Parution
Mémoires déboussolés. Mes pays et autres causes perdues Extraits
Divagations d’un voyeur désœuvré
Il m’arrive depuis quelque temps d’ouvrir la fenêtre balcon du séjour, de m’accouder à la balustrade en fer forgé et d’imaginer que je regarde une ville inconnue dans laquelle je viens de débarquer. C’est facile ; il suffit de relâcher les amarres. Se laisser dériver. Pustiti mozak na pašu [1].
...
Ma ville. Enfin... la plus mienne des villes que je connaisse. J’habite ici. La plupart de mes amis sont ici. Je suis français, maintenant. Pas spécialement fier de l’être, même si au début, il y a vingt-cinq ans, cela ne semblait pas un si mauvais choix. Si l’on assume que c’était un choix. Depuis, l’énigme de l’arrivée s’est estompée, écornée. Il devient de plus en plus difficile de la rappeler à soi, de frémir sous ses promesses. Mon pays d’adoption a-t-il vraiment gagné à être connu ? Oui, sans doute. Un grand et beau pays. Et riche, aussi. Mon quartier, plus que tout autre, respire encore cet « art de vivre » dont mes nouveaux compatriotes (plus si nouveaux aujourd’hui) sont si fiers : belles boutiques d’artisans, antiquaires, restaurateurs, épiceries fines, boulangers, fromagers. Magnifique marché, deux fois par semaine, étals débordants en ce début d’automne, trente-six espèces d’olives, petites luques à peine cueillies, vertes à l’ail, au piment, violettes volos et noires à la grecque. Plusieurs librairies même, soignées, aimées et qui résistent à Amazon, courageusement. Mais surtout, les petits restos et leurs ardoises. Malgré leur aspect modeste, ils proposent des plats élaborés, aux noms qui vous font venir l’eau à la bouche : ceci avec son coulis, cela avec son jus, sa marinade, ses épices... Les habitués viennent serrer la main au chef et font la bise à la serveuse. Image d’harmonie, de société bobo aboutie. Quelle chance de vivre ici !
Pourtant, l’après-midi même, ça changera. La manif envahira le boulevard, les meneurs munis de haut-parleurs lanceront les mots d’ordre rythmés de colère – cheminots en colère, routiers en colère, motards en colère, chauffeurs de taxis en colère, infirmiers en colère. Tout le monde sera en colère. Bannières ! Saltimbanques cagoulés, lanceurs de pavés ! Robocops ! Gaz lacrymogène ! Vitrines cassées ! Manifestants et policiers blessés ! La donne ne changera pas pour autant. Enfin, c’est peu probable. Le vieux clochard a déplacé son caddy – son véhicule-armoire-garde-manger. Il attend que ça se calme. Il reviendra.
Europe... Cette grande péninsule au littoral ciselé, à l’Ouest de l’Asie, a dominé le monde. S’était érigée en modèle. Ça ne marche plus. Elle a froid et elle a peur. Elle vieillit mal. Se divise et s’autodétruit...
De Mostar a la « Capitale du monde »
...
Les choses à Moscou s’étaient gâchées en 1948. La Yougoslavie expulsée du bloc socialiste pour cause de haute trahison titiste, les deux pays, désormais sur le pied de guerre, avaient réciproquement retiré leurs ambassadeurs et mon père était devenu chargé d’affaires de l’Ambassade.
Sa voiture était constamment suivie par le KGB mais, disait-il, – j’arrivais à les semer avec notre Hudson américaine.
Il recevait des appels téléphoniques anonymes, la voix au bout du fil lui annonçant qu’il allait bientôt être pendu haut et court sur la Place Rouge.
Ma nounou russe Maria Stiepanovna aurait demandé à mes parents de ne jamais parler de choses importantes en sa présence car elle était obligée de « tout leur raconter ».
Mon premier voyage en avion fût également affecté par ces turbulences politiques. Ma mère et moi allions rejoindre mon père à Moscou après plusieurs mois passés chez mes grands parents maternels ; je suppose que mon père nous y avait envoyé pour nous protéger de toute éventualité. A l’aéroport de Zemun près de Belgrade, deux fonctionnaires russes étaient les seuls passagers du vol pour Moscou. Ils refusèrent catégoriquement de voyager en compagnie de cette « pute titiste ». L’accès à bord nous fût dénié. Cependant, le pilote d’un autre avion russe, militaire celui là, observait la scène. Révolté par ses compatriotes et comme il partait également pour Moscou, il offrit, séance tenante, de nous y emmener. Son appareil était un avion cargo dépourvu de sièges, mais il y fit installer un vieux sofa qui traînait dans la salle d’attente de l’aéroport. Nous voyageâmes ainsi en première !
