Pouvoir, résistance et mouvements sociaux (À partir de la philosophie de Michel Foucault).

, par Rosa María Rodríguez Magda


Le présent texte prétend répondre à une question : Est-ce que l’analytique du pouvoir de Foucault est utile pour comprendre aujourd’hui les mouvements populaires et populistes ? À mon avis, la réponse est affirmative, c’est pour ça que je veux rappeler quelques- uns de ses apports.

La pensée politique de Foucault et sa praxis ont été amplement répondues et débattues. La publication de Les mots et les choses, et plus concrètement sa notion d’« a priori historique » et son rapprochement du mouvement structuraliste conduisirent à la polémique structure/devenir avec Jean-Paul Sartre. Le structuralisme semblait pour les dialecticiens peu favorable au changement politique.(1)
En général, le plus grand refus de l’analytique du pouvoir de Foucault, dans un milieu intellectuel subjugué par la pensée marxiste, se centre sur le fait que cette analytique configure le pouvoir comme un magma diffus et mal défini, presque transcendantal, ce qui entrave les chemins d’attaque et de résistance, en convertissant ainsi la philosophie foucaldienne en un alibi du conservatisme.(2)

Cependant, les activités politiques de Foucault ne laissent aucun doute sur son éloignement du milieu conservateur. C’est dans les années soixante-dix que le philosophe assume un protagonisme public constant. En 1971, il promeut le Groupe d’information sur les prisons. Il fait parti également en 1971, avec Sartre, du « comité Djellali » contre le racisme. Pendant ces années il ne refuse pas d’assister aux réunions maoïstes des « comités Vérité-Justice ». En juin 1971, il participe à la naissance de l’Agence de presse-Libération. En septembre 1975, il se mobilise contre les exécutions en Espagne. Proche des dénonciations du Goulag de certains nouveaux philosophes, il aide les dissidents de l’Est. En 1978, il est fasciné par la révolution iranienne. On critiquera d’ailleurs cette prise de position un peu plus tard comme un manque de vision politique. En 1979, l’entreprise sera sauver les boat-people, en aide aux Vietnamiens qui souhaitent sortir de leur pays. Les relations avec le gouvernement socialiste de Mitterrand, en principe de collaboration, se détériorent rapidement. A l’automne 1983, avec Bernard Kouchner, André Glucksmann, Pierre Blanchet et d’autres, il organise le groupe de réflexion : L’Académie Tarnier ; à chaque réunion, on débat sur un thème précis : le Liban, l’Afghanistan, la Pologne, etc. En 1984, il accepte d’être l’organisateur et le responsable du prochain « bateau pour le Vietnam », mais la mort l’empêchera de mener à terme ce projet.
J’ai voulu m’arrêter sur son activité politique, non pas pour étudier des questions de cohérence personnelle, mais parce que je crois que celle-ci concrétise clairement ses idées sur la résistance. Pour Foucault : « le problème n’est pas exactement de définir une « position » politique (ce qui nous renverrait à un choix dans une classification déjà faite), mais d’imaginer et de faire en sorte qu’existent de nouveaux schémas de politisation ».(3)

Le champ de sa politisation n’est évidemment pas le marxisme. Foucault, influencé par Althusser, était entré en 1950 au PCF, mais cette affiliation dura peu. Si en juin 1975, il reconnaissait encore une dette intellectuelle diffuse avec Marx : « il est impossible de faire de l’histoire actuellement sans utiliser une kyrielle de concepts liés directement ou indirectement à la pensée de Marx et sans se placer dans un horizon qui a été décrit et défini par Marx ».(4) En septembre de cette même année, quand le philosophe manifeste face à l’Ambassade d’Espagne à Paris contre les exécutions imminentes décrétées par Franco, face à la proposition d’un jeune militant qui l’invite à parler de Marx, Foucault répond irrité : « Qu’on ne me parle plus de Marx ! Je ne veux plus jamais entendre parler de ce monsieur. Adressez-vous… à ceux dont c’est le métier. Qui sont payés pour cela. Qui sont des fonctionnaires de cela. Moi, j’en ai totalement fini avec Marx ».(5)

