adoptent les nouveaux usages « modernes » : vêtements à l’européenne et consommation d’alcool, mais aussi des distractions (d’autant qu’ils ont amplement le temps) comme les jeux de hasard, la danse et les bals, la lecture de journaux. Par snobisme, les boissons importées ont la cote (notamment le champagne, la boisson préféré de Mahmud II), rapidement supplantées par les breuvages locaux, à commencer par le rakı, appelé familièrement aslan sütü (« lait de lion »), et non plus, comme du temps des interdits, imam suyu (« l’eau de l’imam »).

Il est indiqué que l’histoire du rakı et son origine, moins bien documentées que celles du vin, ou même de la boza (une boisson fermentée alcoolisée à base de millet) restent mystérieuses. Vraisemblablement, le mot provient de l’arabe ‘araq, qui signifie « sueur », et désigne en l’occurrence « la sueur » de l’alambic. Toujours est-il que la production artisanale est devenue industrielle, entraînant une chute des prix, et que d’autres boissons voient le jour, dont le cognac, parmi lequel le Metaxa, fabriqué en Grèce et dont le créateur, Spyros Metaxas, a ouvert une nouvelle distillerie à Istanbul. On apprend à cette occasion que le dernier grand sultan calife, Abdülhamid, amateur de cognac, a octroyé une médaille à cette boisson. [6] La bière fait aussi son apparition, avec une célèbre brasserie, Yanni, Grande Rue de Péra, puis Bomonti, créée par deux suisses allemands. [7] Dans ce même quartier de Péra/Galata, ces établissements sont les premiers à franchir l’obstacle du plein-air, à offrir des boissons alcoolisées à la vue des passants et à accueillir une clientèle mixte.


Carte postale de la brasserie Yanni, Grande Rue de Péra (de nos jours Istiklâl caddesi, « avenue de l’Indépendance », la grande artère piétonne du centre-ville européen qui n’est plus que de l’ombre d’elle-même). Constantin Georgiadis produit un vin bon marché, Kouvet (« Force » en turc), comme un rakı appelé Ağa (« chef, propriétaire foncier »). À noter que représenter, vers 1910, une femme tenant un vin à la main est pour le moins osé (les femmes buvaient très peu, voire pas du tout). Ce producteur grec des environs de Kadiköy vendait aussi le rakı Elif (« Aleph »), de qualité nettement supérieure.

Dans un même temps, se met en place une culture du meyhane (« taverne »), une manière de boire (le rakı surtout), avec un rituel spécifique et son lot de hors-d’œuvre (meze), servis dans de petites soucoupes et dont certains constituent des incontournables. Cette culture a son chroniqueur, Ahmed Rasim, journaliste et homme de lettres, auteur, entre autres, de Şehir Mektupları (Lettres de la ville). Viennent s’ajouter des marginaux, dont le plus célèbre est Neyzen Tevfik (Tevfik « le joueur de ney »), musicien et poète, lié aux confréries soufies bektachie et mevlevie (dite en Europe des « derviches tourneurs »). Grand buveur et farouche libertaire, il pouvait jouer le temps d’un soir à la table des grands pour le lendemain se produire dans les rues et les tavernes, affichant son mépris pour l’argent, la gloire et la renommée. [8]


Coffret avec CD publié par Kalan dans sa série « archive ».
Un des nombreux recueils d’anecdotes de Neyzen Tevfik.

Durant les années d’occupation d’Istanbul (de 1918 à 1923), la consommation d’alcool grimpe en flèche. La raison est facile à deviner : la présence de plusieurs milliers de soldats anglais, français, italiens et grecs, mais aussi de l’arrivée d’un autre contingent, les Russes ayant fui les troupes bolchéviques. La vodka fait son apparition, de même le traffic de cocaïne, de célèbres cabarets ouvrent leurs portes, des nights clubs sont ouverts 24 heures/24. Les femmes russes, danseuses, chanteuses et serveuses, font couler beaucoup d’encre et tourner bien des têtes (décoltés, robes courtes, coupe à la garçonne). Les Turcs, dont certains boivent « pour noyer leur chagrin de voir des troupes étrangères parader », leur ont donné un nom, Harașo (bon, beau, belle en russe), ces femmes volontiers assimilées à des kosomatris (« entraîneuse » dans le meilleur des cas, « prostituée » dans le pire).


