O - Oxygène

, par Joachim Dupuis


La marche

Le moment est solennel. Sur l’esplanade du Louvre, un homme seul est en marche, il avance en direction de l’estrade posée devant la pyramide, ouvrage jadis commandé par François Mitterrand à l’architecte Leoh Ming Pei. L’homme marche d’un pas décidé, avec majesté, il est enveloppé d’un grand manteau, la caméra le filme en plan large, le temps de la marche en contre-plongée, et à hauteur d’homme, quand il arrive à son but. Par télévision interposée, nous suivons cette longue marche du 07 mai 2017, celle de l’homme dont tous les médias parlent, celui qui a brisé l’ancien monde politique, celui qui murmurait à l’oreille de Hollande. Durant la marche et jusque sur l’estrade, on entend de manière tonitruante l’« Ode à la joie » de Beethoven, devenue, il y a quelques années, le concert des nations, l’hymne européen.

Une chose est sûre, l’homme qui marche n’est pas Jean-Michel Jarre. Pourtant, l’événement a des allures de scène de concert ! Mais on a beau chercher, on ne découvre à la caméra, nulle machine à bidouiller, nul accompagnateur musical, nul éclairage multidirectionnel, tout ce dont Jean-Michel Jarre aurait été sans doute entouré s’il avait fait son show en ces lieux. L’homme qui marche, c’est le nouveau Président français, Emmanuel Macron !

Sur scène, l’Homme-Président est seul devant les Français, et commence son discours ; plus tard il sera rejoint par quelques membres de son équipe, sa femme et les enfants de son épouse, des hommes et des femmes sympathisants, tous en rang bien serré, derrière lui. Aucune marée humaine à l’horizon. Un petit auditoire sur mesure, parqué devant l’estrade, dans une sorte de carré qui ressemble à un salon géant ou une salle de classe grandeur nature. Nous qui sommes derrière notre télévision nous sommes à l’image de cette petite foule qui écoute le discours présidentiel.

Sur l’estrade, l’Homme-Président fait son show, mais très vite quelque chose sonne faux. Est-ce parce que le discours est un discours qui fait double emploi ? Est-ce parce que la marche en rappelle une autre ? L’Homme-Président s’est déjà manifesté quelques heures plus tôt, pour brandir sa victoire. Pourquoi se représenter alors ? Pour l’image, dira-t-on. Ce pouvoir en pure représentation est nécessaire pour marquer une « rupture visuelle ». L’Homme-Président veut qu’on le voie autrement que ses prédécesseurs. On dirait une mauvaise mise en scène : un orateur sur un plateau de télévision, avec, en transparence, un décor de péplum style pharaonique, et une plèbe « bien rangée », au sens de Simone de Beauvoir, dans un amphithéâtre de fortune. Mais c’est ToutanMacron !

Le discours a à peine commencé que les politologues commencent déjà leur travail de déchiffrement, devant cette nouvelle Pierre de Rosette politique. Les voilà qui jubilent ! On les entend repérer un à un les symboles du nouveau pouvoir. Ils sont là à penser à Mitterrand : la marche, l’hymne, la manière même de s’habiller tout nous rappelle le vieux monarque, entend-on. Cette soirée est-elle le remake d’une vieille élection ? Pourtant, il n’y a pas de quoi s’extasier !

De deux choses l’une : ou la mise en scène est celle d’amateurs, qui rapiècent d’anciens symboles, renouant avec la gauche qui a offert à l’Homme-Président ses chances ; ou la mise en scène n’est pas ce qu’elle semble être. La première option n’explique pas pourquoi le geste politique de Macron marque une poussée à droite, après les législatives, notamment avec la création du gouvernement d’Edouard Philippe. La seconde option est plus éclairante. Il ne s’agit pas de rejouer le symbole même de la puissance mitterrandienne, pour le faire sien, une manière de s’associer à sa lignée politique, il s’agit au contraire de l’exposer extrêmement pour le défaire, pour le faire exploser.

La marche de Macron est une manière de passer d’un monde à un autre. En ce sens, Macron est un mort-vivant de la politique. La pyramide derrière lui, c’est le passé, le passé politique, le devant de la scène incarne une nouvelle ère, un nouveau monde à construire, un monde en Marche : quand on regarde les gens autour de lui, on retient surtout la présence de l’homme à la casquette. Macron, au terme de sa marche, met en avant ceux qui l’ont porté et se place en avant de ceux qui l’ont fait présidentiable. L’instant dessine les lignes d’un produit marketing du pouvoir : montrer que le pouvoir n’est plus symbolique, auréolé d’un passé, mais qu’il est devenu un simple geste qui se porte, où « celui qui porte » et « celui qui est porté » ne font qu’un. Macron apparaît comme un pur geste : le pouvoir est un « cristal » où le président regarde en ses troupes lui-même, et celles-ci sont comme indiscernables de sa personne. Le pouvoir n’est plus dans les symboles mais dans le geste. Tous les symboles sont désormais caduques. La scène de l’élection se devait donc de prendre les symboles les plus forts pour les faire s’effondrer.

