F - Fascisme

, par Alain Brossat


Penser le fascisme aujourd’hui, cela suppose que l’on s’éloigne de son approche politologique (le fascisme comme régime politique hyperviolent) ou économiste (le fascisme comme dictature du capital) et que l’on se déplace vers d’autres références : le fascisme comme affection d’une époque, pandémie dans le présent. Une modalité épidémique de l’ « actualité » dont il s’agirait d’étudier les formes de virulence, le champ d’expansion, les symptômes, les manifestations. Réduire la question du fascisme aujourd’hui à sa dimension institutionnelle (les post-néo-fascistes parviendront-ils à se hisser au pouvoir en empruntant le chemin des urnes ?), c’est en ignorer les caractéristiques essentielles : le fascisme aujourd’hui, c’est ce qui prolifère au point de confluence de dispositions collectives, d’un affect de la masse (« les gens ») et de calculs politiques mobilisant deux motifs conjoints : law and order et « nettoyage » et élimination des indésirables, des « en-trop ». Ce sont des flux d’affects chargés de ressentiment, de désirs de mort à peine masqués, d’aspirations incontrôlées à des revanches obscures, de quêtes d’exutoires aux frustrations accumulées. Des flux en attente d’occasions de cristalliser sous forme de passage à l’acte et de dispositifs de pouvoir ou d’exercice de la capacité de nuire. John Berger le dit bien : le fascisme aujourd’hui, c’est « ce qui fait de ceux qui tentent de survivre [les migrants] des coupables », c’est ce qui se cristallise sous la forme de ces « nous » abjects dont les politiciens usent et abusent et auxquels il est vital que nous opposions une ferme eux – pas nous.
Réfléchir et travailler sur le fascisme au présent, c’est identifier ces lignes de mort qui strient notre actualité et la défigurent. Les désirs de mort sont toujours secondaires : ils prospèrent là où les aspirations, promesses et espérances vitales ont été non pas seulement déçues et trompées, mais délibérément saccagées par les gouvernants et, plus généralement, ceux qui fixent la règle du jeu. Les flux d’affects négatifs et les désirs de mort se bousculent au portillon du présent là où les flux de vie se sont fracassés contre la paroi de verre, la vitre blindée du « réel » – entendu comme ce dispositif général de gouvernement du vivant humain dont la règle première est l’entrave, l’empêchement et la réduction du champ des possibles de « la vie » des gens – le « gouvernement » entendu non pas seulement comme « domination », mais comme mise sous séquestre des puissances vitales – il s’agit bien de dissocier les gens de leur désir vital pour réorienter leurs énergies vers la vindicte.
Le fascisme aujourd’hui peut être vu comme une machine de capture des affects et de réorientation des subjectivités. Ce n’est pas « le chômage » qui, mécaniquement, jette les ouvriers désemployés dans les bras des post-néo-fascistes : la fin du plein emploi et la démobilisation partielle de la force de travail pourraient parfaitement, dans d’autres circonstances ou sous d’autres prémisses que celles qui s’imposent aujourd’hui, être accueillie comme une heureuse nouvelle – qui n’a jamais rêvé d’une réduction massive des heures passées à l’atelier, au bureau, en classe, etc. ? Ce qui alimente les pulsions fascistes aujourd’hui, c’est plutôt la production concertée d’une économie subjective de la frustration, de la culpabilité, de la haine de la concurrence, sur fond de démobilisation partielle de la force de travail. On voit bien ici ce qui est en jeu : réagencer les subjectivités de la masse afin de les placer sous ce régime de l’autorité conçue comme ce qui préside aux épurations salutaires. L’aspiration autoritaire et les pulsions (ou passions élémentaires) vindicatives sont, ici, inséparables, c’est le sol du fascisme moléculaire d’aujourd’hui.
