Le désordre des sexualités Atelier des Philosophies plébéiennes - Sexualité et pouvoir - Fertans, 20-21 octobre 2018

, par Joachim Dupuis


Parler de désordre des sexualités est une façon de suggérer combien le sexe est un enjeu problématique pour nos sociétés [1]. Pour la société, la sexualité dit notre appartenance à un monde, c’est-à-dire en définitive à un ordre (puisque le monde est ce qui est agencé d’une certaine façon). Le pouvoir – que l’on doit analyser en termes de rapports de force qui passent entre les individus et qui les clivent – circule dans nos sociétés pour normaliser les individus ; de ce fait, dévier des normes associées au sexe, c’est créer du désordre. Nous ne sommes pas complètement « maître » de notre sexualité : la jouissance, en dernière instance, est assignée à résidence dans le lit conjugal, dans l’alcôve.
La pornographie (du moins aux USA) apparaît dans les années 50, c’est un cinéma qui porte exclusivement sur le sexe, et qui offre à voir le sexe crûment. Elle a toujours eu une vie parallèle aux autres productions « plus acceptables » [2]. Puis dans les années 70, la pornographie promeut essentiellement le geste de pénétration, dans le cadre du quotidien. Il s’agit de trouer le plus de bouches, de sexes et de culs possibles dans le cadre d’une histoire scénarisée [3].
L’important dans ce genre de film, c’est de ne jamais laisser de temps mort. Le temps mort, c’est ce qui arrête l’excitation. La sexualité n’a pas besoin d’être chorégraphiée ou esthétique (ce qui est le domaine réservé de l’érotisme, notamment japonaise, à partir des années 60), le désir du spectateur doit juste entrer dans les interstices des segmentarités sociales (entre une secrétaire et son patron, entre le plombier et la femme au foyer, etc.), et se rejouer sans cesse, se déplacer, ce qui, au bout du compte, le rend lisse. Il faut toujours que le spectateur pense que la prochaine scène sera meilleure que la précédente. C’est pourquoi les personnages sont toujours déréalisés et ne portent aucun désir qui leur est propre. C’est en fait toujours un fantasme social que les producteurs exploitent, pour que l’explosion du désir (la jouissance essentiellement masculine, sauf peut-être dans le porno lesbien) ne se fasse pas. D’une certaine manière, le porno, c’est un cinéma de la retenue – mais spermatique. Le scénario n’a donc pas besoin d’être agencé autrement qu’un bordel (on passe d’une chambre à une autre, d’un lieu à un autre, sans que cela ait une vraie incidence sur la manière de comprendre l’histoire). La montée en puissance, le climax (orgasme en anglais), est continu et d’une certaine façon n’arrive jamais. On sort toujours frustré d’un film pornographique. Le désir s’est arc-bouté à tant de chimères, de fantasmes, pendant ces longues minutes, qu’aucune création singulière chez le spectateur n’a pu aboutir. Les scènes ont beau donner l’impression que les lieux fermés de la société se sont ouverts le temps du film, mais il ne faut pas être dupe. Le cinéma n’est qu’un dispositif fantasmagorique : il fabrique du fantasme, de quoi nourrir son imaginaire ; il ouvre des « possibles ». Mais justement, ce ne sont que des « possibles ». Le possible est ici envisagé comme situation sexuelle dans un cadre qui ne l’admet pas. La virtualité d’autres visions de la sexualité non fantasmatiques n’est pas envisageable.
Le cinéma pornographe, en général, offre une sexualité pauvre. Pour aller plus loin que la répétition du geste de pénétration, qui n’ouvre aucune virtualité, il faut par exemple porter le fantasme jusqu’à ce qu’il ne soit plus un fantasme, mais donne une vérité sur les conduites d’un monde politique (cf. Salo de Pasolini). Le sexe alors est indexé à une logique de pouvoir qui oblige le spectateur à réfléchir. Si le cinéma pornographique cadenasse autant la sexualité, c’est qu’il active en nous des comportements à vide (des comportements masturbatoires, infantiles) : c’est comme une bande-son qui tournerait en boucle, indéfiniment. Il faut alors l’arrêt du projecteur, du film pour sortir de ce moment glauque et déprimant.
Le cinéma « pornographe », à vrai dire, a toujours accompagné le cinéma dit respectable, c’est un cinéma qu’on regardait à l’abri des salles obscures (avant qu’il ne soit diffusé à certaines heures sur les chaînes télévisés), un cinéma de la détresse sexuelle. Ce cinéma est comme un dispositif pour réguler la sexualisation du corps cosmétique (le fait d’être en quelque sorte sans cesse mis sous tension sexuelle, par les images publicitaires notamment, conduit le consommateur à désirer plus et à consommer du sexe par écran interposé).
Notons ici que le développement de la photographie érotique (XIXe) a aidé à mobiliser le « désir » du spectateur et contribué à forger en lui la fantasmaticité que les logiques libérales ont su exploiter [4]. Le cinéma voit le jour à une époque où la fantasmaticité par l’image et par les objets se développe, la photographie mais aussi les grands magasins (« palais de cristal »), ont accompagné l’activation du désir chez la femme vers des objets, des marchandises, public privilégié par une société puritaine et méprisante à l’égard de l’intelligence des femmes (Cf. Les magasins Selfridges). C’est l’âge des fantasmagories comme l’a montré Walter Benjamin.