Hôtel Tokatlian, le long du Bosphore, à Tarabya (fondé par un Arménien originaire de Tokat, Meguerditch Tokatlian, dont le principal établissement est situé Grande Rue de Péra)


Thé dansant à l’hôtel Tokatlian, Tarabya. Liste et prix des boissons en 1929

Ce court épisode est bien documenté. En revanche, moins connue (tout du moins je l’ignorais), la prohibition décrétée fin 1919, à Ankara, où Mustafa Kemal a installée le quartier général du mouvement de résistance. Comment expliquer une telle mesure, il est vrai, votée de justesse et qui avait son lot de détracteurs ? Sous-jacent, le souci de l’économie nationale, autrement dit : comment affaiblir le poids des non musulmans dans les métiers de l’alcool au bénéfice des Turcs. Mais aussi, l’empreinte religieuse, encore prégnante à cette date, les fractions antagonistes n’ayant pas eu le temps de s’affirmer. Comme les opposants à cette loi l’avaient prévu, son entrée en vigueur, en février 1921, est largement contournée. Mieux, dans un restaurant situé face à l’assemblée, députés et hommes politiques se retrouvent dans un coin de la cuisine où ils dégustent leur breuvage favori, fourni par l’un des hommes du chef de la police d’Ankara, Dilaver bey. Cerise sur le gâteau, ce dernier fabrique lui-même du rakı dans sa ferme et il est tellement apprécié que sa réputation, qui s’étend à la ville, lui vaut un surnom, « l’eau de Dilaver ».


La brasserie Bomonti a été fondée en 1890, à Feriköy, par des Suisses qui ont donné leur nom au quartier. Il s’agit de la première grande fabrique industrielle de bière. Pour répondre à la demande et ne pas laisser le marché à la concurrence, la Société Anonyme Brasserie Bomonti ouvre ses portes en 1902, dans des locaux plus vastes et mieux équipés qui permettent une forte augmentation de la production. La Société dispose d’un vaste réseau de points de vente et ouvre des « jardins de bière » dans tout le pays.

En 1913, les chrétiens représentaient 20% de la population ottomane. Dix ans plus tard, après le génocide des Arméniens et l’échange de population décrété par les gouvernements d’Athènes et d’Ankara (les Grecs installés à Istanbul avant 1918 non compris dans cet échange), le nombre de chrétiens, en Turquie, n’excède pas les 2,5%. Dès le départ des troupes alliées d’occupation, la prohibition est mise en œuvre (4 000 établissements sont mis sous scellés et fermés). La presse de tendance religieuse et conservatrice exulte, mais leur joie est de courte durée. La prohibition est abrogée en avril 1924. L’assemblée est dorénavant dominée par les partisans de Mustafa Kemal, l’opposition est laminée et Ali Şükrü, à l’origine de la loi de prohibition, assassiné.

L’objectif est dorénavant de nationaliser la production d’alcool. En 1932, TEKEL (« Monopole » en turc) est fondé, mais les entreprises privées restent autorisées (la mainmise étatique deviendra effective en 1944). Des producteurs et vendeurs grecs, arméniens, levantins ou européens font les frais de campagnes agressives, comme la brasserie Bomonti accusée de s’enrichir au détriment de « la santé de la race turque ». Les campagnes antialcooliques, comme l’eugénisme, ne sont pas nouveaux en Turquie. À la fin de l’Empire ottoman, il n’était pas rare de dénoncer « les vices charriés par l’importation de mœurs occidentales » et de crier au danger d’une « dégénérescence de la race ». Mais l’eugénisme s’exacerbe et fait son apparition dans le vocabulaire médical (öjenik). Leurs partisans, dans un souci de « protéger et d’améliorer la race turque », dénoncent les ravages de l’alcoolisme, « tare héréditaire » au même titre que la syphilis, la folie, l’idiotisme, etc. Un des chantres des campagnes antialcooliques (« créneau porteur » dans la presse de l’époque), le Dr Fahreddin Kerim, élu gouverneur d’Istanbul, devient la cible des amateurs de rakı qui, moquant sa petite taille, crient aux serveurs des bars et des tavernes, non pas une bouteille 35 cl, mais : « Une Fahreddin Kerim ! »


Liqueurs produites et vendues par TEKEL et vin de Tekirdağ (ville et région situées en Thrace, au bord de la mer de Marmara, dont la production de vin devient un monopole en 1931)