Pour Foucault les nouveaux schémas de politisation renvoient à des organisations sociales, civiles, des mouvements spontanés, où se multiplient les points de résistance du tissu social, des petites formations qui étendent la superficie des dissidences possibles. Pendant les années soixante-dix, cette praxis est plutôt critique, réactive. Ne voulant pas être excessivement englobé dans des plateformes universelles, l’individu connaît l’intolérable, il n’est pas honnête de parler pour lui, quant au pouvoir et à son institutionnalisation, il semble toujours suspect. Foucault résumait cette morale du soupçon et de la résistance avec une maxime très brève : « être respectueux quand une singularité se soulève, intransigeant dès que le pouvoir enfreint l’universel ».(6)

Cependant, dans un texte lu à Genève en 1981 dans une conférence de presse où l’on annonçait la création d’un Comité international pour défendre les droits de l’Homme, sa position est beaucoup plus positive, même apparemment contradictoire avec ses critiques antérieures des droits de l’homme, des formes juridiques et de la souveraineté. Il affirmait à cette occasion : « Il existe une citoyenneté internationale qui a ses droits, qui a ses devoirs et qui engage à s’élever contre tout abus de pouvoir, quel qu’en soit l’auteur, quelles qu’en soient les victimes. Après tout, nous sommes tous des gouvernés et, à ce titre, solidaires […]. Il faut refuser le partage des tâches que, très souvent, on nous propose : aux individus de s’indigner et de parler ; aux gouvernements de réfléchir et d’agir […]. L’expérience montre qu’on peut et qu’on doit refuser le rôle théâtral de la pure et simple indignation qu’on nous propose. Amnesty International, Terre des Hommes, Médecins du Monde sont des initiatives qui ont créé ce droit nouveau : celui des individus privés à intervenir effectivement dans l’ordre des politiques et des stratégies internationales ».(7)

Cette nouvelle « citoyenneté internationale », ce « droit nouveau » basé sur la « solidarité entre les gouvernés » et dont l’engagement est la « dénonciation de tout abus de pouvoir » rappelle le cosmopolitisme kantien et même son impératif catégorique universel. Pourtant, ce qui est surprenant est que Foucault a fauché de manière persistante les bases ontologiques qui permettent de proclamer une telle option éthique. Il a dénoncé de façon réitérative les morales universelles, la rhétorique des droits de l’Homme basée sur l’homme comme fondement, le modèle politico-juridique du pacte entre individus comme paradigme de pouvoir, la souveraineté et la politique représentative, en s’éloignant aussi bien du contractualisme classique que des courants modernes du néo-contractualisme et de la raison dialogique. Ce paradoxe a été souligné par Marramao, pour qui la critique généalogique foucaldienne de la notion de souveraineté semble précaire si nous la comparons avec les théories modernes du néo-fonctionnalisme ou les modèles juridico-normatifs formalisés. Mais de plus, elle ne cesse de reproduire, en l’inversant, le modèle de la souveraineté et le schéma juridico-libéral de la politique.(8) Pour Anthony Giddens (9), la critique de la conception juridico-libérale chez Foucault ne prend pas en compte les résultats obtenus par le modèle bourgeois face à l’absolutisme, en nous offrant un panorama oppressif, disciplinaire et également réductionniste. Plus radical, Michaël Walzer conclura que les idées de Foucault mettent en évidence un « gauchisme infantile ».(10)

Bien que dans le fondement théorique, que notre philosophe préfère presque toujours éviter, nous observons les contradictions et les fragilités mentionnées. C’est dans l’analyse pratique des stratégies et des résistances où ses apports semblent les plus lucides. Foucault situe les « luttes transversales », sur le chemin vers une nouvelle économie des relations de pouvoir.(11)

Les formes de résistance ne sont pas universelles mais empiriques et stratégiques, elles répondent à des types concrets de pouvoir, et elles constituent en même temps une manière de mettre en évidence et de découvrir ses divers mécanismes.