– Son torse était couvert de médailles de guerre, disait maman.
Cet épisode, dans les récits de mes parents, servit de nombreuses fois à illustrer l’idée qu’il ne faut jamais confondre nationalité et probité personnelle. Espérons que le pilote militaire n’a pas eu à expier en Sibérie les retombées de son noble geste – ses médailles aidant.
Et le sofa ? L’a-t-il restitué à l’aéroport de Belgrade ?
Al Horreya, lycée français du Caire
Le Lycée français Al Horreya (Liberté) se trouve dans l’ancien quartier de Bab-El-Louk, à quelques encablures de la place Tahrir, vouée à la célébrité des printemps arabes à venir. La lourde bâtisse dont la façade ocre, délabrée, ne se distingue en rien des autres façades du quartier, a deux cours intérieures entourées de couloirs ouverts sous des arcades et par lesquels on accède directement aux salles de classe. En 1963, le lycée n’est plus français qu’à moitié (il ne l’est plus du tout aujourd’hui). Quelques matières dont la philosophie, sont toujours enseignées en français, le reste a succombé à l’arabisation nassérienne. Celle-ci a également pris le dessus dans le domaine des procédures symboliques et disciplinaires : dans la grande cour, à l’entrée des classes, on chante l’hymne égyptien et on lève le drapeau égyptien. Cela ne me gêne nullement car j’ai parfaitement assimilé la leçon que mon père a tenu à nous inculquer, à mon frère et moi, dès notre arrivée en Egypte et selon laquelle notre nouveau pays-hôte, pays non-aligné et ami s’il en fut, vit justement les jours les plus glorieux de son histoire, se réveillant de son long sommeil de soumission coloniale et de pauvreté induite par ses maîtres étrangers. Nasser est, bien sûr, l’acteur principal et le symbole de ce grand réveil. Sa popularité dépasse largement les frontières de son pays et même celles du monde arabe, étant, par exemple, bien établie en Yougoslavie où il se rend fréquemment en tant qu’allié et proche ami du camarade Tito. Même mes deux cousines aînées, peu politisées, mais ne ratant aucune occasion d’émettre des jugements sur l’aspect et la tenue des hommes, trouvent à Nasser un charme indiscutable. Ces avis positifs ne sont nullement partagés par la plupart de mes camarades du lycée Al Horreya, fils et filles d’une certaine bourgeoise francophone et francophile locale aux vagues origines arméniennes ou libanaises, et qui voit le fier colonel-président sous un angle bien différent. Dans la cour du lycée, ils ne font même pas semblant de chanter l’hymne égyptien, ricanent entre eux à la levée du drapeau ou font des grimaces de dédain ou de dégoût. Ils passent leurs après-midis au Gezireh sporting club de Zamalek à siroter des ice-cream sodas et organisent de temps en temps des soirées dans les grands appartements sombres de leurs parents, aux meubles lourds et aux rideaux poussiéreux.
Les rouges et les bleus (service militaire)
Nous sommes cinquante dans le dortoir et l’air au réveil y est irrespirable. Réveil au clairon bien sûr (le joueur est toujours un camarade Rom – encore un détail anthropologique) ; irruption brutale du camarade sergent qui se met immédiatement à vociférer, secouer les lits et chasser son troupeau vers les toilettes où nous sont accordées cinq minutes absolument dérisoires. Suivent les exercices matinaux dans la cour : quatre ou cinq circonvolutions au pas de course autour du bâtiment des dortoirs, puis une vingtaine de pompes, accroupissements, détentes, sauts et autres supplices. Je m’y fais peu à peu, sauf aux pompes. Le problème n’est pas l’effort physique, mais une circonstance, comment dirais-je... d’ordre hygiénique. Comme le temps alloué aux toilettes est minime, mes compagnons continuent à se racler la gorge et à cracher en courant, tout au long du parcours autour des dortoirs. A la commande des pompes et surtout dans l’obscurité presque totale de l’hiver, on ne peut pas vraiment voir où on met ses mains et les chances sont considérables qu’on les pose sur un gros crachat visqueux. Je décide donc de me débrouiller avec des mouchoirs en papier que je place rapidement sous mes paumes. Je me couvre de ridicule.
