Pour un autre monde

, par Valerio Romitelli


À propos de l’essai de Pierandrea Amato et Luca Salza, La fin du monde. Pandémie, politique, désertion, traduction française de Melinda Palombi, L’Harmattan, collection « Quelle drôle d’époque ».

Dans un texte célèbre précédant l’essai d’Amato et Salza, on peut lire ceci : « Certes, le monde peut finir, mais qu’il finisse, c’est son problème, parce qu’à l’homme n’incombe que de le remettre toujours à nouveau en cause et de le commencer toujours à nouveau. La pensée de la fin du monde, pour être féconde, doit inclure un projet de vie, elle doit servir d’intermédiaire à une lutte contre la mort, et même, en dernière instance, elle doit être ce même projet et cette même lutte ». Cette réaffirmation de l’inévitable dialectique entre fin et début, destruction et reconstruction, entre l’immanence toujours caduque et la capacité primordiale de transcendance nous vient du recueil posthume de notes d’Ernesto De Martino, intitulé justement La fin du monde [1]. Un thème récurrent dans l’histoire de l’humanité, sur lequel le grand ethnologue napolitain s’interrogeait principalement entre les années 50 et 60, au cœur d’une époque, celle des « Trente glorieuses », durant laquelle ne manquaient certes ni les espoirs pour l’avenir, ni les phénomènes appréciables (comme les progrès de l’industrialisation mondiale, le « boom économique » en Italie, le développement généralisé de la classe moyenne, des salaires, de l’instruction, de la décolonisation, etc.), même si sur tout cela incombait la terreur d’une fin du monde causée par la « guerre froide » entre les grandes puissances disposant de bombes atomiques, en premier lieu les États-Unis et l’URSS.
Parmi les nombreux mérites du bref tout autant que passionné, et passionnant, pamphlet d’Amato et Salza (enrichi de suggestifs contenus visuels), on peut compter celui-ci : nous permettre de mesurer combien la « fin du monde » dont nous nous sentons proches, voire où nous sommes déjà irrémédiablement plongés, a une forme radicalement différente de celle sur laquelle méditait De Martino. S’il y a en effet une nette prise de distance dans ce livre par rapport au célèbre ethnologue, c’est précisément par rapport à la manière de concevoir le monde et sa fin. La citation proposée ci-dessus ne laisse en effet que peu de place au doute : pour ce qui est de l’approche philosophique – déclinée de façon magistrale dans de formidables recherches sur le terrain – De Martino adhérait évidemment aux canons qui étaient presque obligatoires pour de nombreux intellectuels italiens des années 60. Les canons d’une dialectique historiciste d’inspiration un peu crocienne, un peu marxiste à même de ponctuer tout discours par des thèses et des antithèses qui se situaient toujours dans l’attente d’une synthèse résolutive : qu’on craigne que le monde finisse si on veut, l’important c’est d’être conscients que c’est à nous de le reconstruire !
Voilà, c’est d’une telle morale (que je condense) dont Amato et Salza ne veulent pas entendre parler. Les sources philosophiques inspiratrices de leur approche sont en effet tous des auteurs (Nietzsche, Deleuze, Foucault, Blanchot, Kojève, mais aussi Joyce) pour qui la Grande Histoire tout comme sa Fin sont perçues comme des expédients narratifs eux-mêmes déjà épuisés et/ou toujours en voie d’épuisement. « En finir finalement avec la fin » est en effet l’un des impératifs admis par ce texte qui invite à une : « décision radicale : faire sienne, jusqu’au bout, la gravité de la situation et aggraver la catastrophe jusqu’à ce que le système économique libéral ne doive déclarer sa propre faillite parce que privé des corps, du chaos, du capital humain, de l’ingouvernable, qu’il doit gouverner pour se reproduire sans cesse ».