De son côté, et dès sa naissance quasiment, le cinéma classique, normalise à l’extrême toutes les conduites du corps (héritage du théâtre) et surtout tout ce qui touche de près ou de loin à la sexualité. Dans le cinéma muet, le sexe ne doit pas être montré, mais le corps nu n’est pas interdit, dans la mesure où il montre la force masculine (cf. Chronophotographie de Marey et de Muybridge). Certains conduites même font scandale (comme le baiser [5]), parce qu’elles sont mal vues en société. Dans le cinéma parlant, le cinéma va être suggéré par son, notamment le cri de l’orgasme (Hedy Lamarr [6]) [7]. C’est cependant une sexualité sans inventivité, c’est-à-dire sans intensités. Le but du cinéma (jusque dans les années 70) est de suggérer le plus possible la sexualité, c’est-à-dire de la réduire à un effet de surface, et donc de faire prévaloir un corps purement « cosmétique » (c’est-à-dire en accord avec la société). La sexualité ne doit pas choquer, elle doit se faire quasi inexistante. La sexualité ne doit pas déborder, c’est-à-dire devenir incontrôlable. Elle le deviendrait si elle prenait le devant de la scène (ou plutôt de l’écran). Il s’agit juste de provoquer le frisson et non l’extase [8].
Laisser imaginer la chose est plus important que de la montrer : un lit avec des draps défaits suffit à renseigner le spectateur de l’acte consommé. Mais le plus souvent, la sexualité est localisée dans un corps de femme qu’on emblématise. La sexualité va s’affirmer dans une sorte de glorification de la beauté de la star. Tout le monde veut posséder la Star (Marylin Monroe est un bon exemple, Ava Gardner...). Le corps de la femme va être ce qui vend le film par sa beauté, par son sex-appeal. Il faut créer avec le corps un Kosmos, un ordre qui ressemble au monde qui le produit, le met en scène. Le monde auquel se rattache le sexe est celui de la publicité, qui met en avant le corps que pour autant qu’il valorise le produit (pour le cinéma, le film). C’est pourquoi le Star-system se développe. Il est comme l’a bien montré Morin ce qui vampirise le spectateur. Mais le star-system s’appuie aussi sur des personnages : le personnage vient l’alimenter l’identité de l’acteur (cf. Morin, Les Stars). Aux USA, l’influence du star-systeme commence, dès les années 20, avec surtout un pic dans les années 40 et 50. Ce qui vaut pour les Stars vaut aussi pour les personnages imaginaires dans les autres médias.
Dans les personnages féminins américains, l’amazone est sans doute parmi le plus intéressant. Si la production de films d’amazone au cinéma est très réduite, elle va se développer avec l’influence politique du personnage de Wonder Woman, dans la BD et aura des répercussions dans les mouvements de libération de la femme. Avec cette héroïne, le pouvoir se met à faire fantasmer le public à plein régime.
Si le star system et les personnages féminins « imaginaires » ont façonné le spectateur, c’est parce qu’il a porté les hommes et les femmes à suivre des fantasmes masculins (Cf. Sept ans de réflexion, film qui montre bien la logique fantasmatique sociale), les détachant des circuits des valeurs traditionnelles de la domesticité (héritage de l’Eglise) pour les faire entrer dans une autre logique, plus libérale, celui du corps à consommer. Les personnages féminins « stéréotypés » (la femme-enfant, la blonde, etc.) accentuent cette déterritorialisation du spectateur. Mais le personnage imaginaire de la femme sexy et puissante intensifie la sexualisation de la société, car le fantasme n’a plus de limite, tout devient possible. Le désir se fraye plus facilement un chemin dans le corps de ce personnage imaginaire de la « wonder woman » qui au bout du compte devient un point d’épinglage fantasmatique prégnant. La femme forte peut servir d’étendard pour la défense des valeurs américaines dans la guerre des USA contre ses ennemis (Seconde guerre mondiale), alors que les femmes stéréotypées ne font qu’entretenir des fantasmes déjà présents. A l’inverse, le cinéma indépendant a été capable d’inventer une sexualité plus critique mais plus rare.
Le cinéma – tout comme la BD - propose ainsi les moyens les plus incroyables pour gérer le débordement de la sexualité (c’est-à-dire empêcher la possibilité de nous laisser vivre notre sexualité [9]) en proposant une cosmétique sexuelle unique, où la sexualité ne passe qu’à travers une fantasmaticité sans limite. Le personnage est désirable comme un mannequin, consommable par la pensée, mais ce faisant, il fait perdre toute l’essence même de la réalité historique des Amazones. Ainsi l’amazone au cinéma serait comme la cristallisation d’un désir de surface (qui ne reste qu’en surface), tout l’opposé de l’amazone réelle.
Ainsi Brian Yuzna dans Society fait un portrait au vitriol du pouvoir. Car si la gouvernementalité libérale clive la sexualité, au niveau cosmétique qui est le sien, c’est qu’au fond elle veut cacher le principe même qui l’anime : la consommation « cannibalistique » du corps (social) de l’autre. A ce niveau qui dépasse la manière dont le pouvoir veut montrer le corps sexuel comme corps cosmétique, la sexualité n’est plus genrée, elle est le marqueur profond d’une partition sociale irréductible. La sexualité portée par le pouvoir patricien libéral fait sauter dans son fondement les verrous de la moralité et des institutions de la société (prohibition de l’inceste, etc.) pour pénétrer et se nourrir du corps plébéien. Le pouvoir s’affirme comme corps adipeux où les parias servent à la production de l’énergie de son propre corps, sert de carburant au renforcement de l’élite. N’est-ce pas d’ailleurs ce qui s’est passé au niveau même de la « production » cinématographique, avec l’affaire Weinstein [10] ? Ce corps du pouvoir (incarné par Weinstein) s’est affirmé moins comme une manière de « vivre et penser comme des porcs » (Châtelet) que comme un blob [11].