Je crois pouvoir me libérer de cette horreur en me portant volontaire au service du chauffage. Le préposé au chauffage est dispensé des exercices matinaux. Il doit se lever une heure avant les autres, aller à l’entrepôt avec une brouette, couper du bois à la hache, le rapporter et allumer le feu dans le poêle en fonte du dortoir. Sans oublier, bien sûr, d’en vider les cendres du jour précédent. Mais, tout me paraît plus supportable que la ruée collective vers les toilettes et les paumes posées sur les crachats. Ma trouvaille se révèle être un désastre. Arrivé à l’entrepôt, je constate soudain mon inaptitude totale à couper le bois à la hache. Je pose bien la bûche verticalement, comme j’ai vu faire et frappe de toutes mes forces. La hache rebondit comme sur du caoutchouc. Finalement, un camarade qui fait la sentinelle de l’entrepôt me prend en pitié, descend de son monticule de bûches et me découpe mon chargement presque en allumettes. C’est un grand Slovène, paysan sans doute ou bûcheron, et je lui suis à jamais reconnaissant. Evidemment, je laisse tomber mon bénévolat au bout d’une semaine. Les sentinelles de l’entrepôt changent et la solidarité avec les nuls des villes n’est pas la règle.
On attend impatiemment les colis des parents. Leur distribution se fait une ou deux fois par semaine devant le bâtiment du commandement. L’unité entière est alors rassemblée en rangs doubles. Les heureux destinataires de colis sont invités à sortir du rang pour prendre possession de leur trésor. Lorsque les rangs se rompent, ils n’ont aucune chance de regagner seuls leurs dortoirs et la toute relative sécurité de leur armoire de chevet. L’ouverture du paquet est un acte public et les cadeaux – tous comestibles, disparaissent séance tenante. Je suis plus fortuné grâce à mon élitisme urbain – circonstance donc, qui n’apporte pas que des malheurs. Ma mère m’envoie souvent des conserves d’anchois aux câpres, que j’adore. Le paquet déficelé sur mon lit, la boîte de conserve ouverte, les petits filets d’anchois entortillés autours de leurs câpres ne suscitent aucun enthousiasme.
– Tu manges ça, toi ? me demande un compagnon avec une expression de profond dégoût.
Le pays s’en va
Les ethno-nationalismes obtus, qu’ils soient centrifuges ou centripètes, s’attisent mutuellement et remplissent presque sans faille le vide laissé par la désenchanteresse réalité, l’évanouissement de l’idéologie et l’absence d’un espace public transyougoslave dans lequel les intérêts divergents pourraient se confronter dans le dialogue, se distiller et produire du nouveau. Mais notre crise ne produit que de la rage identitaire, stupide et bientôt meurtrière. Les partis ethno-nationalistes remportent les élections en Slovénie et en Croatie en avril 1990 tandis que Milošević reçoit sa consécration électorale en Serbie au mois de décembre de la même année. Tambour battant, il y mène sa « révolution antibureaucratique ». Ayant aboli les statuts d’autonomie du Kosovo et de la Voïvodine, il encourage les revendications nationalistes des Serbes en Croatie et en Bosnie. Las de la crise et de la sclérose grandissante du système, le peuple suit ses nouveaux prophètes. En Serbie, cela s’appelle « l’avènement du peuple » – dogadjanje naroda. L’ancien petit banquier assoiffé de pouvoir comprend que les valeurs des temps passés n’ont plus cours. Au début de son ascension, il a qualifié l’insubordination du Kosovo de « contre-révolution », mais il abandonne vite toute rhétorique communiste. L’objectif n’est plus le « bien-être de la classe ouvrière », mais celui de la « nation serbe ».
... Milošević sait parler « aux masses ». Orateur redoutable, d’autant plus redoutable qu’il utilise un vocabulaire extrêmement réduit où la place d’honneur est réservée aux concepts les plus simples – qui sont en même temps les plus ambigus – de « justice » et de « vérité ». Ses rassemblements monstres s’appellent « meetings de la vérité » et leur thème récurrent est celui de la justice qu’il faut rendre au peuple serbe, prétendument opprimé dans la Yougoslavie de Tito et menacé par les séparatistes au Kosovo, en Croatie et en Bosnie. La machine des rassemblements de masse s’emballe : cent mille, deux cent mille, un million de participants à la grande manifestation du confluent de la Save et du Danube, le 19 novembre 1989. Les perplexes, les réfractaires, seront bientôt relégués au rang de traîtres. En Serbie, autant qu’en Croatie, la grande presse renchérit sur le thème des ennemis irréductibles : à Belgrade, tous les nationalistes croates, puis tous les Croates sans distinction, sont qualifiés d’« oustachis » ; à Zagreb, l’idée même de la Yougoslavie se traduit de plus en plus comme synonyme d’expansionnisme grand-serbe. On y parle désormais de « Serboslavie ». J’ai de plus en plus le sentiment de devenir étranger dans mon propre pays. Etranger parmi des millions qui hurlent. Vous souvenez-vous du beau film Una giornata particolare d’Ettore Scola ? Deux personnes (interprétées dans le film par Sophia Loren et Marcello Mastroianni), découvrent leur solitude et leur malentendu dans l’appartement d’un immeuble désert dont tous les locataires sont allés sur la place acclamer les deux idoles du moment : Mussolini et Hitler – à l’occasion de la première visite de ce dernier à Rome, le 8 mai 1938.