À mon avis, la pensée politique de Foucault est insuffisante pour structurer cette tâche de résistance, pour l’effectivité politique des individus ou des groupes, et des mouvements sociaux.

Le problème, non pas pour Foucault maintenant, mais pour nous, est d’assumer ce qui nous semble suggestif dans sa pensée, mais en l’insérant dans une réalité politique qui s’est transformée de manière fulgurante pendant la dernière décennie.

La posture politique foucaldienne se trouve très attachée à l’ambiance postérieure à mai 68, du refus de l’intellectuel organique et universel et de la revendication de l’intellectuel spécifique qui manifeste son désaccord ou son action concrète depuis des instances de la société civile, en niant à s’impliquer et à collaborer avec la gestion de l’État, qu’il suppose stable, en tant que citoyen de la vieille Europe. Sans vouloir entrer dans une analyse de la situation politique actuelle et des options individuelles, ce que nous devons étudier c’est une action politique comme celle souscrite par Foucault, basée sur la résistance et les mouvements civils.

La réflexion foucaldienne s’inscrit dans une pensée postmétaphysique, en assumant la crise de la Modernité, et donc ses axes fondamentaux : Raison, Sujet, Histoire, Réalité. Lorsqu’il rejette toute tentative de nouveau fondement universel, Foucault adopte une posture critique, avec l’intention de montrer généalogiquement comment de telles configurations épistémiques se sont formées, plus que le désir de trouver et de postuler de nouveaux paradigmes solides et unitaires.

La publication de La volonté de savoir produit une véritable rupture avec les hypothèses qui avaient servi de base aux mouvements radicaux de gauche, en propageant une inversion inquiétante : « Si le pouvoir n’avait pas pour fonction essentielle de dire non, d’interdire et de censurer, mais de lier selon une spirale indéfinie la coercition, le plaisir et la vérité ? ».(12)

Foucault abandonne la problématique soixante-huitarde soucieuse de vérifier s’il existe un désir étrange au pouvoir, étranger à la loi ou constitué par celle-ci, pour dévoiler un noeud fondamental selon lequel nous étudions le pouvoir ou dessinons les politiques émancipatrices : nous sommes toujours prisonniers d’une image du pouvoir-loi, du pouvoir-souveraineté, il faut dessiner une « analytique du pouvoir » qui ne prenne le droit ni comme modèle et ni comme code ; c’est selon lui la tâche fondamentale.

Ainsi défini, le pouvoir est omniprésent, non pas parce qu’il est compris au sens hégélien mais parce qu’il se produit continuellement partout.

Si nous récapitulons ses caractéristiques, nous pouvons synthétiser les suivantes, tel que le fait notre auteur dans La volonté de savoir (chap. IV, partie 2).

Le pouvoir s’exerce à partir d’innombrables points, et dans un jeu de relations mobiles et non-égalitaires.

Les relations de pouvoir son immanentes, non superstructurales, et elles jouent un rôle producteur là où elles agissent.

Les relations de force qui se forment et agissent dans les institutions, dans les groupes, dans la famille, dans les appareils de production et les confrontations locales qu’elles amènent, servent de support à de « larges effets de clivage » qui parcourt le corps social, en configurant des lignes de force qui les subsument, les utilisent, les redistribuent, les homogénéisent. « Les grandes dominations sont les effets hégémoniques que soutient continûment l’intensité de tous ces affrontements ».

C’est cet effet systémique, cette cohérence a posteriori des « arrangements », utilisée par les groupes d’élite, mais non-dessinée a priori, qui détermine que les relations de pouvoir soient en même temps intentionnelles et non-subjectives.

Le modèle de réseau mobile de rapports de force permet à un point de pouvoir de correspondre nécessairement à un point de résistance, sans statut d’extériorité possible pour ce dernier. La codification stratégique de ces points de résistance et leur structuration rendent possible le changement social. De la même manière, la stabilité de l’état, d’un gouvernement, réside dans l’intégration institutionnelle des relations de pouvoir.

