Langues et politique mineures

, par Manola Antonioli


Version abrégée de la troisième partie de Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Manola Antonioli, 2004, Paris, L’Harmattan, (III. Déterritorialiser le langage, p. 67-92).

I. Langues mineures : Kafka

La pensée du « mineur/majeur » apparaît dans l’œuvre commune de Deleuze et Guattari en 1975, dans une lecture de Kafka désormais très célèbre intitulée Kafka. Pour une littérature mineure. Cet ouvrage constitue une sorte de laboratoire de la pensée des deux auteurs, qui accompagne la longue transition de l’Anti-Œdipe (publié en 1972) à Mille plateaux (1980). Deleuze et Guattari refusent les lectures dominantes de l’œuvre de Kafka orientées par un Signifiant unique (le Père ou la Loi) et proposent plutôt une cartographie de cette œuvre, qu’ils nous invitent à explorer comme si on explorait une des étranges architectures qu’il a décrites (le terrier, le tribunal, le château, ou l’hôtel d’Amérique).

C’est donc dans ce texte et à partir de l’œuvre de Kafka que Deleuze et Guattari élaborent une topologie de la langue et de l’écriture (majeures et mineures), une théorie de la déterritorialisation dans et à travers le langage qui sera par la suite développée dans Mille Plateaux : « Une littérature mineure – écrivent-t-ils – n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure [1] ». Kafka est un juif tchèque, écrivant en allemand, qui fait un usage « mineur » de la langue « majeure » qu’était l’allemand à son époque, mais ce même cas se répète à chaque fois qu’une communauté politique soumise à un processus de colonisation (politique et/ou culturelle) s’approprie à sa manière la langue qui se veut « dominante ». Deleuze et Guattari citent ainsi à plusieurs reprises des études sur l’usage de l’américain par les communautés afro-américaines.

Dans l’analyse qu’en font Deleuze et Guattari, le « bégaiement » produit par l’écriture ou la parole « mineures » provient toujours d’une triple impossibilité :
1. L’impossibilité de ne pas écrire ou de ne pas parler.
2. L’impossibilité d’écrire ou de parler autrement que dans la langue majeure pour avoir droit à la publication ou à l’écoute.
3. L’impossibilité (heureuse) d’écrire dans une langue qui serait « pure », purifiée de toutes les intonations, les accents, les mots ou les tournures qui appartiennent à une ou plusieurs langues « mineures » dans laquelle une mémoire et une histoire personnelle s’enracinent, même pour les locuteurs de la langue dite « majeure ».

Une langue « mineure » n’est donc pas simplement la langue d’une minorité qu’il faudrait défendre, tout comme on veut protéger des espèces animales et végétales en voie de disparition (le corse, le basque ou le breton dans la France d’aujourd’hui ou le tchèque pour Kafka), même s’il existe aujourd’hui un vrai problème d’ « écologie des langues », puisque chaque jour des centaines de langues disparaissent dans toute la planète avec leurs derniers locuteurs. Il s’agit avant tout de la possibilité d’une littérature ou d’une oralité qui déterritorialisent de l’intérieur les langues ou les écritures majeures (possibilité pour laquelle la sauvegarde de la pluralité des langues est essentielle). La langue ou la littérature mineure ne sont pas des langues originaires ou enracinées dans un espace local, dont la pureté initiale aurait été perturbée par l’ouverture sur des espaces linguistiques, culturels, politiques plus vastes et qu’il faudrait restaurer, mais des langues et des littératures qui se nourrissent de plusieurs langues, de plusieurs identités et de plusieurs visions du monde, toujours en construction et en devenir.