Etait-ce inévitable ? Quand je retraverse à rebours toutes les bifurcations du parcours sanglant et suicidaire de mon ancien pays, l’une des constatations qui s’imposent est qu’à chaque étape décisive, chaque bifurcation, c’est la politique du pire qui a prévalu, celle de l’exclusion et de la violence. Le pays s’est brisé en une myriade de petites ethnocraties mutuellement hostiles, économiquement infirmes, politiquement obtuses, culturellement écœurantes. L’esprit de fermeture à l’autre, de repli sur soi ignorant et béat, de cynisme petit-bourgeois, l’« esprit de bourg » évoqué il y a des années par Radomir Konstantinović [2] a prévalu. Les mythes médiévaux ressuscités ont engendré un nouveau folklore épris d’armoiries, de drapeaux et de défilés militaires : Le sceptre d’Ottokar [3].
Une image qui vient de loin : je me réveille dans une grande chambre aux rideaux de dentelle, dans la pénombre, mais le soleil perce déjà sur les bords des volets. Soleil implacable du sud. J’ai neuf ou dix ans. La lumière dessine des motifs ondulant sur le plafond. La maisonnée s’affaire et des pas sur le gravier du jardin me signalent qu’il est temps de me lever. C’est la maison de Strina, tante paternelle. Au centre de la vieille ville de Mostar. Il y a un petit jardin entre la maison et le mur mitoyen. La « cuisine d’été » – ouverte – occupe un angle ombragé de cet espace. Nous y sommes pour un jour ou deux. Ensuite nous repartirons vers le sud, nous ferons la route qui longe la Neretva en aval de la ville, nous traverserons son delta fertile et cette étrange plaine lunaire qui laisse émerger des monticules rocheux... Ils croîtront et deviendront des montagnes blanches, karstiques, plongeant dans la mer. Déjà en Dalmatie, nous descendrons de la route côtière vers le village de Drvenik pour y prendre le petit ferry et traverser le bras de mer jusqu’a l’île de Hvar.
Mostar – la méditerranéenne et l’orientale, parsemée de clochers et de minarets. Ses vignobles, ses jardins de cyprès, sa pierre blanche, ses senteurs, annoncent la mer toute proche. Pendant la canicule, la Neretva d’émeraude, bouillonnante dans son lit calcaire, écumante autour des rochers, offre des bouffées de fraîcheur. Le pont de pierre a été reconstruit avec les fonds de l’UNESCO – copie conforme de l’ancien chef d’œuvre de Mimar Hayruddin, élève du grand Sinan. La légende veut qu’en 1566, son œuvre achevée, l’architecte ottoman s’éclipsa au moment où l’on allait démonter les échafaudages, craignant le châtiment du Sultan – car il n’était pas sûr du tout qu’une construction si fine, si aérienne, puisse tenir debout. Le pont resta bien debout pendant 427 années et survécut aux deux guerres mondiales avant d’être sauvagement abattu à coups de mortier par les milices croates, le 9 novembre 1993. Sa reconstruction ne semble pas avoir recousu les cicatrices du tissu humain. La ville reste divisée et peu d’habitants, me dit-on, traversent le pont.
Je ne suis jamais retourné à Mostar depuis la guerre. Je craignais d’être envahi par un sentiment d’horreur et de dégoût en voyant les ruines.
Voleurs de portes (Haiti)
Le pénitencier de Port-de-Paix est situé au centre du bourg. Enceinte de béton décrépit, pas très haute, surmontée d’un barbelé. A l’intérieur, une grande cour battue par le soleil. En son centre, un arbre chétif et autour, le long des murs, les cellules. Ouvertes le jour, fermées la nuit. A l’entrée, un petit « bureau d’accueil ». Quelques prisonniers sont étendus ou accroupis sous l’arbre, mais la plupart restent couchés dans les cellules ouvertes. Il fait trop chaud pour bouger. Une odeur d’urine et d’excréments émane des cellules et se répand dans la cour.