Le changement social, on le répète, ne repose pas sur le réduit du sans-pouvoir ni sur la gestion morale et immaculée de la révolte. Il ne s’agit pas de métaphysique ni d’éthique mais de stratégie, comme a su très bien le montrer Foucault : « Il n’y a donc pas par rapport au pouvoir un lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire. Mais des résistances qui sont des cas d’espèces : possibles, nécessaires, improbables, spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes, violentes, irréconciliables, promptes à la transaction, intéressées, ou sacrificielles ; par définition, elles ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir ».(13)

La vision stratégique du pouvoir que nous venons de souligner suppose un abandon, aussi bien du modèle marxiste, que du modèle juridique de la souveraineté. En ce qui concerne ce dernier, la technique substitue le Droit, la norme à la loi, le contrôle à la punition, la transversalité des pratiques et les stratégies à l’État et à ses Appareils, la mobilité et la réversibilité à la domination, et enfin la multiplicité à l’unité. Cependant, et même si l’on accepte que le modèle juridique, dans son acceptation classique, nous offre les instruments appropriés pour l’analyse des mécanismes et les relations de pouvoir, qui sont illuminés par le modèle stratégique et microphysique, le problème de son efficacité politique dans un système démocratique représentatif reste en suspens, et qui, indépendamment des gouvernements libéraux ou sociaux-démocrates, fonde ses bases sur l’État de Droit.

À mon avis, pour obtenir une synthèse, il faudrait sûrement confronter les idées foucaldiennes au sein des courants néo-contractualistes modernes et la raison dialogique, plus nuancée, bien sûr, que la disqualification habermassienne. Mais aussi il faut constater que aujourd’hui l’État est dépassé par des nouvelles formes du « cyber-populisme » qu’il faut analyser, et pour les quelles le modèle rhizomatique et nomade de Deleuze et Guattari, par exemple, avec les développements sur la « multitude » de Negri peuvent être pertinentes.

Indépendamment du fait que les critiques foucaldiennes au modèle juridique soient ou non jugées faibles, ou que nous aurions souhaité une analyse détaillée plus importante du développement pratique de ce nouveau droit non-souverain et antidisciplinaire, ce qui est certain c’est que ses recherches s’écartent de la forme d’un exercice politique émancipateur, pour continuer d’analyser les techniques d’assujettissement.

Ce processus de gouvernementalisation asseoit les bases du Welfare State, même en crise, dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Le pouvoir politique exercé sur des sujets civils se baserait, selon Foucault, sur un des développements du pouvoir pastoral.
Pour Foucault, l’état occidental moderne a intégré sous une nouvelle forme politique une ancienne technique de pouvoir née dans les institutions chrétiennes : le Pouvoir Pastoral. Du croisement entre celui-ci et le développement de la gouvernementalité surgirait la configuration moderne de l’état et son « pouvoir individualisant ».

Face aux théories qui nous présentent l’État comme une superstructure opposée à l’individu, basée sur l’aliénation et l’anéantissement, Foucault essaye de nous montrer comment l’État moderne – « l’État-providence » développe une nouvelle forme de pouvoir pastoral, qui intègre les individus dans un réseau d’individualisation élaboré. La préoccupation pour le salut spirituel laisse place à la garantie de la santé physique et de la sécurité sociale. En dessinant d’un point de vue global un modèle politique de garanties sociales, et de façon spécifique, en développant des tactiques individualisantes sur la famille, la médecine, l’éducation, les travailleurs, etc.

Un sujet qui a été développé d’une manière excellente par le professeur Alain Brossat dans sa théorie de la « democratie inmunitaire ».

Nous pourrions donc conclure que « le Pouvoir », comme élément unitaire et globalisant, n’existe pas. Non plus « le Péuple », ni un populisme « lieu du grand Refus – âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire ». Le Pouvoir n’existe pas, mais les relations de pouvoir elles, par contre, existent, et aussi des résistances, des insurrections mais « dans le champ stratégique des relations de pouvoir ».