Un des caractères essentiels des littératures mineures est que tout y est d’emblée politique et qu’elles ne peuvent être séparées d’une énonciation collective. La rareté même des talents qui les sépare des « grandes littératures » permet aux littératures mineures d’ouvrir tout énoncé sur le champ politique et de devenir la forme d’expression d’un « agencement collectif ». C’est à partir de leur lecture de Kafka, en effet, que Deleuze et Guattari élaborent la notion d’agencement collectif d’énonciation qui deviendra dans Mille Plateaux le point de départ d’une réflexion plus vaste sur le langage. L’agencement collectif d’énonciation est le moteur d’un processus de déterritorialisation qui s’inscrit dans la territorialité de toute langue et de toute écriture. Un énoncé n’existe jamais isolé (sauf par une opération totalement artificielle) de la chaîne des énoncés qui le précèdent, l’accompagnent ou le suivent, ne se réduit jamais à une donnée purement linguistique et ne renvoie pas à un sujet unique d’énonciation qui en serait la cause et dont il serait l’effet. Si la linguistique a pu trop souvent paraître structurée sur des oppositions binaires (les mots et les choses, les signifiants et les signifiés, la langue et la parole, l’énoncé et l’énonciation, la synchronie et la diachronie), Deleuze et Guattari essaient d’échapper aux dualismes pour élaborer une théorie de la langue qui la déterritorialise de l’intérieur. Kafka a à sa disposition une langue « desséchée » (la langue allemande parlée à Prague, mêlée de tchèque et de yiddish) et il s’en sert pour en inventer une autre, la sienne, dans laquelle le « Sens » fuit de partout. La situation de l’allemand à Prague (vocabulaire appauvri, syntaxe incorrecte) favorise paradoxalement la richesse de ce que les deux auteurs décrivent comme « un usage intensif de la langue ». Les éléments intensifs du langage sont les outils linguistiques qui poussent le langage vers ses propres limites, au-delà ou en deçà de la relation signifiant/signifié, de sa fonction purement représentative ou communicative : conjonctions, exclamations, adverbes, accents, tous les éléments qui « tordent » la langue, qui la rendent flexible et discordante et dont Kafka a su magistralement se servir, jusqu’à créer un langage qui « cesse d’être représentatif pour tendre vers ses extrêmes ou ses limites [2] ».
La langue n’est plus considérée ici simplement comme une source d’ « information » ou de « communication » mais comme le lieu privilégié où s’expriment des rapports de force, de pouvoir et de savoir.

Deleuze et Guattari s’appuient pour leur étude sur les recherches du linguiste Henri Gobard qui avait proposé un modèle « tétralinguistique » :
1. Une langue vernaculaire (maternelle ou territoriale).
2. Une langue véhiculaire (urbaine, étatique ou même mondiale).
3. Une langue référentiaire du sens et de la culture.
4. Une langue mythique (lieu de reterritorialisations spirituelles ou religieuses).
Ces quatre dimensions qui coexistent dans chaque langue diffèrent aussi par leur inscription dans le lieu (langue maternelle enracinée dans l’ici, langue véhiculaire qui se déploie dans le partout, langue référentiaire du là-bas et langue mythique de l’au-delà).
La situation du déclin de l’empire des Hasbourg fait émerger cette « bouillie » de langage qui existe en puissance dans tout moment historique. Kafka partage la situation particulière des Juifs de Prague par rapport aux « quatre langues » : l’allemand (et bientôt l’anglais) sont les langues véhiculaires de l’État, de la bureaucratie et des échanges commerciaux, la langue vernaculaire est le tchèque des milieux ruraux qui tend à être oublié et refoulé, le yiddish est dédaigné ou redouté, l’allemand de Goethe et le français de la « grande » littérature ont une fonction culturelle et référentiaire, l’hébreu est la langue encore mythique des débuts du sionisme. Chacune de ces langues est affectée de coefficients de territorialité, de déterritorialisation et de reterritorialisation.

Kafka, situé au carrefour de tous ces langages, ne s’oriente ni vers une reterritorialisation pure et simple par le tchèque, ni vers un yiddish oral et populaire, ni vers un hébreu mythique : il emprunte la voie indiquée par le yiddish qui est une langue sans grammaire, faite de mots volés, émigrés, nomades et qui travaille l’allemand de l’intérieur, comme une langue entièrement intensive et affective.
L’étude de Kafka donne ainsi lieu à une théorie plus générale du langage :
1. Même unique, une langue est habitée par plusieurs langues, à travers lesquelles s’exercent des fonctions et des pouvoirs divers et distincts.
2. Même majeure, une langue est susceptible d’un usage intensif qui la déterritorialise de l’intérieur.
Le problème posé par une littérature ou une langue mineure n’est donc pas celui de la langue ou de l’écriture d’une minorité face au caractère majeur d’une autre langue ou littérature, ni simplement un problème de bilinguisme ou de multilinguisme. La langue d’une minorité, le bilinguisme ou le multilinguisme ne sont considérés ici que comme des cas singuliers et exemplaires d’une condition beaucoup plus générale et peut-être universelle de toute langue, fût-ce d’une langue unique. Il ne s’agit donc pas simplement de parler plusieurs langues, mais de se servir du polylinguisme dans sa propre langue, de faire de celle-ci un usage mineur ou intensif, d’opposer le caractère opprimé de cette langue à son caractère oppresseur, de trouver « les points de non-culture et de sous-développement, les zones de tiers-monde linguistique par où une langue s’échappe, un animal se greffe, un agencement se branche [3] ». Cette pratique minoritaire de la langue (mais aussi de l’art, de la pensée, de l’action politique, etc.) peut représenter aussi une chance pour la langue (la pensée, la politique, l’art...) « officielles » et référentiaires, traversées à leur tour par des devenirs-mineurs et des usages intensifs.