Nos équipes visitent la prison deux ou trois fois par mois. La première fois, les gardes nous en interdisent l’accès, mais après notre intervention auprès du colonel, il n’y a plus de problèmes. On nous reçoit avec indifférence et on nous permet de parler aux prisonniers. Seulement, les gardes ne savent jamais combien de prisonniers ils ont. Il n’y a pas de registre. Donc, nous comptons les détenus nous-mêmes. Le nombre varie entre quarante et soixante. Mais, nous ne pouvons pas déterminer depuis combien de temps ils y sont. L’assertion qui se révèle être juste est que la grande majorité s’y trouve en attente de jugement. Il n’y a pratiquement pas de condamnés.
Afin d’identifier les éventuels prisonniers politiques nous nous entretenons séparément avec les détenus. Un vieillard ne sait pas pourquoi il a été arrêté. Le gardien, consulté, répond qu’il détenait des tracts appelant au retour de « Titide ». Le vieillard admet qu’il ramassait des tracts par terre, mais nie savoir ce qu’il y avait écrit dessus. Il est illettré, comment le saurait-il ? Alors, pourquoi ramassait-il les tracts ?
– Pour le papier, dit-il, pour enrouler des cigarettes.
Nous intervenons auprès du colonel et il est libéré. Bon nombre de prisonniers, plus d’un tiers certainement, disent avoir volé une porte.
– Volé quoi ?
– Une porte !
Je ne comprends pas. Il y a des dizaines de voleurs de portes. Personne ne sait m’expliquer le phénomène. Après quelque temps et plusieurs sorties dans les villages alentour, je crois comprendre. Les cabanes sont en terre séchée, débris d’origine variée, cartons, branchages, bambous dans le meilleur des cas. Le seul élément solide de la maison, le seul bout de bois travaillé, possédant une certaine valeur, c’est la porte. Exposée donc au vol.
Nous achetons un cahier à lignes et en faisons cadeau aux gardes en leur expliquant ce qu’il faut y inscrire : nom du détenu, date de son entrée et date de sortie. J’invite le colonel à appuyer notre demande. Il accepte et le fait.
Ce n’étaient pas des angelots (Guatemala)
De la capitale jusqu’à Cobán on met quatre heures en voiture. A peu près. La première partie du trajet sur la Panamericana en direction de Puerto Barrios est pénible et dangereuse. Chaussée ondulée, fatiguée, colonnes de poids lourds et de cars déglingués crachant à l’accélération de denses nuages de fumée noire. Les chauffeurs, accros de la vitesse et de la roulette russe, communiquent leur credo par des messages calligraphiés sur la tôle de leurs engins. Messages exprimant généralement leur foi profonde et leur abandon aux desseins du Créateur – ¡ Jesús sólo conoce el camino [4] ! Ou bien, une certaine fatalité, moins mystique mais assaisonnée d’un brin d’humour – ¡ Las mujeres y los frenos nunca avisan cuando se van ! [5] Après El Rancho, cette espèce de gros village du Far West – une fois qu’on s’écarte de la grande route nationale et que l’on commence à monter – c’est l’enchantement : montagnes boisées et vallées verdoyantes, humides, petites rivières noyées dans des filets de brume, paysages de gravure chinoise.