Il ne faut pas confondre les relations de pouvoir avec les relations de violence. Selon Foucault, le mode d’action du pouvoir n’est pas à chercher dans la violence ou dans la lutte, ni dans le contrat, mais dans cette forme d’action singulière qu’est le gouvernement.

Mais le pouvoir individualisant ne nous offre pas un horizon d’impuissance et d’annulation. Les derniers travaux de Foucault s’efforcent de montrer comment les mécanismes de subjectivation ne conduisent pas à un processus totalitaire d’assujettissement. Si le modèle disciplinaire semblait déboucher sur un sujet produit, passif et normalisé, il s’agit maintenant de voir comment cette incitation à l’action garantit également les ressorts de l’autonomie.

Ainsi, le terrain spécifique du jeu du pouvoir ne sera pas celui de la répression, de la soumission, de la violence ou de l’esclavage, car dans ce cas, le sujet est réduit à néant. Paradoxalement « le pouvoir ne s’exerce pas autrement que sur des sujets libres ». La liberté ne s’oppose pas au pouvoir, car les deux sont sa mutuelle condition de possibilité. Il faut donc distinguer entre « relations de pouvoir » et « états de domination ». Les relations de pouvoir imprègnent tout le comportement social, mais elles sont mobiles et elles permettent aux individus des stratégies de modification ; quand ces mécanismes de réversibilité s’oblitèrent et les relations deviennent fixes, nous nous trouvons face à des états de domination.(14)

Une société sans relation de pouvoir n’est rien d’autre qu’une abstraction. Mais cela ne veut pas dire, comme on l’a critiqué à de nombreuses reprises, que si le pouvoir est partout, la liberté est impossible, car les relations de pouvoir dont parle Foucault sont mobiles, réversibles. Il n’existe aucune fatalité d’un Pouvoir tout-puissant et omniprésent. Il y a très certainement des positions plus avantageuses, une persistance d’équilibres et d’exercices brutaux. Toutefois, pendant que le pouvoir s’exerce, il présuppose toujours un type de résistance, bien que dans certains cas extrêmes, celle-ci est plus limitée, même si elle se réduit au suicide ou à l’assassinat.

Etant donné que le pouvoir n’est pas unitaire, les stratégies de résistance ne peuvent pas non plus l’être ; au lieu de parler d’« antagonisme » essentiel de fronts opposés, Foucault préfère le terme agonisme qu’il définit comme une relation à la fois d’incitation réciproque et de lutte, de provocation permanente. L’analyse de l’agonisme entre les relations de pouvoir et l’intransivité de la liberté constitue la tâche politique inhérente à toute existence sociale.

Conclusion

Je pense que l’analytique du pouvoir foucauldienne est très utile pour analyser des mouvements sociaux d’aujourd’hui, et même, y compris sa principale nouveauté : le cyberactivisme, le « cyberpopulisme » -l’utilisation des nouvelles technologies de la communication (internet, chats, blogs, twitter…)-, qui ont une forme microphysique et réticulaire avec des noeuds et disséminations. Par exemple le mouvement des indignés, débuté et nommé en Espagne du 15-M. C’est un mouvement spontané, semble suivre un peu le modèle de mai 68, il fonctionne par assemblées, il ne veut pas s’adhérer aux options politiques existantes, il ne veut pas devenir un parti politique, sinon créer de nouveaux schémas de politisation... Dans son option plus modérée il veut réviser le modèle démocratique : plus de transparence, moins de corruption, plus de participation civique..., et dans son option plus radicale il veut changer le “Système”.

Mais ce mouvement des indignés a des dangers : d’une part ceux qui annoncent la pensée foucauldienne et d’autre part ceux qui souffre cette même pensée.

Dans sa version modérée les indignés ne cherchent pas la révolution, non pas détruire l’état, mais que ce même état leur donne tout ce que l’État providence leur avait promis : confort, travail, consume…, et que la mauvaise gestion politique et la crise économique leur refuse. Il n’y a pas un vrai bouleversement du pouvoir qui nous conforme. On demande non pas moins de pouvoir mais un meilleur pouvoir pastoral.
Dans sa version radicale le mouvement se considère comme un Autre que le pouvoir, un contre pouvoir, une « plèbe » substantielle.