Pourtant, il y en a quand même un qui perdure, précisément parce qu’il n’est pas encore. C’est le symbole de l’Europe qui, bien que déjà installé depuis plus d’un demi-siècle, n’est pas encore complètement développé. Prise dans le geste de refonte politique de Macron, l’Europe n’est plus le symbole de l’entente franco-allemande, de la reconstruction d’un lien ou le signe d’une évolution vers la sociale démocratie, elle est désormais le scellement d’une entité en devenir, où chaque Etat ne serait qu’un Land d’une « globalité », l’émanation d’un Englobant (Jaspers). Macron vise non pas à mettre en avant l’Europe, mais à l’emporter dans sa marche, à la façonner selon son geste. Pour Macron rien n’est posé encore concernant l’Europe : elle est comme une belle vache que Zeus veut s’accaparer. Tout va se faire, se configurer dans un geste de saisie, de saillie. Il faut mettre en branle la machine européenne, lui donner le bon mouvement.L’Europe indisciplinée doit rentrer dans le rang. L’effet hyperbolique des symboles (la pyramide, l’hymne...) sert donc autant à rappeler une certaine Europe qu’à l’asphyxier pour une autre plus libérale et normalisatrice.

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Quelques jours auparavant, l’équipe-Macron se réunissait. Nulle caméra n’a filmé, mais on peut facilement imaginer ce qui s’est passé. Il s’agissait de décider du nouveau lieu pour la soirée présidentielle. Il fallait un lieu capable de porter le mouvement En marche : le plus apte à ouvrir le mouvement, c’était le champ de Mars. Mais très vite cette possibilité n’est plus envisageable. Macron rêvait de se produire dans le même lieu où Jean-Michel Jarre quelques années plus tôt avait emporté la foule parisienne. Comme le musicien qui soulève les foules rien qu’en jouant quelques notes, Macron rêvait d’un triomphe au champ de Mars ! Pour y faire quoi ? Un nouvel Oxygène ? Non, plutôt une nouvelle façon d’inaugurer sa politique aérophagique : décompresser, vider notre air, celui dans lequel nous avons l’habitude de respirer, voilà les traits de son manifeste. La mairie ayant dit non à ce premier choix (pour des raisons liées au C.I.O.), Macron a du se résoudre à changer d’air ! Ses conseillers lui proposent la cour du Louvre : pourquoi pas ? On évite d’être trop à droite et d’être trop à gauche. Ni Concorde ni Bastille. Pour tous, les choses sont claires : il ne faut surtout pas se plier aux symboles, les symboles sont les gammes, dans la tête de beaucoup de Français, les gammes d’un échiquier politique.La pyramide, c’est l’incarnation d’un pouvoir, celui de Mitterrand qui y a édifié le monument dans le cadre de la politique de ses grands travaux. Mais c’est aussi l’incarnation du pouvoir de Napoléon qui a donné son nom à la cour du Louvre : la pyramide rappelle d’ailleurs la marche des savants et de l’armée napoléonienne sur le sol égyptien ; la marche, oui, c’est peut-être ce qui retient l’équipe.

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De fait, cette soirée d’élection que nous avons décrite est la reconduction d’un geste politique initié avant l’élection et qui va se répéter désormais, retentir partout.
Ce geste a en apparence tout du geste subversif (il l’est pour les médias, peu ouverts à la pensée critique), bien qu’il soit éminemment conservateur : bombarder le système politique. Macron n’a de cesse en effet de vouloir bombarder les « assises » politiques de la société, telles qu’elles sont, pour accélérer en fait le processus biopolitique (démocratie immunitaire) et capitaliste (libéralisme absolu) que le système politique en place (depuis trop longtemps) retarde.
Macron a compris très tôt qu’il fallait donner un bon coup d’accélérateur à la gouvernementalité en place et accomplir la politique qui porte le capitalisme et le sécuritaire là où jamais ils ne sont allés.

Palais de cristal

Or ce geste politique de Macron s’est donné à nous, en une fraction de seconde, dans toute sa splendeur, le jour de son élection.

Une image m’a saisi en particulier à vrai dire, produite par l’équipe de Macron : découpant le ciel, la pyramide, vu d’en bas de la scène, encadrait le corps de Macron, et semblait l’intégrer au monument. Certains y ont vu un symbole fort, celui des Illumnati, une référence à la Franc-maçonnerie et au livre Da Vinci Code.

Mais comme nous l’avons dit, avec Macron, le symbole est toujours à asphyxier. De fait, l’enveloppement de l’homme dans la pyramide du Louvre met en valeur non pas le monument comme symbole d’éternité, de puissance, mais juste sa fonction de dôme. La pyramide est un dôme, un polyèdre transparent proche du cristal (chaque jour des milliers de personnes entrent par les faces de la pyramide pour voir les chefs-d’œuvre du Louvre).

Ce dôme de cristal est en fait non pas le passé, mais le futur : il incarne l’horizon politique vers lequel les spectateurs de la boîte télévisée et le public parqué dans un box face à lui sont déjà en marche.

Le dôme est l’incarnation d’un pouvoir fasciste.

Macron veut mettre en place un contrôle absolu sur nos vies : travail, santé, sécurité, Europe, Monde. Tout va disparaître ! Attention, on va manquer d’air.