Mustafa Kemal Atatürk était un grand buveur, ce qui n’est un secret pour personne, marque de « virilité » aux dires de certains. On a beaucoup glosé sur « la table d’Atatürk », soirées qui s’inscrivaient dans un rituel presque immuable, débutant vers 20 heures et se poursuivant jusque tard dans la nuit, voire jusqu’au petit matin, en compagnie d’une dizaine de convives. Lors de ces réunions, essentiellement masculines, pas de protocole si ce n’est pas que Mustafa Kemal se tenait en bout de table et lançait la discussion. La plaisanterie et le trait d’esprit passent pour avoir été de mise (il faut dire que la boisson lève les inhibitions, délie les langues, et que tous les invités de Mustafa Kemal étaient loin d’avoir sa résistance à l’alcool). Tandis que de nombreux témoins affirment qu’il buvait très lentement et n’était jamais ivre, d’autres parlent de « beuveries » et d’états d’ébriété plus ou moins avancés (tout de moins quand il se retire progressivement du pouvoir). Question d’appréciation, de ragots (dedikodu) diront ses partisans, quoi qu’il en soit, il meurt d’une cirrhose à l’âge de 57 ans. Contrairement à ce que certains prétendent, Atatürk n’a pas fait du rakı « la boisson nationale ». Elle l’était au préalable. Et François Georgeon de souligner le fait qu’il était « un buveur typiquement ottoman, à la tête d’un Etat républicain », qui n’incitait pas à boire, mais encourageait les gens à ne plus se cacher pour boire.
Puis, en fin d’ouvrage, de mettre en évidence un leitmotiv qui ne cesse de parcourir l’histoire « tragi-comique » des boissons alcoolisées : l’hypocrisie. Et le contemporain ne déroge pas à la règle. Recep Tayyip Erdoğan, promoteur d’un islam conservateur et de valeurs morales a voulu détrôner le rakı au profit de l’ayran, un breuvage lacté à base de yaourt et d’eau. Faut-il y voir une énième hypocrisie ? Les auteurs de l’épilogue, « Boire dans la Turquie d’Erdoğan », Nicolas Elias et Jean-François Pérouse, rappellent que le Monopole Turc (TEKEL) pour les alcools a surtout bénéficié à des groupes d’intérêts, dont Limak et Nurol, très proches du Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002. Un an plus tard, lors de la suppression du monopole d’État, ce sont ces deux groupes qui ont acheté « TEKEL – boissons alcoolisées », puis, en 2006, l’ont revendu pour une somme presque trois fois supérieure au montant d’achat à un grand groupe américain. Autrement dit, le business et la rationalité entrepreneuriale peuvent l’emporter sur les considérations morales.


Certains (peu physionomistes ou adeptes des raccourcis) ont voulu voir représentés sur cette célèbre étiquette du rakı Kulüp Mustafa Kemal et Ismet Inönü. En fait, il s’agit d’un autoportrait du graphiste, Ihap Hulusi Görey, attablé avec son ami, l’écrivain Fazıl Ahmet Aykaç.

En 2013, pour légitimer une loi restreignant la vente d’alcool et sa publicité, Erdoğan a opposé « la loi faite par deux ivrognes » (Atatürk et Inönü) à « la loi ordonnée par la religion. » Mais, « le boire des riches et des puissants ne dérange pas l’AKP », ni la consommation des touristes, qui peuvent boire jusqu’à plus soif, de même les supporters de football. Comme François Georgeon l’a démontré, l’alcool était et reste un indicateur de l’appartenance religieuse et communautaire, mais il est en premier lieu, un marqueur social. Autrement dit, avec l’envolée des prix, ceux qui n’ont pas les moyens sont les plus pénalisés. Et une vieille antienne est à l’occasion remise sur le tapis : l’élite et les nantis savent boire tandis que le bas peuple s’enivre. Bref, un fort sentiment de déjà vu. Et Au Pays du rakı de s’achever par ses mots : « Il y a fort à parier que cette politique [de l’AKP] de restrictions et de contraintes ne durera pas plus longtemps que n’ont duré toutes les mesures de prohibition et de répression de l’époque ottomane. »

