Ce qu’il disait six ans avant sur l’Orient, l’Occident et son pays – Mishima Yukio et les Jeux Olympiques de Tokyo en 1964 Université internationale d’été « Orient, Orientation, Désorientation »

, par Satoshi Ukai


Entre les Jeux Olympiques et le thème, ou le présupposé, de notre rencontre, c’est-à-dire la représentation bipolaire du monde entre Orient et Occident, on risque de ne pas voir de lien immédiat - d’autant que de nos jours, le sport est considéré comme quelque chose censé dépasser les frontières politiques et culturelles, comme si c’était un langage universel en quelque sorte. Mais on a tendance à oublier, en tout cas à sous-estimer, le fait que les Jeux Olympiques modernes ont été associés, en 1896, à la renaissance d’une fête religieuse de la Grèce antique. Pierre de Coubertin, son instigateur, était le fils d’une famille aristocratique française de la seconde moitié du 19ème siècle. Quelle que soit l’originalité de sa philosophie sur l’éducation, il partageait amplement des préjugés de son temps, aussi bien sur la supériorité de la civilisation européenne qui se considérait comme l’héritière spirituelle du « miracle grec », que sur l’idée selon laquelle l’humanité de l’homme avait été découverte par les Grecs avec l’invention de la politique, de la technologie et de la science.
Si Coubertin s’est heurté à une forte résistance dans son propre pays, dès qu’il s’est appliqué à réaliser son rêve, c’est que pour les Français de l’époque, le sport - dont l’étymologie renvoie pourtant à un mot de l’ancien français « disporter » qui signifie « distraire » - renvoyait trop à la culture britannique, qui accordait de l’importance à l’éducation physique dans son programme de formation de l’élite nationale. Les Anglais vantaient leurs performances militaires comme le fruit de la tradition des « public schools » - et Wellington aurait dit : « C’est sur les terrains de sport d’Eton que Napoléon a perdu la bataille de Waterloo ». L’ambition de Coubertin consistait à introduire et à enraciner, contre la réaction anglophobe de la haute société, une culture du sport dans une France désorientée après la défaite de la guerre franco-prussienne. Il estimait nécessaire, comme le disait Ernest Renan, une réforme intellectuelle et morale de la nation gravement divisée entre classes sociales au lendemain de la Commune de Paris.
Le sport était une religion pour le fondateur des Jeux Olympiques modernes - idée respectueusement conservée et transmise jusqu’à nos jours par le Comité International Olympique. Dans un discours radiodiffusé tenu en 1935 à Berlin, Coubertin a affirmé que « la première caractéristique essentielle de l’olympisme moderne est d’être une religion. En ciselant son corps par l’exercice comme le faisait un sculpteur d’une statue, l’athlète antique ‘honorait les dieux’. En faisant de même, l’athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau. » A partir de là, rien d’étonnant à ce qu’il ait été fasciné, l’année suivante, par la mise en scène de l’esthétique nazie, laquelle a su masquer la nature de son régime, faisant d’une fête apparemment universelle de la jeunesse sportive un paravent pour tromper le regard du monde.
L’idée coubertinienne du sport est foncièrement élitiste dans la mesure où la croyance de l’inégalité naturelle en fait partie intégrante. Coubertin poursuit son discours berlinois en soutenant que, pour lui, « la seconde caractéristique de l’olympisme est le fait d’être une aristocratie, une élite ; mais, bien entendu, précise-t-il, une aristocratie d’origine totalement égalitaire puisqu’elle n’est déterminé que par la supériorité corporelle de l’individu et par ses possibilités musculaires multipliées jusqu’à un certain degré par sa volonté d’entraînement. Tous les jeunes hommes ne sont pas désignés pour devenir des athlètes. Plus tard, on pourra sans doute arriver par une meilleure hygiène, privée comme publique, et par des mesures intelligentes visant au perfectionnement de la race, à accroître grandement le nombre de ceux susceptibles de recevoir une forte éducation sportive. » Cette citation prouve on-ne-peut-mieux le lien indéfectible entre olympisme et eugénisme, un moteur idéologique de tous les courants racistes et fascistes durant la première moitié du siècle dernier et qui ont culminés avec la barbarie nazie – de bonnes raisons pour que les Jeux de Berlin, en 1936, restent considérés par le CIO comme l’exemple le plus réussi de l’histoire du mouvement olympique.