II. Le monolinguisme de l’autre

Une autre tentative, comparable, de creuser une langue mineure dans la langue majeure de la philosophie en partant d’une pensée de la pluralité interne à chaque langue est celle effectuée par Derrida dans Le monolinguisme de l’autre beaucoup plus tard, en 1996 [4]. Le point de départ de l’ouvrage est l’aporie ouverte par l’énoncé suivant « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne », ou par l’antinomie suivante :
1. On ne parle jamais qu’une seule langue.
2. On ne parle jamais une seule langue.
L’exemple duquel partaient Deleuze et Guattari était celui de Kafka (écrivain juif, tchèque, au moment du déclin de l’empire des Habsbourg), alors que Derrida témoigne de l’expérience, qui est la sienne, de la communauté juive française d’Algérie, parlant et écrivant français dans un pays arabe. Derrida part donc du caractère exemplaire de sa propre situation géopolitique, culturelle, linguistique et « identitaire » de « franco-maghrébin », maghrébin et citoyen français, l’un et l’autre à la fois, l’un et l’autre de naissance.

Dans la situation de la communauté juive de langue française sur le sol algérien on retrouve les quatre langues dont parlaient Deleuze et Guattari dans Kafka : la langue vernaculaire, rurale, et liée à l’ici du sol algérien est l’arabe que l’École ne proposait que comme « langue étrangère facultative », ou le berbère (totalement ignoré de l’institution) ; la langue officielle est le français parlé localement ; la langue référentiaire est aussi une langue mythique, associée à l’au-delà (le français de la Métropole et de la grande littérature, dans sa pureté hors d’atteinte, au-delà de la mer), alors que l’hébreu n’assure plus sa fonction de langue symbolique ou religieuse. La situation est ici apparemment plus simple que dans le cas de Kafka, puisqu’on est dans une situation apparente de monolinguisme (on ne reconnaît que le français), mais cette langue unique ne se constitue que sur fond d’absence de toutes les autres langues qui continuent de la hanter, de façon spectrale.

Dans cette situation complexe de frontière et d’expropriation (linguistique, culturelle, politique) on voit à l’œuvre la même paradoxale impossibilité dont Deleuze et Guattari parlaient à propos de Kafka. Impossibilité de ne pas écrire, d’une écriture qui est d’emblée et de part en part politique ; impossibilité d’écrire autrement qu’en français puisque toutes les autres langues ont été interdites ; impossibilité de ne pas « faire arriver quelque chose » à cette langue destinée à rester unique, non pas en la maltraitant dans sa grammaire, sa syntaxe ou son lexique, mais en la modifiant imperceptiblement de l’intérieur. Le monolinguisme de l’autre est donc le nom donné à la complexité d’une situation double : monolinguisme imposé par l’autre, par une volonté politique et une souveraineté qui s’expriment dans l’imposition de la langue d’une Loi d’essence coloniale, monolinguisme de l’autre parce que toute langue, même unique, nous vient toujours de l’autre et reste à jamais inappropriable. Derrida témoigne ainsi de l’expérience-limite d’une communauté qui a été trois fois dissociée : coupée de la langue et de la culture arabe ou berbère, coupée de la langue de la culture et de la langue française ou européenne d’une métropole éloignée et hétérogène à son histoire, coupée enfin de la mémoire juive, de son histoire et de sa langue qui ne peut même plus recourir à une sorte de yiddish ou de langue intérieure à la communauté juive. Ce n’est donc pas par hasard que la seule définition que Derrida ait jamais accepté de donner de la « déconstruction » soit « plus d’une langue ».