Si l’on reste captif des « modèles » du XXe siècle, on voit le fascisme comme une concrétion, une « boule » de puissance et de violence compacte, une machine de mobilisation totale de la masse en vue de la guerre. On le voit, au pouvoir, comme dictature et donc comme l’antonyme de « la démocratie » – ne sont-ce pas « les démocraties » occidentales qui en ont été les premières victimes et qui se sont coalisées contre lui, alliées à l’URSS, certes, pour le défaire ? Comment donc penser une actualité du fascisme au temps de la démocratie globale, sur un mode qui échappe à ce « ou bien... » (la démocratie)... ou bien... (le fascisme) formaté par l’histoire apocalyptique du XXe siècle ? C’est cela le défi intellectuel, théorique, imaginatif que nous avons à relever aujourd’hui, précisément : penser les agencements, les compatibilités et les complémentarités de la démocratie de marché comme système global de « gouvernementalisation » des populations avec ce fascisme de flux dont la prolifération balafre notre actualité.
Ce qu’il faut parvenir à concevoir, c’est l’articulation de l’élément résolument archaïque qui soutient toute espèce de fascisme (le désir de régression, le côté « pipi-caca » qui accompagne toute subjectivité fasciste) avec des traits d’hypermodernité avérés – comme tout ce qui se rattache à l’entrée de la politique parlementaire dans son âge « terminal ». C’est au fond la figure d’une démocratie autoritaire totalement infectée, contaminée dans le contexte général de la pandémie fasciste. C’est bien là que se discerne la complète infirmité mentale de la position consistant à imaginer un Macron en « barrage contre le fascisme » : à peine arrivé aux affaires, celui-ci entreprend de « constitutionnaliser » l’état d’exception, de le rendre permanent – la figure la plus exemplaire qui se puisse imaginer d’un continuum entre démocratie autoritaire et fascisme moléculaire.
Ce que ce fascisme d’aujourd’hui « conserve » du fascisme du XXe siècle, c’est la combinaison obscure du désir de « beaux incendies », d’immondes frairies, qui n’est pas seulement une passion de destruction, mais d’autodestruction aussi (le côté « suicidaire » du fascisme de la masse) avec la passion de l’autorité – le désir du knout, en bref. En d’autres termes, pas de fascisme sans « fascisation », c’est-à-dire sans circulations entre une « offre » et une « demande », sans interactions entre « les gens », un champ social, et des « élites », des appareils politiques. Le fascisme, ce n’est jamais un processus à sens unique, c’est des échanges permanents et des synergies entre des gens « en souffrance » et des pousse-au-crime dont le (sale) boulot est de mettre en musique et en mots (maux) le désir obscur de la masse.
Ce sont toujours des processus dynamiques – c’est en ce sens même qu’on peut parler du « fascisme qui vient », comme on peut parler de « la guerre qui vient », avec l’accumulation des bombes à retardements en Asie orientale ou au Moyen-Orient. Mais cette chose « promise » n’est, bien sûr, jamais chose due – inéluctable, la cristallisation de ce qui circule dans le présent n’est jamais jouée d’avance. Ce que l’on peut faire de mieux, dans notre présent, c’est donc saisir des signes, des motifs, des manifestations patentes ou subreptices de ces dynamiques susceptibles de conduire à la catalyse qui donnerait naissance à un fascisme de pouvoir. Ces symptômes sont innombrables, ils sont faits d’énoncés, de conduites, d’exactions, d’actes manqués, d’obsessions, de rodomontades, etc. Ce sont les fragments de verre d’un kaléidoscope qui ne demandent qu’à s’assembler. On n’en finirait plus d’en faire l’inventaire. Je me contenterai d’en énumérer quelques uns parmi ceux qui me paraissent, aujourd’hui, les plus exemplaires – si l’on peut dire. Tableau hétérogène, nécessairement, puisqu’au stade présent, c’est à un champ de dispersion que l’on a affaire, dans lequel les « pièces » aspirant à composer le tableau d’un fascisme contemporain demeurent encore éparses.