A Cobán il pleut des cordes. Il pleut quand nous y allons pour la première fois pour trouver une maison à louer. Il pleut pendant la cérémonie d’ouverture du bureau régional de la Mission, en présence des deux gouverneurs, de maires, procureurs, juges, évêque et tout le beau monde du chef-lieu. Une pluie persistante qui semble ne jamais devoir cesser. On s’attend à voir les poissons évoluer devant les fenêtres, comme à Macondo. Mais, un jour la pluie s’arrête quand même. Nous découvrons alors le bourg, lavé et lumineux dans les vapeurs qui flottent au dessus des pavés et des toits. Niché dans un creux entre les collines de l’Alta Verapaz, collines d’un vert resplendissant, fluorescent, acrylique. Jamais je n’ai vu de vert aussi vert ! De la chlorophylle à l’état pur. Les rues du bourg s’animent, les commerces se réveillent. Les hommes sont vêtus à la citadine, la plupart des femmes portent des jupes traditionnelles et des blouses blanches, brodées. Le cœur du bourg est le Parque central avec son Palacio del Gobernador à arcades coloniales, légèrement prétentieux, et sa petite cathédrale baroque de Santo Domingo de Guzmán, fondateur de l’ordre des prêcheurs dominicains. Cobán est entouré par des montagnes brumeuses – sierras de neblina. Même son nom (Cob-An) en langue Q’ekchi signifie : l’endroit brumeux. Les apparitions du soleil y sont rares et de courte durée. La pluie n’est pas toujours torrentielle, la plupart du temps c’est la petite bruine, le chipi-chipi. L’air y est tellement humide que de petites orchidées poussent sur les fils électriques dès qu’un peu de terre ou de poussière s’y dépose. Ça fait comme des banderoles les jours de fête. Cobán porte avec orgueil son titre de Ciudad imperial – ville impériale – qui lui aurait été accordé par l’empereur Charles Quint. Une partie de la population est d’ascendance allemande. Les gouvernements réformistes de la fin du dix-neuvième auraient bradé les meilleures terres à des immigrés allemands. Le motif était para mejorar la raza (pour améliorer la race). Aujourd’hui encore, l’un des plus grands planteurs de café de la région s’appelle Diesseldorff. Voilà pour la scénographie. Avec le temps, je m’y fais et commence à apprécier ce que Yvon le Bot appelle « le charme discret des Q’ekchis », peuple peu bavard, taciturne sur les bords, profondément dévoué à ses arbres, à ses minuscules champs de maïs qui grimpent jusqu’au sommet des collines et à ses treize montagnes sacrées où règne le divin T’zul Taka. Pour bien apprécier le lieu il convient d’escalader les 137 marches menant à la toute petite Eglise du Calvaire, blanche de chaux, surplombant le bourg. L’esprit q’eqkchi y est bien présent dans l’humide solitude qui vous entoure et les filets de brume accrochés aux branches des pins. T’zul Taka semble très bien s’entendre avec le Seigneur du Calvaire dont il a décoré les statues de plumes de coqs, de canards et autre volaille. Un collègue espagnol nouveau venu demandera un jour à un paysan des environs : mais au fond, es-tu de religion catholique ou maya ? Question absurde qui laissera son interlocuteur confus. Depuis des siècles, cette région baigne dans un syncrétisme tacite et harmonieux. Deux facteurs semblent y avoir contribué : le caractère paisible des Q’ekchis et la sage tolérance des prêcheurs dominicains qui, dans ces contrées, ont précédé les conquistadores armés et cuirassés.
L’équipe se complète. Nous nous connaissons déjà un peu, ayant fait notre cours d’initiation ensemble à la capitale. ...Nous nous mettons à parcourir nos deux provinces pour nous faire une idée de ce qui s’y passe : conflits violents endémiques un peu partout entre propriétaires terriens et paysans sans terre, police qui crée plus de problèmes qu’elle n’en résout, communautés de « retornados » – anciens exilés revenus récemment du Mexique et menacés par les militaires car considérés proches de la guérilla, cimetières clandestins dont l’exhumation est demandée par les associations de victimes, unités de la guérilla encore actives dans la zone qui borde la province du Petén (la longue « Frange transversale du Nord »). Difficile d’établir des priorités. Elles finiront par s’imposer d’elles-mêmes. Nous devrons dresser une « cartographie des conflits ».
Quelques semaines après l’ouverture de notre bureau à Cobán, nous trouvons dans La Prensa libre, l’un des principaux quotidiens de la capitale, un petit entrefilet provenant de notre ville. Il y a deux ou trois jours, à l’aube, sur le bord de la route qui mène de Cobán à San Pedro Carchá, la police aurait trouvé six cadavres de jeunes hommes, les mains ligotées derrière le dos, exécutés d’une balle dans la tête. L’article s’étend sur des « signes de torture » trouvés sur certains d’entre eux. L’auteur suggère qu’il pourrait s’agir d’un règlement de comptes entre maras rivales (gangs de jeunes). Benito est sceptique. Il trouve étrange que des garçons d’un gang se soient laissés ligoter par ceux d’un autre.
– Qu’ils se tirent dessus d’accord, mais qu’ils se fassent exécuter comme du bétail, c’est bizarre !
Il va s’enquérir auprès de la police de Cobán, mais l’information qu’on lui donne est moins détaillée que celle des journaux.