Un thème central est évidemment la pandémie en cours, à cause de ce que les deux auteurs nomment le « Virus Kapital », ne voyant dans la diffusion pandémique aucun événement effectif, mais seulement une « occasion pour un renouvellement du capitalisme néolibéral global » visant à sa propre réaffirmation en tant que « logique du monde ». « Maintenant – affirment-ils à propos de l’avenir – il est évident qu’un [...] nouveau programme d’État providence, un peu vert cette fois-ci, est incompatible avec le néolibéralisme » à partir du moment où « les dernières velléités des différentes tentatives de réformer le capitalisme de l’intérieur : vertes ou roses, insoutenables depuis trente ans déjà, sont, aujourd’hui plus que jamais, embarrassantes et insupportables. [...] C’est la raison pour laquelle il ne s’agit pas de “recommencer” ; il n’y a rien à “reconstruire”. Il faut plutôt ne rien faire : ne collaborer d’aucune façon à un retour à la normalité. [...] il s’agit au contraire de détruire la destruction, de ruiner les ruines, d’anéantir la désolation pour esquiver l’idée qu’il s’agisse seulement de répéter ce que nous connaissons ».
Quoi qu’il en soit, Amato et Salza n’évitent pas de se poser, de manière plus concrète encore, d’autres questions fatidiques dont la portée est politique : « Que faire ? Comment faire ? Comment déserter ? Comment refuser d’adhérer au “comme avant, pire qu’avant” ? À qui nous adressons-nous ? À quel peuple, à quel groupe social ? ». Mais là aussi les réponses ne sont absolument pas évidentes : « Nous ne parlons pour personne [...] peut-être même pas pour nous-mêmes. Plutôt, cela même n’est pas sûr, quelque chose nous parle et nous traverse ». La question cruciale devient alors : « Comment esquiver la désolation et le ressentiment et redécouvrir la joie et la fête de la révolte sans céder aux moralismes et aux jugements sommaires ? [...] Il nous faut aujourd’hui écrire, penser, lutter dans des espaces vides. Livrés à une écriture des résidus, comme si l’écriture même était devenue, dans le vide, un résidu ».
Parmi les nombreux doutes, des références hardies surgissent toutefois : « Nous avons probablement en tête une opération politique et esthétique bolchévique, ou dada ». Une déclaration suivie de l’un des énoncés les plus férocement lapidaires, que nous commenterons bientôt : « nous devons faire appel à ce qui n’existe pas comme notre seule chance d’être ici, ensemble, autrement qu’avant ».
Ce qui s’impose, c’est donc un devoir dit hyperbolique : « ne plus jamais penser une réforme de l’État, une manière quelconque de faire fonctionner ses différentes émanations », mais « repartir à zéro », c’est-à-dire faire des conditions dérivées de la pandémie l’occasion d’un événement politique effectif. Et je dois ici déclarer mon accord total. Je suis moins convaincu en revanche par le terme le plus fréquemment utilisé pour désigner cet événement, grève d’existence, une formule évidemment paradoxale et provocatrice qui est illustrée par des questions sans réponse comme « une évasion de masse en restant où nous sommes ? Pouvons-nous disparaître (presque) tous ? Pouvons-nous conjurer la logique actuelle de l’injonction et prendre l’initiative et ainsi décider de n’en prendre aucune ? ».
L’idée, c’est que l’on pourrait ainsi miner cette coïncidence entre vie et travail que la gestion de la pandémie est en train de rendre presque totale. Le discours d’Amato et Salza, après d’autres réflexions diverses et stimulantes, s’efforce de décrire la chose qu’ils rêvent, imaginent et désirent le plus, peut-être même jusqu’à la limite du délire, comme ils l’admettent eux-mêmes. Sont ainsi évoqués « des millions, des milliards d’habitants de la terre [...] une gigantesque organisation par le bas [...] un réseau de solidarité invisible mais tenace, capable d’offrir assistance à tous [...] de nouvelles institutions clandestines », tout cela pour déployer « les différentes protestations des mouvements écologistes et les différentes formes d’organisation qui sont en train d’émerger maintenant, dans la catastrophe, pour répondre et résister au désastre social et économique (cantines pour les pauvres, coopération sociale, grèves dans les plateformes de livraison à domicile, etc…) ».
Là aussi, j’ai envie d’applaudir. Comment ne pas être d’accord, ne pas partager ce rêve esquissé de façon si heureuse ? Amato et Salza nous donnent en effet à contempler une perspective singulière plus que jamais stimulante, sensiblement différente de celle proposée par Bifo [2] et sainement éloignée de ces tentations si nombreuses et bornées de relancer un improbable souverainisme de gauche.