Catherine PINGUET


Addendum :
Depuis l’écriture de cet article, un confinement strict a été décrété en Turquie, du 29 avril au soir jusqu’au 17 mai : fermeture des commerces et des entreprises sauf dérogation, interdiction de sortir de son quartier et a fortiori de voyager à l’intérieur du pays, interdiction de se promener dans la rue sauf pour faire des courses alimentaires. Des contrôles fréquents de police sont annoncés et des amendes exorbitantes brandies (l’équivalent de 300 euros). Les mosquées restent ouvertes aux fidèles pour la prière individuelle, mais les prières collectives sont interdites, y compris le vendredi. Une mesure, en pleine période de ramadan, a surtout fait grand bruit : l’interdiction de la vente d’alcool pendant les dix-sept jours de confinement, en grande surface comme dans les magasins de spiritueux au motif, avancé par le ministre de l’Intérieur, "que l’alcool a des effets qui vont à l’encontre des mesures de distanciation sociale”. Bien évidemment, avant l’entrée en vigueur de cette mesure, les rayonnages de boissons alcoolisées ont été pris d’assaut et des caddies remplis par ceux (de moins en moins nombreux) qui en ont les moyens. Les épiciers ont livré à domicile (pratique très courante en Turquie) et des affiches fleurissent, comme celle-ci, dans le quartier de Kadiköy : "Disponible dans notre magasin, toutes sortes de boissons locales et étrangères".

Quant au livre de François Georgeon, une grande maison d’édition stambouliote, qui s’était engagée à le traduire et à le publier vient de déclarer forfait, "dans les circonstances actuelles". Un autre éditeur, tout aussi prestigieux, et plus courageux, İletişim, a pris le relai.

Les illustrations ci-présentes ne figurent pas dans Au Pays du rakı, mais proviennent, la dernière exceptée, de la collection Pierre de Gigord.

Notes

[1En 1985, Nikiforos Metaxas a fondé Bosphorus Orchestra avec des musiciens turcs, dont Ihsan Özgen, célèbre joueur de kemençe (vièle).

[2Sylvie Gangloff, Boire en Turquie. Pratiques et représentations de l’alcool, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 2015, p. 231. Le principal chroniqueur de la revue Gusto, Mehmet Yalçın, depuis la fermeture du magazine, tient un blog qui reste suivi.

[3J’ai eu l’occasion de visiter le mausolée de Geyikli baba, rempli de bois de cerfs, lors d’un pèlerinage à un autre lieu saint alévi, Tekke Köyü, sur les plateaux du Taurus, où se trouve l’ancien couvent de derviches (tekke) d’un contemporain de Geyikli Baba, Abdal Musa. J’ai étudié l’hagiographie de ce dernier, mais plus encore celle de son disciple, Kaygusuz Abdal, nom qui signifie « Sans souci », mais sert aussi de mot secret pour ceux qui ont recours à des drogues. Dans des écrits qui lui sont attribués, on peut lire : « Hayranlık esince cana » (« quand l’âme est à tel point ravie »), soit une allusion métaphorique à l’état que provoque la consommation de haschich. De même, un poème sous forme de rêve d’abondance et de bonne chère : « J’ai pris du hachisch et que vois-je ? / Une vigne à l’infini. » Ou encore, dans un poème qui raille l’hypocrisie de soufis qui « méprisent » cette herbe, mais la convoitent, la consomment en cachette, voire en font un commerce clandestin, et qui se termine par ce quatrain : « Allez, viens, paresseux Kaygusuz / Sois fidèle à la voix du hachisch / Mais n’en donne pas au premier venu / C’est l’herbe de amoureux. » Catherine Pinguet, La Folle sagesse, éditions du Cerf, Paris, 2005 et « Remarques sur la poésie de Kaygusuz Abdal », Turcica, Peeters, 2002.
file :///C :/Users/Catherine/Downloads/Peeters%20(2).pdf
En Turquie, la poésie de Kaygusuz Abdal, mais aussi celle de Yunus Emre, ont été expurgées des programmes de l’école secondaire. Est-ce parce qu’ils offrent de la religiosité un visage riant et non-conformiste ?

[4Altan Gökalp et Timour Muhidine, Karagöz. Trois pièces du théâtre d’ombres turc, Sindbad, Actes Sud, 2015.

[5De plus, le 16e siècle est une époque de conflits avec la Perse chiite et le père de Soliman, Selim 1er dit « le Terrible », a mené une guerre impitoyable contre les kızılbachs, ancêtres des alévis, partisans du souverain safavide Chah Ismail, que les sunnites assimilent à des « rebelles hérétiques » ou, pour les plus radicaux, à des « infidèles » (gavur).

[6François Georgeon, Abdülhamid II. Le sultan calife (1876-1909), Fayard, Paris, 2003 (nouvelle édition : Abdülhamid II. 1876-1909. Le crépuscule de l’Empire ottoman, CNRS éditions, Paris, 2017.