Et dans les deux cas, les indignées, malgré sa légitimité morale, au-delà de leur refus, exprimé dans l’occupation de la rue, n’ont pas su se concréter, pour le moment, dans un mode d’action effective et constante. C’est la même critique que quelques uns ont fait à Foucault par son inefficacité politique.

Certainement, nous devons continuer à réfléchir comment un peuple peut résister au pouvoir qui est non seulement en face de lui mais dedans, comment faire fonctionner des stratégies sociales pour reconstruire un espace social plus libre, et pour tout cela, la pensée foucauldienne, reprise d’un manière critique, est encore une aide pertinente.

Et je veux conclure avec quelques paroles de Michel Foucault qui sont à la fois une espérance et un avertissement :

« Il n’y a sans doute pas de réalité sociologique de la « plèbe ». Mais il y a bien toujours quelque chose, dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée.
« La » plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a « de la » plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps et dans les âmes, il y a en a dans les individus, dans le prolétariat, il y en dans la bourgeoisie, mais avec une extension, des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de la plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup ; c’est ce qui répond à toute avancée du pouvoir par un mouvement pour s’en dégager ; c’est donc ce qui motive tout nouveau développement des réseaux de pouvoir » .

Notes :

1 Comme le montrera H. Lefebvre dans son article “Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme », in Au-delà du structuralisme et les critiques qui parurent dans Les Temps Modernes (voir Sylvie Le Bon, « un positiviste désespéré », nº248 (1967). 117

2 Ces idées furent par exemple synthétisées par D. Lecourt, « L’enjeu Foucault », in Dissidence ou révolution ? (1978) et elles furent réitérées dans les critiques réalisées par N. Poulantzas, L’état, le pouvoir, le socialisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1978. Et elles constituent aussi la base des réalisées par Habermas.

3 “Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps” (entretien avec L. Finas), La Quinzaine littéraire, nº 247, 1-15 janvier 1977, pp. 4-6. [Repris dans Dits et écrits, volume II, texte nº 197, pp. 228-236, Paris, Gallimard, 2000, NdT.]

4 M. Foucault, “Entretien sur la prison : le livre et sa méthode », Le Magazine Littéraire, 101 (juin 1975).

5 Cité par Claude Mauriac, Et comme l’espérance est violente, t. III : Le temps immobile, Paris, Grasset, 1977, p. 581

6 M. Foucault, “Inutile de se soulever ?” Le Monde (11-5-1979).

7 M. Foucault, “Face aux gouvernements les droits de l’Homme”, Libération (30-6-1984).

8 G. Marramao, “L’ossesione della sovranità…”, in Effetto Foucault, Milan, Feltrinelli, 1986, pp. 174-175.

9 A. Giddens, “From Marx to Nietzsche ? Neo-conservatism, Foucault, and problems in contemporary political theory”, in Profiles and critiques in social theory, Los Angeles, Californie, University Press, 1982.

10 M. Walzer, “The politic of Michel Foucault”, in David Couzens Hoy (dir.), Foucault : a critical reader, Oxford/New York, Basil Blackwell, 1986.

11 M. Foucault, “Pourquoi étudier le pouvoir ? La question du sujet », in Dreyfus et Rabinow, op. cit., pp. 301 et suivantes.

12 M. Foucault, “L’Occident et la vérité du sexe”, Le Monde (5-11-76). [Repris in Dits et écrits, tome II, op. cit., texte nº 181, pp. 101-106, NdT.]

13 M. Foucault, VS, p. 126

14 Voir M. Foucault, “L’éthique du souci de soi comme pratique de liberté » (entretien avec H. Becker, Paul Fornet-Betancourt, Alfredo Gómez-Müller, 20 janvier 1984, Concordia, Revista internacional de filosofía, 6 (1984), pp. 99-116). [Repris in Dits et écrits, tome II, op. cit., texte nº 356, 1527-1548]

Rosa María Rodríguez Magda

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