Recension - Joachim Daniel Dupuis, Marco Candore. Mécanoscope, un cinéma pirate

, par Alain Naze


Parmi les livres utiles, celui de Joachim Daniel Dupuis figure en bonne place. En effet, il a le mérite de placer sous la lumière un cinéma méconnu, bien qu’intégralement accessible sur Internet, celui de Marco Candore. Dans cette approche de l’intégralité de l’œuvre du réalisateur (le terme « œuvre » ne serait d’ailleurs peut-être pas retenu par lui), l’auteur s’attache à une analyse fine de l’ensemble des films, fournissant ainsi un ancrage solide aux développements théoriques présents dans l’ouvrage. La voix de Marco Candore n’est pas absente non plus, puisqu’un entretien avec l’auteur permet de revenir sur les motivations ayant présidé à la réalisation de ces films, sur les influences revendiquées (cinématographiques, littéraires, philosophiques), et plus largement sur le contexte général ayant conduit à la réalisation de ces films, depuis 2013, prolongeant et accompagnant ses activités de comédien (théâtre et cinéma) et d’écrivain.

Les films de Marco Candore sont regroupés dans un ensemble qu’il nomme « Mécanoscope », constitué de formes brèves. Comme le montre Joachim Dupuis, ce cinéma est certes exigeant, de type expérimental, mais n’en entretient pas moins une affinité centrale avec le désir cinématographique (désir au cinéma et désir de cinéma), l’expérience étant alors tout autant celle du spectateur. C’est que les réalisations filmiques de Marco Candore, si elles opèrent bien une forme de dissection de la forme cinématographique, visent plutôt en cela à mettre à nu les processus par lesquels le cinéma se fait « pouvoir », visant en cela à le reconduire à ses « puissances », à ses « virtualités ». Autrement dit, il est bien question ici des « fantasmagories » engendrées par le cinématographe, mais le réalisateur ne vise pas tant à rendre conscients les phénomènes hypnotiques qui s’y jouent (en accord ici avec Walter Benjamin, ne désignant nulle vérité objective au-delà du jeu des images), qu’à reconfigurer ces fantasmagories.

Dans le fim Miscellanium, en particulier, film composé d’un agencement de fragments, de courts extraits de films, souvent de série B, le réalisateur fait clairement signe vers le désir au cinéma. Si, en cela, il y a bien une opération de « mutilation » du cinéma (objets partiels, histoire évidée de ses enchaînements, etc.), en ce cas, pourtant, l’objectif est moins directement critique (à la différence de Contre Chant), en ce qu’il s’agirait, cette fois, de composer « un nouveau type de corps » (le corps du cinéma) : « [à] partir de “morceaux” de cinéma, et d’une série d’agencements subtils, il se propose de libérer les intensités qu’ils contiennent, pour chaque fragment, le film jouant sur ce qui en lui nous “tue”, autant que sur le moyen de lui (re)donner la vie » (p.76-77).

Si, dans ces conditions, le cinéma de Marco Candore vise bien à « tuer » quelque chose du cinéma, c’est avant tout ce qui entretient un rapport avec la standardisation de ce médium. En cela, donner au cinéma un nouveau type de corps (l’ambition se situe à ce niveau), c’est bien, en premier lieu, rompre avec les « fantasmes produits de l’industrie, d’Hollywood et autres Cinecittà », en vue de « crée[r] une distanciation entre les images et nous » (p.11). Là se situe la dimension proprement critique du cinéma de Marco Candore, démarche de décomposition du corps du cinéma, dimension ne prenant cependant tout son sens qu’à travers une (re)composition d’un nouveau corps cinématographique, sur les cendres des membres disjoints du cinéma standardisé. Briser les enchaînements fantasmagoriques et les éléments fondant un fétichisme cinématographique, c’est reconduire le cinéma à sa matière et c’est sur cette base que peut se (re)composer un nouveau type de corps cinématographique (un « corps sans organes » aurait dit Deleuze, poursuivant Artaud, et visant ainsi des organes affranchis de la loi propre à l’organisme comme structure organisationnelle totale).

Joachim Daniel Dupuis nous fait saisir, dans ce livre, la manière dont le cinéma de Marco Candore parvient à destituer la narration (notamment dans le film Lipodrame, mais encore Tentative épuisante), mais également à « défaire l’émotion » (p.46), notamment en ce que « [le] personnage est affecté par lui-même, […] est sans cesse sa propre création, sa propre annihilation » (p.50), ou encore à déconstruire les personnages, comme dans Nombre premier, en ce que « le personnage (si, quand, il y en a un), se comporte plutôt comme une particule, qui ne laisserait comme trace ou enregistrement sur la caméra, qu’apparitions : fantômes qui apparaissent plus ou moins longuement » (p.56-57).

On comprend qu’en tout cela, il s’agit, pour Marco Candore, de faire en sorte que le cinéma, en se libérant de ses puissances aliénantes, renoue avec ses puissances désirantes. Car ces formes courtes, si elles contiennent une charge critique à l’encontre du cinéma standard (et de ses fantasmagories), sécrètent aussi des formes de désir, moléculaires, comme auraient dit Deleuze et Guattari. Au fond, et en le disant trop vite (le livre est plus subtil), il s’agirait d’opérer une rupture à l’égard d’une grammaire cinématographique, largement initiée par Griffith. Naissance d’une nation constitue certes un film ayant réalisé de notables innovations techniques, mais il est aussi le film qui a induit nombre de procédés normalisateurs et fantasmagoriques dans la production cinématographique, en l’occurrence au service d’une idéologie suprémaciste. Un des enjeux de ce livre consiste à se libérer du « diagramme » instauré par Griffith : « Le cinéma [selon les formes proposées par Marco Candore] est porté désormais par un vaisseau pirate qui défait les spectralités restantes de la machine-Griffith pour ne plus que produire des champs d’intensité » (p.111).

Le livre de Joachim Dupuis nous permet de renouer avec les puissances d’un cinéma dit « expérimental ». À mille lieues de désamorcer le désir au cinéma, il s’agirait de le réagencer. En rompant avec un désir normalisé, il s’agirait de renouer avec un désir moléculaire, reconduisant le cinéma à ce qu’il peut. Et ce que le Mécanoscope nous enseigne, c’est que le cinéma peut beaucoup. Critique à l’égard d’un cinéma standardisé, cette proposition cinématographique n’en demeure pas moins un chant d’amour au cinéma. À lui de s’inventer un nouveau corps – work in progress.

Alain Naze

Joachim Daniel Dupuis, Marco Candore. Mécanoscope, un cinéma pirate, L’Harmattan, Collection Champs visuels, 2022, 154 pages, 19,50 euros.


Tous les films de Marco Candore sont disponibles en libre accès sur le site : mecanoscope.com
Une nouvelle série de films sera visible prochainement.