Il n’est pas faux, cependant, de considérer que Pierre de Coubertin était aussi et à sa manière, un pacifiste. Mais de quelle paix s’agissait-il pour lui qui souhaitait voir la France redevenir une puissance militaire, à côté de l’Angleterre et de l’Allemagne, en produisant un maximum de soldats robustes, disciplinés et dévoués à la nation grâce à une nouvelle éducation sportive ? Il faut aussi rappeler que l’entente internationale telle qu’il l’a préconisée au moment de la fondation du Comité Olympique devait rester purement européenne. Comment pouvait-il en être autrement étant donné que la renaissance d’une fête de la Grèce antique ne pouvait se produire, selon Pierre de Coubertin, nulle part ailleurs que dans la Grèce moderne, un royaume à l’époque, ennemie de l’Empire ottoman. Le fameux symbole des cinq anneaux qui représentaient, comme on le sait, les cinq continents, ne renvoyait à l’époque qu’à un monde dominé par quelques empires coloniaux occidentaux.
Il serait temps de préciser des raisons pour lesquelles j’ai choisi ce thème pour cette rencontre à laquelle mon ami Alain Brossat a eu la gentillesse de m’inviter. Pourquoi les Jeux Olympiques et l’Orient ? D’abord parce que la Turquie n’est pas n’importe quel pays d’Orient dans l’histoire de l’olympisme moderne. Il n’est pas exclu que l’idée de créer une organisation internationale sportive pour la paix universelle, à l’instar de la trêve religieuse de l’Antiquité grecque et méditerranéenne, au delà de la naïveté politique de son fondateur, ait été dirigée dès le début, et à un certain niveau, contre la Sublime Porte. D’ailleurs, moins d’un après les premiers Jeux Olympiques modernes, la Grèce entrait en guerre contre la Turquie, ceci dans l’euphorie d’un sentiment d’union national suscité par le succès des Jeux Olympiques et croyant naïvement que toutes les puissances occidentales allaient soutenir leur pays.
  La seconde raison de mon choix peut paraître de prime abord personnel : actuellement, je suis engagé dans un mouvement contre la tenue des prochains Jeux Olympiques en 2020 à Tokyo. Je suis persuadé qu’il s’agit d’une grande opération de diversion, montée conjointement par le gouvernement japonais et la municipalité de Tokyo pour masquer la réalité des dégâts irrémédiables dans la centrale nucléaire de Fukushima, causés par un violent séisme en mars 2011. Nos amis turcs ici présents doivent savoir comment Tokyo a obtenu le soutien du Comité Olympique au terme d’une âpre concurrence avec Istanbul. Le premier ministre Abe Shinzo n’a pas hésité à déclarer, en anglais, lors d’une assemblée générale du CIO, à Buenos Aires, le 13 septembre 2013 : « Some may have concerns about Fukushima. Let me assure you, the situation is under control. It has never done and will never do any damage to Tokyo ». Comment la situation à Fukushima peut-elle être « sous contrôle » alors que, aujourd’hui encore, on ne sait toujours pas où se trouve le combustible fondu ? Un physicien nucléaire, Koide Hiroaki, affirme que les conséquences des accidents ne seront toujours pas maîtrisées dans cent ans. Cette déclaration de Abe est un mensonge monumental, mondialement connu, que seuls les Japonais ont tendance à oublier étant donné que chaque jour, Abe ment comme il respire.
Moins connus, les propos d’Inose Naoki, maire de Tokyo au moment de la candidature, lesquels enfreignent ouvertement l’esprit officiel de la Charte des Jeux Olympiques qui prône le respect mutuel des pays membres. Dans sa volonté de dénigrer la candidature d’Istanbul, il a invoqué l’instabilité permanente des pays musulmans. Cela, au moment même où dans les rues de Tokyo, des dizaines de milliers de personnes manifestaient pour demander au gouvernement le démantèlement immédiat de toutes les centrales nucléaires.
Finalement, notre lutte n’a pas été jugée suffisamment menaçante pour compromettre le bon fonctionnement des Jeux Olympiques à venir. En revanche, des citoyens d’Istanbul, par leur contestation du projet municipal d’un réaménagement brutal et sans la moindre concertation de la place Taksim, ont réussi à empêcher le fléau olympique d’envahir leur ville. Je les en félicite, mais reste à savoir ce qui a motivé le Comité International Olympique en privilégiant Tokyo, au détriment d’Istanbul.
Nous sommes presque certains qu’il y a eu des pots-de-vin. La complicité avec le lobby nucléaire international n’est pas exclue. Mais on peut aussi se demander, au-delà de ces raisons, disons circonstancielles, s’il n’y avait pas une aversion implicite envers un pays aux relations historiques difficiles avec le pays berceau de l’olympisme. Par ailleurs, l’islam n’est-il pas aussi un héritier de l’Antiquité grecque ? Et l’Empire ottomane, héritier de l’Empire byzantin ? N’y a-t-il pas sur son territoire de nombreux vestiges liés à la mémoire de l’athlétisme antique ? Un Orient si proche de l’Occident ne peut être facilement intégré dans la logique des Jeux Olympiques modernes par le biais desquels l’Occident a voulu faire croire au reste du monde que c’est lui qui était et qui reste l’unique et légitime descendant de la civilisation hellénique.

