R - Révolution

, par Alain Brossat


Je me rappelle (dérisoire privilège de l’âge) cette manifestation de 10 000 personnes qui, dans les derniers jours du mois de mai 1971, se dirigea vers le Mur des Fédérés, au cimetière du Père Lachaise, aux cris de « Vive la Commune ! ». Je me rappelle les vibrants discours qui en constituèrent le point d’orgue, sur les lieux même où furent fusillés les derniers communards – « La Commune est vivante ! », « Vive la révolution socialiste mondiale ! » –, je me rappelle l’Internationale et le Temps des cerises repris à pleins poumons par tous les participants. Je me rappelle l’émotion, les larmes et les promesses d’avenir.
C’était à l’occasion du centenaire de la Commune, bien sûr. Mais tout se passe aujourd’hui, comme si c’était de cette célébration même que nous sépare plus d’un siècle, tandis que l’événement lui-même et sa commémoration tendent à se confondre dans un même temps perdu – l’ère des révolutions, ainsi que la nomme Eric Hobsbawm [1].

J’écris ces lignes en juin 2017, et je me demande par anticipation : qui, sur la place de Paris, sera assez fou pour appeler à un rassemblement (je ne dis pas une manifestation), début novembre prochain, à l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre ?
Dans un récent article publié par la London Review of Books, Sheila Fitzpatrick, figure marquante de l’historiographie progressiste de la Russie et de l’URSS, plaçait un long compte-rendu de quelques récents ouvrages consacrés à la Révolution d’Octobre, à l’occasion du centenaire, sous le titre désenchanté « What is Left ? » – qu’est-ce qu’il en reste ? [2]
La question de l’effacement du tracé historique, de l’évanouissement de l’héritage est bien en effet celle qui précède toutes les autres, lorsqu’on jette un regard rétrospectif sur la Révolution russe à l’heure de son centenaire. Pour Hobsbawm, pourtant, il ne faisait aucun doute que l’impact de celle-ci sur le cours de l’histoire mondiale avait été « bien plus profond et global » que celui de la Révolution française – quelques décennies après la prise du Palais d’Hiver, un tiers de l’humanité ne vivait-il pas sous des régimes directement inspirés par le « modèle » soviétique et la doctrine léniniste ?
Cette évidence selon laquelle la marque imprimée par la Révolution russe et ses suites (l’édification de l’Etat soviétique, en premier lieu) sur l’histoire contemporaine était placée sous le régime de l’irréversible, Hobsbawm, le marxiste, la partageait alors avec toutes sortes de gens de l’autre bord – Raymond Aron, par exemple, lorsqu’il spéculait sur les convergences entre les deux « systèmes » en concurrence, mais ayant en partage l’industrialisme et le productivisme. Moins d’un demi-siècle plus tard, cette notion commune a été non seulement récusée mais rigoureusement inversée : les régimes qui continuent de faire référence à l’héritage d’Octobre, aux lumières du marxisme-léninisme, ou à la planification socialiste font figure, selon les normes nouvelles de la correction politique (celles de la démocratie de marché globalisée), de reliques d’un passé révolu, quand ce n’est pas de monstruosités – le régime nord-coréen.