Alors, Sonsoles et moi allons voir le procureur de la province. C’est bien lui qui devrait bouger. Son bureau est à cent pas du nôtre. Il y a une longue file d’attente devant sa porte. On nous la fait couper, mais cela ne nous attire pas des regards de sympathie. Je tente de nous excuser en disant que nous n’en avons que pour cinq à dix minutes. Nous ne devons pas exercer de pression sur le procureur. Il est probablement surmené. Qu’il prenne son temps. Il s’agit seulement de lui demander s’il a commencé son enquête sur les jeunes exécutés. S’il a déjà des pistes. S’il veut bien les partager avec nous en toute confidentialité. Tout cela est bien ancré dans notre mandat : « vérification du droit des citoyens à une justice impartiale ! ». Mais, nous devons d’abord poliment nous présenter et l’expliquer, notre mandat ; il n’est pas sûr que le procureur le connaisse.
Quand nous entrons, il est au téléphone. D’un grand geste généreux, il nous invite à nous asseoir, mais continue son entretien téléphonique et n’a pas l’air pressé. Nous avons le temps de jeter quelques coups d’œil autour de nous. Les murs sont tapissés de dossiers débordants, le bureau du procureur de même. Sa conversation téléphonique a pour objet l’achat d’une camionnette pick-up d’occasion. Le procureur veut tout savoir sur son ancien propriétaire, sur le nombre de kilomètres au compteur et l’état des pneus. Il trouve que le prix est trop élevé pour la marque du véhicule, surtout étant donné l’année de fabrication. Il répète à son interlocuteur que « sur nos routes, tu sais, si ce n’est pas le top du top, ça se déglingue très rapidement ». Quand même, il est prêt à négocier et propose un rendez-vous. L’autre accepte. S’ensuit une brève enquête sur la santé de l’interlocuteur et le devenir de sa progéniture. Tout paraît en ordre. Finalement, c’est les adieux et le procureur est à nous :
– ¡ Bienvenidos, señores de la MINUGUA ! Estamos aqui para servirles.
Introduction, phrases de politesse, quelques mots pour témoigner de notre compréhension et appréciation de son travail responsable et difficile, puis, explication du mandat de la MINUGUA, gentiment, puis, question sur « un cas qui semble avoir suscité quelque commotion publique » … les six jeunes gens.
– Voilà, nous voudrions vous demander, Señor Fiscal distrital, si vous avez bien ouvert une enquête sur ce cas et si oui comme nous le supposons, comment avance-t-elle, avez vous quelque piste ?
Mais là, son body language change brusquement. Il tapote son bureau. Il a compris la question et voudrait l’évacuer rapidement. Donc, je me tais et j’écoute.
– Messieurs dames, pourquoi voulez vous que j’enquête sur ces gens ? C’était des délinquants connus dans la région. Gangs locaux, règlement de comptes, ce n’est pas les droits de ces gens-là que l’on doit protéger, croyez-moi !
– Peut être avez vous raison, Señor Fiscal distrital, mais, les faits doivent être établis, n’est-ce pas ? Il y a les familles des victimes. Il y a des responsables qu’il faut traduire en justice. Nous supposons que vous allez quand même ouvrir une enquête.
Là, notre interlocuteur coupe court et répond de la façon la plus inattendue :
¡ Señores observadores internacionales – yo tengo familia ! J’ai une famille ! J’ai une femme et des enfants auxquels je tiens beaucoup et qui ont besoin de moi. Donc, je n’ouvrirai pas d’enquête sur ce cas, et mon enquête, d’ailleurs, même si je l’ouvrais, ne mènerait nulle part. ¡ A ninguna parte ! Et vous aussi, messieurs dames observateurs de la MINUGUA, vous avez aussi, sans doute, des familles qui tiennent à vous revoir. Alors, suivez mon conseil amical : ne mettez pas votre nez dans ce cas. C’est inutile. Et c’est dangereux. ¡ Inútil y peligroso !
Porte fermée, donc. Procureur paniqué. Menacé. Qui ne fera rien.
Le lendemain, je vais offrir mes respects à l’évêque des deux provinces, el Obispo de las Verapaces, Monsignor Gerardo Flores. La visite est programmée depuis mon arrivée. L’Eglise catholique est « du bon côté » au Guatemala. Solidaire de ceux qui ont souffert, elle a témoigné des atrocités plus qu’aucune autre institution du pays. Son rapport Guatemala nunca más constituera, avec celui de la Commission d’éclaircissement historique, la documentation la plus précieuse sur les violences de la guerre civile. Monsignor Flores a la réputation d’une personne sage et intègre. Nous parlons longtemps de la guerre. Il me fait un tableau détaillé de la situation dans son diocèse. Avant de nous quitter, je lui pose la question sur les six jeunes gens exécutés sur la route de San Pedro Carchá. Qu’en pense-t-il ? Il me répond avec un sourire résigné que c’est un secret de polichinelle. Les bandes de jeunes s’organisent pour racketter les propriétaires terriens et les commerçants. Les dénoncer à la police ne servirait à rien. La police ne bougerait pas. Alors, les victimes s’adressent à la seule institution susceptible de les libérer du fléau : la sinistre G-2. La G-2, bien sûr, ne rend de comptes à personne et personne n’ose lui en demander.