Mais on peut se demander inversement, si son caractère prétendument universel reste d’essence occidentale, comment se fait-il que l’olympisme séduit des pays d’Orient comme le Japon et la Turquie ? Autrement dit, quel intérêt différent de celui des pays occidentaux pourrait-il y avoir pour ces pays à accueillir des Jeux Olympiques ? Que veulent-ils prouver, à eux-mêmes et aux yeux du monde, avec le succès de ce spectacle colossal ? Une forme de mégalomanie intervient vraisemblablement dans leur candidature, ces deux pays aspirant à guérir de blessures narcissiques nationales grâce à cette entreprise.

Un parfait exemple de ce type de symptôme apparaît dans un article de l’écrivain japonais, Mishima Yukio, publié dans un quotidien au lendemain de l’ouverture des 18ème Jeux Olympiques qui se sont déroulés en 1964 à Tokyo. Il s’intitule « le Feu reliant l’Orient à l’Occident ». A cette date, Mishima avait 39 ans. Pour ses romans comme le Pavillon d’or ou la Confession du masque, traduits dans plusieurs langues, il était déjà mondialement connu. Il était donc tout à fait compréhensible qu’on lui ait confié la tâche de réfléchir sur la signification de cet événement tant pour le peuple japonais que pour le monde entier.
Mishima se donnera la mort, c’est bien connu, le 25 octobre 1970, soit six ans après son article enthousiaste sur les Jeux Olympiques. Après avoir envahi l’Ecole militaire du quartier général du ministère de la Défense, pris en otage le général commandant en chef, il a tenu sur le balcon un discours virulent demandant aux 800 soldats présents sur place de prendre le pouvoir pour modifier la constitution et réinstaurer l’ancien régime, avec à sa tête l’Empereur, considéré comme un dieu vivant. Face au refus des soldats, Mishima s’est retiré, s’est éventré et s’est fait décapiter selon le rituel traditionnel du seppuku. Cet événement sanglant a profondément ébranlé la société japonaise, par la radicalité d’une idée politique exprimée en acte par l’intellectuel le plus en vue de l’époque, mais aussi par le caractère indéniablement théâtral de son suicide, en public, sous forme de tentative de coup d’Etat.
Il y aurait beaucoup à dire sur les liens entre sa littérature et son geste final. Son culte du corps poussé à l’extrême, son goût tardif pour le sport, la musculation exhibitionniste à laquelle il s’est adonné, son homosexualité, tout cela forme un nœud inextricable avec un ultranationalisme manifesté durant la seconde moitié des années 1960, à un rythme de plus en plus accéléré. Il est par conséquent nécessaire de s’interroger sur l’impact des Jeux Olympiques de Tokyo sur sa pensée, et de porter plus d’attention sur ses écrits rapportant l’événement, dont je me limiterai ici au premier d’une série.
Pour rendre compte de son émotion, lors d’une pompeuse cérémonie soigneusement orchestrée pour l’ouverture des Jeux, Mishima débute son article en ces termes :