C’est dire la radicale brutalité du changement de cours historique et idéologique qui s’est imposé à partir des années 1980 du siècle dernier et n’a cessé, depuis, de dicter ses conditions. L’évidence partagée, aujourd’hui, c’est bien sûr, dit Sheila Fitzpatrick, que « s’il est une leçon à tirer de la Révolution russe, celle-ci est déprimante, à savoir que les révolutions ne font que rendre les choses pires, et ceci en particulier dans le cas de la Russie où la révolution a conduit au stalinisme ». Ce qui constitue donc le « trou noir » du destin de la Révolution russe est patent : moins que l’Etat soviétique et ses dépendances aient pu s’effondrer comme un château de cartes au tournant des années 1980, que le fait qu’à cette occasion ce qui paraissait inscrit au plus intime du sens de l’histoire du XXème siècle, la Révolution russe comme révolution ouvrière et drapeau de l’émancipation ouvrière, ait pu s’effacer aussi facilement et radicalement sur les tablettes du récit collectif de l’histoire de ce short century.
Il a toujours existé, bien sûr, une historiographie hostile à la Révolution russe et même une légende noire de celle-ci, entretenue par les émigrés russes, relayée par les officines de propagande occidentales – mais, jusqu’au temps du khrouchtchévisme, inclus, le processus de légitimation historique de la Révolution russe via, en premier lieu, la montée en puissance et en prestige de son avatar, l’Etat soviétique, n’a cessé, globalement, de se poursuivre.
L’évaporation foudroyante du sens de cet événement, au cours des années où s’imposent la doxa « antitotalitaire » et le récit tératologique des « crimes du communisme » est un phénomène sans précédent dans l’histoire moderne. La combinaison des facteurs économiques, politiques, sociaux et culturels qui conduit à la chute du système soviétique sous Gorbatchev peut être reconstituée pièce par pièce, comme un puzzle. Elle s’interprète aisément comme la défaite d’un bloc de puissance dans son affrontement avec un autre. En ce sens, elle est loin d’être un novum radical dans l’histoire moderne – depuis la Révolution française, on a périodiquement assisté, en Europe notamment, à de ces fracassants effondrements d’empires perclus de maux et minés par leurs « contradictions » – que ce soit à l’occasion d’une guerre ouverte ou larvée.
Mais là, il s’agit d’autre chose. Si la Révolution russe a pu exercer une si puissante et incomparable attraction sur tous les continents et bien au-delà des frontières du monde ouvrier, c’est qu’elle s’est présentée aux yeux de tous ceux qu’elle a enthousiasmés (Kant) comme cet événement universel par excellence qui, porté par le cours dialectique de l’Histoire, venait, en tant que révolution de « ceux d’en-bas » complémenter et approfondir l’œuvre des révolutions antérieures, les révolutions (vite) dites « bourgeoises ».
La Révolution russe, selon cette téléologie, qui est peut-être une théologie profane dont l’Histoire serait le dieu ou l’idole, c’est ce qui vient parachever l’ère des révolutions. Mais on voit bien ici que ce dont il est ici question est moins un élément de réalité imposant son évidence qu’un récit susceptible de convaincre et rassembler qu’à cette condition : que, précisément, les éléments qui le composent et les prémisses qui le soutiennent soient acceptés comme des évidences. Au nombre de celles-ci : la notion d’un sens de l’Histoire, la prise en considération de celle-ci comme milieu primordial des activités humaines, l’idée que, si les révolutions sont les accoucheuses de l’Histoire, la classe ouvrière, elle, est le cœur battant de l’histoire de l’émancipation collective.
Ce n’est donc pas seulement un empire qui s’écroule, c’est un récit qui part en fumée, à l’heure où l’emporte Reagan et se met en place le nouvel « ordre du discours » appelé à exercer une domination sans partage – celui du néo-libéralisme.
Le « globalisme », comme horizon stratégique dans lequel se forme la nouvelle hégémonie prospère sur les ruines de l’universalisme failli – celui dont les héritiers, dépositaires et concessionnaires de tout poil de la Révolution russe se disaient les représentants. La crise du marxisme comme foyer discursif est ici indissociable de l’effondrement du grand récit indexé sur la Révolution russe. Quand un grand récit indexé sur un événement dont le nom s’est associé à l’émancipation et qui est, pour cette raison même, devenu « fabuleux », quand un tel récit tombe en pièce, c’est toujours à un titre ou un autre le faux universel qui se venge. Dans le cas de la Révolution russe, non moins que dans celui des révolutions qui inaugurent la modernité politique, l’universel que ses supporteurs associent à son nom fuit de tous les côtés : l’Etat qui se dit ouvrier fait subir à la classe ouvrière soviétique une exploitation sans merci, les modèles de développement économique et industriel démarquent ceux des puissances capitalistes, le productivisme effréné saccage l’environnement et engendre les désastres écologiques, sous Staline, la biopolitique devient indistincte de la thanatopolitique (la terreur de masse puis, sous ses successeurs, la course aux armements nucléaires).
L’idée séminale selon laquelle la Révolution russe constituerait une apothéose de la révolution moderne en incluant dans le champ de l’émancipation tous ceux/celles qu’en excluaient les révolutions bourgeoisies vient se briser sur l’écueil de la violence politique du régime stalinien, mais aussi sur le fait qu’au fond, le « modèle » soviétique, comme modèle étatique et théorique à la fois (le marxisme-léninisme + la construction du socialisme) ne parvient pas à franchir le seuil de l’histoire coloniale ni celui de la frontière de la race : en Afrique, les régimes inspirés et soutenus par le régime soviétique échouent rapidement et les régimes chinois, vietnamien, cubain et nord-coréens ne s’établissent dans la durée qu’à la condition d’un remodelage radical de l’héritage de la Révolution russe à leurs propres conditions – de la même façon exactement que le marxisme de Mao ne peut devenir doctrine d’Etat en Chine, dans les années 1960, qu’à la condition expresse d’être méthodiquement et profondément sinisé.

L’expérience, trop longtemps refoulée par le logocentrisme occidental, de la révolution haïtienne, montre que plus une révolution tend vers l’universel en incluant des « oubliés », des « parias » ou des « sans-part » dans la dynamique de l’émancipation (les esclaves noirs, en l’occurrence), et plus elle est vouée à se placer sous le régime du terrible – un régime sous lequel la liberté et la mort deviennent indissociables. C’est ainsi que la révolution haïtienne, comme l’a montré C.L.R. James, tend à devenir, dans son processus même, une guerre d’entre-extermination dans laquelle prévaut la dimension raciale – esclaves noirs contres maîtres esclavagistes blancs, ces derniers fussent-ils parés des couleurs de la Révolution française... [3] Ce trait exterminateur, espèce contre espèce, se retrouve dans la guerre civile russe et la jeune société soviétique en porte durablement les stigmates.
Dans ses reportages d’idées sur la chute du Shah d’Iran, Michel Foucault voyait dans cet événement un signe pronostique destiné à faire époque : celui de l’effacement de la figure de la révolution au profit de celle du soulèvement, expression de la volonté unanime d’un peuple. Ce diagnostic n’a, jusqu’à ce jour, été démenti par aucun événement majeur [4].

Notes

[1Fayard, 2011.

[2NLRB, mars 2017.

[3C.L.R. James, Les Jacobins noirs, traduit de l’anglais par Pierre Naville, Editions caribéennes, 1984.

[4Michel Foucault, Dits et Ecrits, volume III, Gallimard, 1994.