• « On va garder ton adresse, comme ça on saura où te retrouver », dit un flic à la jeune femme placée en garde-à-vue, pour prix de sa détestable habitude de filmer les interventions policières. Cette menace qui ne se dissimule pas, sûre de son impunité, c’est ni plus ni moins que le subliminaire des escadrons de la mort. Le fascisme qui cristallise, c’est le moment où une partie des corps répressifs de l’Etat se met en devoir de rendre la « justice » là où les juges n’en finissent pas d’être ralentis par leurs scrupules légalistes et leurs lenteurs procédurières. On sent bien que celui qui fait cette belle promesse piaffe d’impatience. Quand le flic de base se met à ressembler aux « drougs » d’Alex revêtus de l’uniforme dans Orange mécanique et leurs chefs au gradé cocaïnomane de Bad Lieutnant (le vrai, celui d’Abel Ferrara), c’est que le dénouement approche.
• La nostalgie du militaire, des hymnes, de la jeunesse qui marche au pas et obéit au doigt et à l’œil – cette droite d’ordre qui rêve à voix haute d’écoliers en uniformes, de lever des couleurs chaque matin dans les cours des établissements scolaires, de rétablissement du service militaire, etc. C’est le vieil inconscient pétainiste de cette indéracinable engeance qui travaille ici. Comme le dessine d’un trait le cinéaste algérien Tariq Teguia : « Ce pétainisme-là aura ses affiches rouges ».
• Il y aurait aussi ces coups de menton mussoliniens, ces impérieux « Je veux ! », ces mâchoires serrées, ces airs de brute et ces manières de prétorien, à la Sarkozy, à la Valls, son émule – ce qui montre bien que cette tentation du « triomphe de la volonté » et du césarisme traverse tous les appareils de la politique institutionnelle. Le calcul de ces spécialistes du passage en force est transparent – ce à quoi aspire la masse, en ces temps troublés, c’est à un chef, un vrai, une poigne, un balai de fer ! Tout cet imaginaire facho-républicain de ces petits maîtres de la démocratie de caserne, qui est à l’Etat contemporain ce que le facho-humanisme des films de Clint Eastwood est au cinéma états-unien.
• Ce « qu’ils crèvent ! » qui se dissimule de moins en moins, ce désir de disparition équivalent à un désir de mort constitutif de la relation aux migrants d’un nombre croissant des gens de ce pays, des sommets de l’Etat aux comptoirs de bistrot des zones rurales. La blague de Macron sur les kwassa-kwassa comoriens est, de ce point de vue exemplaire – du comorien – cette viande humaine indésirable et vouée à nourrir les poissons... Le lapsus de l’homoncule élyséen n’est jamais ici que l’écho de sa politique sur le terrain : dans l’ex-jungle de Calais, de plus en plus repeuplée d’aspirants au passage en Angleterre, la police s’active en vue de leur interdire l’accès aux robinets d’eau et aux repas distribués par les associations – qu’ils crèvent ! C’est ça le fascisme aussi : l’évidence de plus en plus partagée selon laquelle la disparition de la part indésirable de la population serait une condition vitale pour l’autre ; quand la « fracture biopolitique » qui traverse la société se trouve ainsi placée sous le signe du terrible, de la terreur.
• Identifier un fascisme anti-animal (l’animal libre, le sauvage – le loup) comme il y a un fascisme anti-immigré, anti-migrants. Cette compulsion exterminatrice qui s’est emparée de populations entières là où prospère la fantasmagorie du loup dévoreur de troupeaux, imaginaire porté à bout de bras par les gens de l’Etat – « nos enfants n’en dorment plus ! », statuait un jour Ségolène Royal – à propos du loup, toujours. Plus facile, visiblement, de hurler à la mort du loup que de réformer les pratiques de mise à mort industrielles /concentrationnaires des animaux de boucherie. L’ennemi du mouton, rappelons-le au passage, ce n’est pas le loup, c’est le gars qui l’élève en vue de l’abattoir.

La texture de ce fascisme, c’est la haine du présent et la haine de soi et des autres dans ce présent. L’incapacité croissante à imaginer un ou d’autres présents possibles et soi-même (et les autres) hors de ce présent délétère, l’incapacité croissante à s’extraire de soi, de cette condition présente – à différer et créer du nouveau. Cet enfermement dans un présent placé sous le signe de la bêtise et de la méchanceté, est, dirait Deleuze, une fabrique de « damnés ».
Le fascisme, c’est la punition que les damnés du présent s’infligent à eux-mêmes.

Illustration : Henry Streatham