« Si je reconnais volontiers que les opposants ne manquent pas de raisons, le sentiment que j’ai eu en assistant aujourd’hui à l’ouverture des Jeux Olympique sous un ciel sans nuage se résume honnêtement à ceci : ‘Malgré tout, nous avons bien fait de réaliser ça, sinon les Japonais tomberaient malades.’ »

Ce qui signifie qu’à l’époque, comme aujourd’hui, des contestations anti-olympiques existaient, même si celles de 1964 n’ont laissé aucune trace dans la mémoire collective de la société japonaise. Le fait que Mishima ait commencé par l’évoquer révèle aussi qu’il n’était pas tout à fait sûr, avant la cérémonie d’ouverture, du bien-fondé de l’accueil par le Japon de cette fête en provenance de l’Occident. On comprend bien que, pour lui, ce n’était pas une mince affaire de concilier l’esprit des Jeux Olympiques avec l’orgueil national de son pays, qui avait la prétention, à peine vingt ans plutôt, de représenter tout l’Orient face à la domination occidentale à travers le monde.
Par contre, on comprend moins bien de quelle « maladie » Mishima s’inquiète pour ses compatriotes, lui dont on connaît les efforts excentriques et désespérés pour accéder à une « santé » introuvable. Comment a-t-il pu croire, lors d’un instant, comme par miracle, à une certaine vertu thérapeutique de l’olympisme ? Il poursuit :

« Après des années d’angoisse et de tension où ils restaient, les Japonais ont été enfin bien délivrés de leur hantise quand ils ont découvert un temps magnifique à la place de la pluie qui a duré jusqu’à hier, signe, à n’en pas douter, que le Ciel a exaucé leurs vœux pieux. Quand j’ai vu, à la fin de la cérémonie, l’envolée de huit mille colombes qui ont assombri le ciel au-dessus du grand stade, leur plumage brillant, leur vol ample, j’ai eu le sentiment que les Japonais étaient enfin guéris de quelque chose, leur idée fixe concernant les Jeux Olympique ainsi libérée, partie. Il est vrai qu’une colombe, une seule, a refusé de s’envoler, restant obstinément sur le terrain vert. Admettons qu’elle était parfaitement dans son droit. »

Il est clair qu’à la vue de cette colombe récalcitrante, insoumise, résistante et solitaire, Mishima a projeté la posture des contestataires, avec qui il demeurait implicitement en dialogue.
Pour comprendre ces lignes, il faut rappeler que le Japon a dû renoncer aux Jeux Olympiques prévus en 1940 à Tokyo, sans attendre l’invasion de la Pologne par les troupes allemandes, en raison de difficultés financière liées à sa propre guerre en Chine. Il a donc été décidé qu’après Berlin, les Jeux Olympiques devaient se tenir à Tokyo. On sait aujourd’hui que le Japon a bénéficié de l’intercession d’Hitler, auprès de Mussolini, afin de favoriser Tokyo face à Rome dans le choix du CIO – un niveau de connivence avec les pays de l’Axe, dans ces années-là, absolument hallucinant.
Du point de vue de Mishima, cette histoire du renoncement est une métonymie de toute la tragédie nationale qui s’en est suivie pour le peuple japonais. La tenue des Jeux Olympiques, dans le contexte de l’après-guerre, a pour fonction de mettre fin au travail de deuil collectif. D’où provient, me semble-t-il, le caractère quasiment maniaque de cette joie. L’écrivain va plus loin en ce sens quand il prétend découvrir une affinité originaire entre la culture japonaise et l’olympisme.

« En règle générale, déclare-t-il, les Japonais sont assez tolérants en ce qui concerne les religions. Ce qui ne les empêche pas de sélectionner avec un sens religieux subtil parmi les fêtes étrangères, celles qu’ils ont accueillies de façon enthousiaste, que ce soient Noël ou les Jeux Olympiques, restant d’origine plus ou moins païenne. Depuis que Koizumi Yakumo a appelé les Japonais « Grecs d’Orient », les Jeux Olympiques étaient prédestinés à être accueillis un jour par les Japonais. Selon Fustel de Coulanges, la Flamme olympique en Grèce antique est originairement le feu du foyer des Pénates. Il soutient que la naissance d’une religion du « feu sacré » remonte à un temps immémorial où il n’y avait pas encore de distinction entre Grecs, Italiens et Indiens, c’est-à-dire avant même le partage du monde entre Orient et Occident. On peut donc considérer que le feu que M. Sakai apporté sur l’autel du stade de Tokyo est enfin parvenu à relier l’Occident à l’Orient (et alors, il n’est plus besoin de rappeler que le passage du flambeau est une cérémonie inventée par les nazis). »