Et pourtant… Pourtant, ne serait-ce que pour le plaisir, aujourd’hui quelque peu négligé, de la discussion, j’aurais quelques réserves, formulées dans un style évidemment télégraphique. Pas tellement à propos de la « chose » que sur la manière d’y parvenir. Et sans revendiquer aucune autre référence que celles, déjà évoquées, au bolchévisme et au dadaïsme. Je reprends ici le beau passage déjà cité : « faire appel à ce qui n’existe pas comme notre seule chance d’être ici ». Si c’est précisément ça la question, je crois qu’un effort supplémentaire serait décisif, en plus d’imaginer, rêver, désirer une organisation, par ailleurs gigantesque, ou même « un autre code (visuel) de relations » ou « des montages inexplorés entre les mots et les corps ». Un jour j’ai écrit (j’espère que la nécessité de la concision excusera mon autocitation) un texte intitulé L’hégémonisme, maladie sénile du communisme [3]. Je m’en prenais à la frénésie majoritaire de la gauche. Contrairement à leur nom et à ce que l’on croit souvent de façon illusoire, on peut dire que les bolchéviques comme les dadaïstes ne furent jamais majoritaires, les uns en politique, les autres dans l’art et la culture de leur temps. Ce qu’ils eurent, plus que tout autre formation qui leur fut contemporaine, ce fut la passion pour l’organisation, non pas bureaucratique cependant : une organisation intellectuellement élaborée, d’un côté, et ponctuellement finalisée, de l’autre. Leur « nous » réunissait certes absolument et en priorité autour d’idéaux et de valeurs, mais divisait aussi radicalement contre ceux qui s’opposaient. Leur existence ne se nourrissait pas du consensus d’un « peuple » ou d’un « bloc social », mais de leur « présence » parmi des populations très restreintes : dans le cas des bolchéviques, des populations victimes de la guerre et de l’exploitation, comme certaines sections de soldats et d’ouvriers des rares usines existant à cette époque-là en Russie ou, dans le cas des dadaïstes, particulièrement sensibles à un changement esthétique (pour dire cela brutalement). Et c’est ainsi qu’ils réussirent à marquer leur temps et à changer le monde.
Le monde n’est jamais vraiment unique [4], et s’il l’est, tant qu’il l’est, c’est parce que d’autres se sont éteints. Le monde capitaliste semble aujourd’hui unique et indépassable seulement parce qu’avec l’écroulement de l’URSS et la conversion capitaliste de la Chine se sont décomposés ces autres mondes (communiste et non aligné, anti-impérialiste) que les bolchéviques eux-mêmes, ne serait-ce que de loin, avaient rendu possibles. Des mondes qui, bien qu’étant tout sauf parfaits, avaient quoi qu’il en soit à leur tour permis de mettre sur la défensive le monde capitaliste philo américain. Ce qui explique toutes les merveilles sociales inédites de l’époque de De Martino, aujourd’hui regrettées. Loin de moi l’idée de vouloir ressusciter les propensions idéologiques et dialectiques qui dominaient le progressisme durant ces « trente glorieuses ». Mais je crois qu’aujourd’hui – plongés comme nous le sommes dans ce cauchemar pandémique galopant – pour penser comment refaire un autre monde à la place de celui qui est en train de se décomposer et de tout détruire, il faut une perspective certes semblable à celles des bolchéviques et des dadaïstes (comme le conseillent à juste titre Amato et Salza), mais, avant tout, pour leur essence décidément et fructueusement minimaliste : une perspective très organisée d’un point de vue intellectuel et pratique, mais aussi capable de s’enraciner parmi les populations les plus en souffrance et « invisibles », comme les appelle Abubakar.

Valerio Romitelli