III. Politique mineure

L’autre axe essentiel de la « philosophie politique » de Deleuze et Guattari, étroitement entrelacé à la micropolitique, est une pensée du devenir-minoritaire dont on peut trouver également une première formulation en 1975 dans Kafka. Pour une littérature mineure, et qui sera développée par la suite dans la dernière section du « plateau » 13 de Mille plateaux (« 7000 av. J. – C. Appareil de capture [5] »).
Très significativement, donc, une notion politique fait son apparition à l’occasion d’une réflexion sur la littérature : Deleuze et Guattari sont en effet extrêmement attentifs aux enjeux politiques de la littérature et de tous les arts et la notion de « minorité » (comme, par ailleurs, celle de « machine de guerre ») ne cesse de circuler entre les différentes dimensions de la pensée et de la création (politique, sciences, esthétique, philosophie).

Kafka fait de l’allemand (qui n’est pas sa langue maternelle) un « usage mineur », en introduisant des lignes de fuite dans l’allemand de Prague, déjà « minoritaire ». Le rapport entre « majeur » et « mineur » (tout comme celui entre « molaire » et « moléculaire ») n’est donc pas un rapport de distinction et d’opposition frontale, mais une stratégie complexe. En passant du niveau linguistique et littéraire au niveau politique, Deleuze et Guattari peuvent donc écrire dans Mille plateaux que « notre âge devient celui des minorités [6] ». Les minorités ne constituent pas seulement un phénomène quantitatif, mais surtout une dimension qualitative, qui se manifeste à travers une hétérogénéité radicale des moyens et des formes d’action, une multiplication de groupes sans hiérarchie, d’ateliers, de constellations, de machines de guerre pacifiques, de montages extemporanés, imprédictibles, contingents et toujours historiquement datés et géographiquement situés.

Elles ne se définissent donc jamais par leur petit nombre, « mais par le devenir ou la flottaison, c’est-à-dire par l’écart qui les sépare de tel ou tel axiome constituant une majorité redondante [7] ». La dimension « minoritaire » ne concerne donc pas des groupes spécifiques, qui seraient « moins nombreux » que d’autres mais un devenir-minoritaire qui concerne tout le monde : le devenir-femme qui habite tous les sexes, le devenir-non-blanc qui concerne toutes les races, le devenir-prolétaire ou précaire qui touche désormais toutes les classes sociales. La puissance des minorités ne consiste donc pas dans un critère bêtement « ethnique » ou « identitaire », ni dans leur capacité de s’imposer dans le système majoritaire ou de le renverser, mais plutôt dans celle de faire valoir la force aux effets imprédictibles d’ensembles non dénombrables.

De son côté, Félix Guattari insiste sur la dissociation radicale et essentielle entre le devenir-minoritaire et les revendications identitaires de groupes de minorités (ethniques, linguistiques, politiques ou culturels). Les luttes de groupes qui pouvaient paraître au départ purement « identitaires » (les homosexuels, les femmes, les noirs, etc.) ont irrigué et modifié tout le champ social, en ont modifié profondément la configuration, ainsi que la perception de la sexualité ou de la « race » de chacun (même des hétérosexuels, des hommes et des blancs). Le ressort principal de la problématique des minorités n’est donc jamais à ses yeux une question d’ « identité » culturelle, linguistique, ethnique ou sexuelle, qui implique toujours un désir de retour à l’identique, mais une problématique de la multiplicité et de la pluralité. Édouard Glissant parlerait certainement de créolisation : dans la musique, par exemple, le jazz a incorporé certains traits de singularité de la musique africaine pour produire une nouvelle entité musicale, capable de s’adapter à toutes les sensibilités et à tous les pays. Le devenir-minoritaire ne concerne donc pas simplement des questions de reconnaissance d’identité, mais des processus transversaux qui traversent tous les individus, tous les groupes sociaux, toutes les appartenances sociales, politiques et culturelles.

Au lieu de dénoncer purement et simplement la prétendue inefficacité macropolitique de la micropolitique, du devenir-minoritaire ou des machines de guerre qui constituent la spécificité de la pensée politique de Deleuze et Guattari, ou leur caractère « antidémocratique », il faudrait donc rappeler que la micropolitique ou le devenir des minorités ne concernent jamais un niveau exclusivement « psychologique » ou « éthique » ou « individuel », mais qu’elles peuvent agir activement sur les transformations des ensembles macropolitiques et des dynamiques socio-économiques de niveau molaire.