Voici une dénégation vertigineuse, à la fois cantonnée et soulignée entre parenthèses, de la part d’un auteur qui écrira, quatre ans plus tard, une pièce de théâtre intitulée Hitler mon ami. Avant d’analyser la logique sous-jacente de cette dénégation, rappelons que Koizumi Yakumo est le nom japonais que s’est donné un journaliste anglais d’origine grecque, Lafcadio Hearn, qui s’est installé au Japon en 1890 après un périple qui l’a conduit en Irlande, en France, aux Etats-Unis et dans les îles caraïbes. Ce cosmopolite contemporain de Pierre de Coubertin a beaucoup contribué à collecter des contes et des légendes du Japon ancien et à les faire connaître à l’Occident. Quant à Fustel de Coulanges, son livre majeur, La Cité antique, venait d’être traduit et avait rencontré un accueil chaleureux dans les milieux de la littérature comparée. Dans ce livre dont l’original a été publié en 1864, l’historien français insiste sur l’importance du symbolisme du feu dans la civilisation indo-européenne.
Il est vrai qu’une forme de culte du feu est très répandue dans des croyances populaires de l’archipel de l’Orient extrême, où chaque famille, quand elle accueille chez elle des ancêtres censés revenir au milieu du mois d’août, allume, à leur arrivée et départ, un feu à la porte. Cette fête des morts, qui a pris cette forme dans un syncrétisme avec le bouddhisme, est appelée par un mot d’origine sanscrite, « bon »(盆). Certains intellectuels de droite, dont Mishima était proche, ont rapproché cette tradition de la « religion du feu » dont parle Coulanges pour souligner une distinction entre la culture japonaise et ses voisins de l’Asie de l’est.
Or, il y a un mot que Mishima a pris le soin de taire dans sa référence à Coulanges. Ce dernier écrit que « la religion du feu sacré date de l’époque lointaine et obscure où il n’y avait encore ni Grecs, ni Italiens, ni Hindous, et où il n’y avait que des Aryas ». Or, Mishima ne pouvait pas prononcer ce mot, son intention étant de minimiser la paternité nazie de la cérémonie du passage du flambeau.
D’ailleurs, ici, l’occultation n’est pas simple, mais double, car Carl Diem, dans son invention de cette cérémonie, ne s’est pas inspiré de cette religion du feu indo-européenne, mais du mythe de Prométhée, qui est grecque. Loin de remonter au-delà de la séparation de l’Orient et de l’Occident, ce mythe décrit une certaine occidentalisation du monde. Les coureurs participant à cette cérémonie sont donc considérés comme autant d’avatars de ce dieu philanthrope qui a volé le feu à Zeus ou à l’Olympie pour l’apporter aux hommes, à qui aucune capacité pour leur survie n’a pas été distribuée à cause de la faute d’Epiméthée, son frère.
Sans pouvoir engager une enquête sur l’implication très complexe de ce mythe, en me référant aux études de Jean-Pierre Vernant sur la grande question de la metis comme à d’autres travaux plus récents, je me bornerais à relever l’interprétation que Hegel expose dans Esthétiques. Le dernier représentant de la race des anciens dieux, Prométhée selon lui, a apporté le feu à l’humanité uniquement comme un moyen technique. « Ce n’est pas la morale et le droit, dit Hegel, que Prométhée a enseigné aux hommes, mais seulement la ruse leur permettant de se rendre maître des choses de la nature et d’en faire des moyens de satisfactions humaines. Le feu et l’art de s’en servir, de même que l’art du tissage, n’ont rien de moral en soi, mais sont seulement au service de l’égoïsme et de l’utilité privée, sans aucun rapport avec le côté universel de l’existence humaine et avec la vie publique. » (tome II, p. 192, tr. S. Jankélévitch)
Qu’on approuve ou non cette interprétation qui s’inspire essentiellement du Protagoras de Platon, s’agissant de l’inscription de ce mythe ressuscité au 20e siècle dans la mythologie nationale-socialiste allemande, nous ne pouvons que souligner l’accent mis par Hegel sur l’aspect technique, voire technologique, au détriment de la morale. Le premier passage du flambeau s’acheminait de la Grèce en Allemagne en passant par la Bulgarie, la Hongrie et l’Autriche, et les Allemands en ont profité pour faire secrètement une enquête topographique de ces pays afin de préparer une invasion déjà programmée.