– C’est une triste réalité, ajoute Monsignor Flores. Ça changera peut-être un jour, mais ce n’est pas pour demain. Sachez quand même que ces jeunes… ils n’étaient pas des angelots. ¡ No eran angelitos !
A quoi l’Afghanistan vous fait-il penser ?
Le tarmac à Kaboul est brûlant et baigne dans une atmosphère de fine poussière jaune. On dirait que l’ONU est l’unique compagnie à desservir la « destination ». Seuls quelques autres volatiles, plus petits, aux mêmes enseignes onusiennes, stationnent sur la plate-forme. Un panneau routier d’interdiction de stationnement pour véhicules terrestres leur réserve cette place. La signalétique usuelle (cercle bleu barré d’une ligne rouge oblique) est accompagnée d’une injonction en anglais, plus explicite, mais inattendue : NO PORK ! (porc interdit !) Je m’étonne de ce que le pays-hôte, dans la situation chaotique où il se trouve, ait pris le soin d’avertir ses visiteurs, dès leur descente d’avion, du régime alimentaire prescrit. Ce n’est que plus tard que je comprendrai le jeu de mots involontaire qui a doublé le sens du message. L’orthographe de la langue Dari (variante du Farsi) se basant sur les consonnes, les traductions locales vers l’anglais sont souvent incertaines pour ce qui est des voyelles. Vous verrez des magasins de meubles dont l’enseigne, peinte à la main, vante la qualité de leur ferniture (au lieu de furniture, bien sûr). De surcroît, le son de la voyelle « o » semble jouir d’une nette préférence par rapport à celui de la voyelle « a ». Welcome to Afghôôônistan ! C’est bien cette incertitude en matière de voyelles qui a transformé le NO PARK ! (défense se stationner) en NO PORK ! Sans affecter la pertinence locale d’aucune des deux injonctions.
A la sortie du terminal de l’aéroport, la première image est celle d’un macabre et surréaliste cimetière d’avions : monticule d’ailes, d’ailerons, de trains d’atterrissage et de carlingues, cassés, tordus, à moitié brûlés, tiges d’acier et d’aluminium pointant vers le ciel comme un immense bouquet de fleurs sauvages. Ce n’est pas une œuvre d’art conceptuel. Il fallait bien débarrasser les pistes et le tarmac des vestiges de la guerre pour les rendre à nouveau utilisables.
Certains quartiers ne sont que ruine et désolation, coquilles de maisons éventrées, poutres carbonisées restées en suspens entre deux pans de mur noircis et troués. Mais ces restes abritent toujours, sous des bâches ou des cartons, des familles entières d’anciens et nouveaux résidents. Kaboul, même lorsqu’elle était bombardée à outrance, restait un lieu de relative sécurité, de refuge.
Soudain, à l’angle d’un parc, au pied d’un mur criblé, la carcasse d’un véhicule militaire soviétique, calcinée, rouillée et à moitié ensevelie. Elle vient rappeler que les guerres ici se succèdent et s’enchaînent, qu’elles se nourrissent l’une l’autre et que les intervalles de paix sont trop courts pour déblayer le terrain. Combien de jeunes soldats soviétiques ont péri dans ce sinistre bahut de fer ? « Tout ce matériel brûlé, brisé sur les routes... ces tanks, ces BTR. Est-ce vraiment tout ce qui est reste de nous là-bas ? [6] »
Vient à l’esprit la métaphore sur la ferraille militaire dans Shalimar le clown [7] de Salman Rushdie. Cela se passe dans son Cachemire bien aimé. Un jour, les amas de vieille ferraille militaire abandonnée sur les routes par l’armée indienne disparaissent. Ce même jour, comme par miracle, des mollahs d’un type nouveau, radicaux et intransigeants, commencent à déambuler par les villages et à forger les âmes des habitants. Leur tête, si l’on tape dessus, résonne d’un son creux et métallique. Il n’y a rien dedans, mais c’est du solide. Les iron mullahs sont le produit dérivé de toutes les guerres et de la ferraille qu’elles déposent sur les champs et dans les têtes.