Le projet éthico-esthético-politique de Deleuze et Guattari ne nie jamais la nécessité de médiations institutionnelles, d’organisations stratifiées et « majeures » ou « majoritaires », mais il explore les possibilités actuelles et à venir d’une action politique moléculaire, microscopique et transversale qui soit en mesure d’agir au sein des États et des grandes organisations internationales, en jouant de multiples contre-pouvoirs contre tous les pouvoirs institués. Faire de la « micropolitique » signifierait donc, dans la lignée de la « microsociologie » de Tarde, analyser sous les grands ensembles « molaires » (l’État, l’Église, le Capital, l’École, l’Entreprise, la Société etc.) une multiplicité de petites répétitions, de phénomènes microscopiques.

On ne peut donc assigner le micropolitique au niveau psychologique, individuel et interindividuel, puisqu’ il existe une dimension moléculaire et microscopique qui opère par petits groupes, par petits centres de résistance, mais qui est coextensive à tout le champ social, y compris dans ses manifestations les plus « molaires ». Plus une organisation molaire est forte, plus elle suscite une molécularisation de ses éléments : quand la « machine » du pouvoir devient planétaire (comme c’est le cas dans le capitalisme mondialisé auquel nous sommes confrontés aujourd’hui), les agencements individuels et collectifs ont de plus en plus tendance à se miniaturiser et à devenir des micro-agencements.

Dans les analyses micropolitiques deleuzo-guattarienne les segmentations en tout genre, souples et dures, temporelles, spatiales, productivistes, financières ou commerciales, sociales, politiques ou sécuritaires, coexistent toujours avec des flux non maîtrisables, des micro-agencements, des « nuages de poussière » qui leur échappent et qui marquent les limites de leur pouvoir pour tracer toujours à nouveau des lignes de fuite créatrices.

IV. Micropolitiques

En dehors de sa collaboration avec Deleuze, avant et après, Guattari n’a jamais cessé de s’interroger à son tour sur la dimension microscopique ou moléculaire du politique, qu’il a essayé incessamment (avec plus ou moins de succès) de pratiquer dans ses multiples engagements militants d’extrême gauche (de la psychothérapie institutionnelle jusqu’à l’écologie politique). En 1986, Guattari a publié en collaboration avec la psychanalyste brésilienne Suely Rolnik un ouvrage intitulé justement Micropolitiques [8], qui rassemble les contributions de Félix Guattari au mouvement social ample et hétérogène qui agitait le Brésil au début des années 1980. La lecture de ce livre peut être utile pour intégrer et compléter l’analyse de la perspective micropolitique inaugurée par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux. D’après Guattari, l’approche de la question micropolitique implique avant tout un changement de logique : il ne s’agit pas d’opposer, de façon binaire, le niveau des différences sociales plus larges (le niveau molaire) du niveau d’analyse et d’action de type moléculaire : « les luttes sociales sont en même temps molaires et moléculaires [9] ». Il ne faut donc pas séparer artificiellement les champs du molaire et du moléculaire : pour que les grandes machines productives capitalistiques puissent fonctionner, elles doivent perpétuellement « capturer » (notamment à travers la consommation, le marketing, les industries culturelles en tout genre) des mini-processus de désir et de singularisation qui relèvent du niveau moléculaire.

Ainsi, dans l’histoire récente, les systèmes totalitaires ont échoué à faire une place réelle aux dynamiques de singularisation infra-individuelles, alors que le modèle capitaliste a triomphé grâce à sa capacité inouïe de récupération permanente de la production de subjectivité « moléculaire » à l’œuvre dans les individus et dans les groupes. La grande force du capitalisme contemporain, mais aussi sa « schizophrénie profonde », a été de fonder son expansion et son modèle de production-consommation sur les mêmes forces créatrices du désir de singularisation et de création que, par ailleurs, il s’efforce de maîtriser et juguler par tous les moyens socio-techniques de contrôle et d’uniformisation.