Quand elle a survécu à la défaite allemande, après la Seconde guerre mondiale, la cérémonie du passage du flambeau s’est appropriée les idéaux politiques et moraux que Hegel avait renié au mythe originaire. Elle représente ainsi la transmission, de l’origine grecque au monde entier, non seulement de la ruse technique, mais aussi d’une culture humaniste, démocratique et pacifiste, que la Fête internationale de la jeunesse sportive est désormais censée symboliser.
Mais à travers cette transformation du mythe, se maintient le primat de la technique. Et l’ombre d’une guerre technologique pesait lourd sur les Jeux Olympique en 1964. Mishima nomme le dernier coureur chargé du passage du flambeau. Il s’appelle Sakai Yoshinori. Cet athlète qui n’avait pas été qualifié, mais il se trouve qu’il était né le 6 août 1945 à Hiroshima, d’où le fait d’avoir été choisi. Des intellectuels américains ont d’ailleurs protesté contre cette décision croyant y voir une volonté politique de nuire à l’alliance nippo-américaine. C’est dans ce contexte, et par rapport à cette polémique, qui était de taille, que Mishima a voulu exposer son propre point de vue.
En feignant d’ignorer le lien entre le passage du flambeau et le mythe de Prométhée, en faisant prévaloir la religion du feu sacré dans cette cérémonie, il est clair que Mishima présente cette scène, incarnée par un athlète japonais de 19 ans, comme une purification de la flamme atomique. En cela, loin d’être un signe d’hostilité à l’égard des Américains, ce geste servirait à réconcilier les deux peuples. Et au-delà de leur réconciliation, à réaliser symboliquement la réunification de l’Orient et de l’Occident.
Mais Mishima ne dit pas que le Japon avait pour destin d’accueillir les Jeux Olympiques pour accomplir une telle mission. Bien au contraire, à l’en croire, c’étaient les Jeux Olympiques qui « étaient prédestinés à être accueillis un jour par les Japonais ». C’est seulement par ce renversement dernier que les Japonais, selon Mishima, échapperaient au risque de « tomber malades ». Ainsi, l’humanité recouvre son unité à travers la guérison de la nation japonaise. Voilà le comble d’un nationalisme mégalomane qui frôle la folie.
Reste à savoir si cette folie est propre à Mishima, sinon à son peuple, ou bien s’inscrit, dès le départ, au cœur même du mouvement olympique. Ce petit texte de Mishima montre bien que sa sympathie pour le national-socialisme n’était pas simplement esthétique dans la mesure où il y suggère en creux l’appartenance du Japon à la civilisation aryenne, sinon par son sang, au moins par sa tradition religieuse originaire. Nous avons également vu que l’émerveillement de Pierre de Coubertin devant les Jeux Olympiques de Berlin était loin d’être une déviation, mais correspondait à son idéal originel.
On vient de décider que le prochain passage du flambeau sur le sol japonais débutera à Fukushima le 26 mars 2020 – à croire, ce qui mérite réflexion, que les Jeux Olympiques de Tokyo, en 1964 comme en 2020, restent liés à des catastrophes nucléaires. Tous ces efforts compulsifs pour prouver, à soi-même comme aux autres, la capacité de maîtriser le feu atomique, conduisent les organisateurs à faire appel à une supercherie qui consiste à fabriquer une image de la maîtrise. La lumière aveuglante d’un spectacle sportif gigantesque ne pourra cependant masquer longtemps l’impuissance foncière de l’homme, qui réside précisément dans la nécessité pour lui de contrôler la nature comme la technique, à commencer par son propre corps.
L’idée du progrès infini que résume la devise olympique, citius, altius, fortius, (plus vite, plus haut, plus fort), dans une complicité capitalistique entre l’Occident et un certain Orient, se propage encore à travers le monde par le biais d’exploits sportifs qu’elle finance et organise - exploits qui dans certaines disciplines, soit dit en passant, et en guise de mot de la fin, laissent songeur quant à la capacité, y compris d’athlètes surentrainés, d’humainement et sans sacrifier leur « santé » de réaliser. Autrement dit, une vaste supercherie parmi tant d’autres…