Il n’y a donc jamais une logique de simple contradiction entre les niveaux molaires et moléculaires : les mêmes composantes individuelles et collectives peuvent fonctionner comme des forces émancipatrices au niveau molaire et être, au contraire, très conservatrices au niveau moléculaire : « La question micropolitique est celle de savoir comment nous reproduisons (ou non) les modes de subjectivations dominants [10] ». Il ne s’agit donc pas d’évaluer le niveau moléculaire comme le pôle toujours « positif » auquel s’opposerait le pôle « négatif » de la dimension molaire des grandes organisations : les problèmes politiques se posent toujours aux deux niveaux. La démocratie prend forme au niveau molaire des grandes organisations politiques et sociales, mais elle ne peut être effective que s’il existe au niveau moléculaire des processus de subjectivation individuels et collectifs en mesure de produire de nouvelles sensibilités, de nouvelles pratiques qui puissent s’opposer au monopole de structures socio-politiques figées.

Guattari répond ainsi à l’objection répétée selon laquelle « si la politique est partout, elle n’est nulle part » : dans une perspective micropolitique, il faudrait justement mettre de la micropolitique partout où elle n’est pas encore ou pas assez, dans les échanges stéréotypés qui codent incessamment nos vies personnelles et professionnelles. Tous ces champs devraient rentrer dans de nouveaux types d’analyse et de pragmatique, puisque aujourd’hui « n’importe quel problème important, y compris au niveau international, est fondamentalement lié à des mutations de la subjectivité aux différents niveaux micropolitiques [11] ». Explorer le champ de l’économie politique n’est donc plus suffisant : il faut désormais entrer dans le champ de l’économie subjective. Pour Guattari, il est également nécessaire de sortir de la logique qui oppose des possibilités de singularisation politique (des « mouvements » sociopolitique) à des actions politiques organisées (des « partis ») qui seuls seraient capables d’affronter les pouvoirs étatiques en place et les grands corps sociaux constitués.

Les mouvements moléculaires ne suffisent pas à résoudre les grandes questions politiques et économiques qui se posent au niveau national ou international et ne peuvent survivre très longtemps sans définir une politique concrète vis-à-vis des médias, de l’économie, des organisations molaires. La difficulté d’une action collective de type moléculaire consiste justement à travailler toujours en même temps sur deux niveaux : au niveau de formes de résistance organisées au système capitaliste avancé (capable de s’infiltrer en profondeur dans la subjectivité de chacun par le biais des nouvelles technologies et de l’industrie culturelle) et à celui des problématiques « microscopiques » de singularisation et création de nouvelles formes de subjectivité, à l’aide notamment de ces mêmes outils techniques d’information et de communication.

Dans le sillage de la « révolution moléculaire » de Mai 68, il faudrait donc poser en même temps les problèmes des processus de singularisation dans le champ subjectif et les stratégies politiques et sociales à l’échelle globale : « il ne s’agit pas d’adopter une logique programmatique mais bien une “logique de situation” [12] ». Il s’agit d’inventer des moyens politiques nouveaux qui puissent permettre la coexistence de ces deux dimensions (des formes d’action concrètes, sur le terrain, mais aussi de nouvelles formes de sensibilité, de pensée, de création), des dimensions apparemment antagonistes mais qui devraient pourtant pouvoir fonctionner ensemble, selon une nouvelle logique de non-contradiction.

(Les Cahiers de Philomène, n°3)

Version abrégée de la troisième partie de Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Manola Antonioli, 2004, Paris, L’Harmattan, (III. Déterritorialiser le langage, p. 67-92).

Notes

[1Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 29.

[2Ibid., p. 72.

[3Ibid., p. 49-50.

[4Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.

[5Au sujet de cette « double formulation » d’une pensée des minorités et du mineur, on pourra lire l’article de Guillaume Sibertin-Blanc « Deleuze et les minorités : quelle “politique” ? », in Cités, n°40/2009. On remarquera l’oubli, malheureusement bien trop fréquent chez de nombreux commentateurs, du nom de Guattari dans le titre de cet article. Guillaume Sibertin-Blanc a par ailleurs publié aux PUF, en 2010, un ouvrage significativement intitulé Deleuze et L’Anti-Œdipe.

[6Deleuze et Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 586.

[7Ibid., p. 586.

[8L’ouvrage a été publié pour la première fois en 1986 au Brésil, où il a connu un grand succès éditorial et de nombreuses réédition. La traduction française n’a été publiée qu’en 2007 (Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil).

[9Félix Guattari et Suely Rolnik, Micropolitiques (1986), Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2007, p. 179 (italiques dans le texte).

[10Ibid., p. 187 (italiques dans le texte).

[11Ibid., p. 190.

[12Ibid., p. 225 (italiques dans le texte).