le 3 septembre, 2018
Galatasaray University
Istanbul, Turquie
Ukai Satoshi
Hitotsubashi University
Tokyo, Japon

Satoshi Ukai est critique et philosophe, enseigne littérature et philosophie d’expression française à l’Universtié de Hitotsubashi, à Tokyo, Japon. Il publie notamment : « Les conditions postcoloniales racontées aux petits Japonais » (Dédale , nos 5&6 , 1997) ; « L’orient de l’aveugle » (Cahier de l’Herne 83, 2004) ; « L’avenir nommé Okinawa » (Vacarme, n.33, 2005) ; « De « monstreux “comme si“ » - Pour une histoire du mensonge en politique au Japon » (Lignes, n°47,2015), « Les fins de la famille », (Rue Descartes, 2016/2).

Satoshi Ukai is a Professor of French Literature and Postcolonial Studies at Hitotsubashi University in Japan. Among his recent books, Beyond Sovereignty (2008) is a collection of political essays. Recent publications in English are “The Future of an Affect : About the Historicity of Shame”(2001), “The Road to Hell Is Paved with Good Intentions – For a ‘Critique of Terrorism ’ to Come”, the “Reflections beyond the Flag : Why Is the Hinomaru Flag ‘Auspicious/Foolish’ ?”(2005), and “Fine Risks, or the Spirit of a Pacifism and its Destiny” (2009).

(Extrait de « Le Feu reliant l’Orient à l’Occident » de Mishima Yukio, publié dans le Journal Mainichi, le 11 octobre 1964)

« Si je reconnais volontiers que les opposants ne manquent pas de raisons, le sentiment que j’ai eu en assistant aujourd’hui à l’ouverture des Jeux Olympique sous un ciel sans nuages se résume honnêtement à ceci : « Malgré tout, nous avons bien fait de réaliser ça, sinon les Japonais tomberaient malades. ».

Après des années d’angoisse et de tension où ils restaient, les Japonais ont été enfin bien délivrés de leur hantise quand ils ont découvert un temps magnifique à la place de la pluie qui a duré jusqu’à hier, signe, à n’en pas douter, que le Ciel a exaucé leurs vœux pieux. Quand j’ai vu à la fin de la cérémonie l’envolée de huit mille colombes qui ont assombri le ciel au-dessus du grand stade, leur plumage brillant, leur vol ample, j’ai eu le sentiment que les Japonais étaient enfin guéris de quelque chose, leur idée fixe concernant les Jeux Olympique étant ainsi libérée, partie. Il est vrai qu’il y a une colombe, une seule, qui refusait de s’en voler, restant obstinément sur le terrain vert. Admettons qu’elle est parfaitement dans son droit.

En règle générale, les Japonais sont assez tolérants en ce qui concerne les religions. Ce qui ne les empêche pas de sélectionner avec un sens religieux subtil parmi les fêtes étrangères, celles qu’ils ont accueillies de façon enthousiaste, que ce soient la Noël ou les Jeux Olympiques, restant d’origine plus ou moins païenne. Depuis que Koizumi Yakumo a appelé les Japonais « Grecs d’Orient », les Jeux Olympiques étaient prédestinés à être accueillis un jour par les Japonais. Selon Fustel de Coulanges, le Flamme olympique en Grèce antique est originairement le feu du foyer des Pénates. Il soutient que la naissance d’une religion du « feu sacré » remonte à un temps immémorial où il n’y avait pas encore de distinction entre Grecs, Italiens et Indiens, c’est-à-dire avant même le partage du monde entre Orient et Occident. On peut donc considérer que le feu que M.Sakai a mis sur l’autel du stade de Tokyo est enfin parvenu à relier l’Occident à l’Orient (et alors, il n’est plus besoin de rappeler que le passage du flambeau est une cérémonie inventée par les nazies). »