Vivre ou penser comme un blob

On considère souvent le cinéma bis, comme un cinéma de seconde zone, médiocre, qui ne mérite pas d’attention du fait de son caractère commercial. On oublie que c’est souvent le moyen pour les cinéastes d’exprimer des choses qu’ils ne peuvent pas faire par la voie royale (industrie des studios, s’agissant des Américains) ; Le cinéma bis est pourtant un cinéma qui éclaire merveilleusement bien le fonctionnement du cinéma - justement par son côté marginal. Il permet souvent de bien voir le corps cosmétique du cinéma, qui ne dégage aucune intensité et ne fait que reproduire les frayages sociétaux, car il peut autant le répéter de manière caricaturale que le défaire [12] (cf. Romero, La nuit des morts-vivants).

Contextualisation

Brian Yuzna, originaire des Philippines, a déjà une longue carrière derrière lui, dans les Studios américains, lorsqu’il sort en 1989 son premier film Society, avec à dispositions très peu de moyens. Il a donc une connaissance directe de l’industrie du cinéma et on pourrait voir ce film, comme une généralisation de sa compréhension du pouvoir au sein du cinéma. Society ne connait pas de succès aux USA, au motif que les critiques – qui font aussi la réputation d’un film, comme on le sait - n’en comprennent pas le concept [13]. Ce film en effet ne peut se ranger dans la catégorie de film d’horreur ou fantastique traditionnel, catégories où l’on voit par exemple des monstres envahir la terre (extra-terrestres) ou sortir des caveaux (vampires) ; il n’est pas non plus un documentaire sur la société, puisque c’est une fiction. Son caractère politique semble donc échapper complètement au public américain, à moins que les critiques, trop conscients de la satire acerbe du réalisateur, aient voulu en atténuer les effets en le boudant. C’est en Europe [14] que Brian Yuzna va donc se faire connaître et que son film va devenir culte.
De quoi parle-t-il ? Au premier abord, rien de très original. Il est question d’un adolescent qui mène une vie facile. Ses parents appartiennent à la « société », entendez la bonne société, l’élite qui fait tourner le monde. Pourtant, Bill Withney a beau être un beau jeune homme, promis à bel avenir, il tranche avec son milieu : exclu des fêtes, il ne ressent pas le désir d’être avec ses proches et dans son environnement mondain. Ce garçon, la nuit, fait des cauchemars, il fait des rêves qui touchent sa famille et son entourage. On lui propose de consulter, malgré cela, sa paranoïa prend de l’ampleur. Il en vient à penser qu’il a été adopté. Il a aussi des visions de corps monstrueux. Les rêves, hallucinations (acouphènes ou visions) qui l’envahissent ont un point commun : ils sont liées à la sexualité, et semblent induire un « désordre social ». Inceste, orgie, monstruosités en tous genres semblent annonciateurs d’une catastrophe : la folie . Mais loin d’être d’être purement fantasmatique, les visions de Bill sont réelles : il vit dans un milieu où sexualité et pouvoir sont intimement liés.

Du corps cosmétique au corps monstrueux

Le film offre une première conception de la sexualité (en lien avec le pouvoir) qui semble justement refléter la sexualité de l’élite des années 80. C’est d’abord une sexualité cosmétique (marquée par l’idée qu’être désiré c’est être un produit consommable). Le corps inspire un parfum érotique, mais il est complètement fermé aux intensités du corps ; c’est un corps glamour, bling bling. Il faut donner envie, parfois avec classe, l’important, c’est de se montrer, d’être comme un produit en vitrine. Le corps de la femme est littéralement une marchandise.
Yuzna ne lésine pas sur les moyens, tout y passe jusqu’à la caricature : Party, la plage, soirées mondaines, rien n’est trop beau pour faire vibrionner les corps cosmétiques. Cette superficialité donne envie à ceux qui n’appartiennent pas à l’élite, le public des films justement. C’est un reflet de la bonne société américaine des années 80 portée vers le superficiel, le matérialisme, et qu’illustrerait parfaitement le titre du livre de Gilles Châtelet « Vivre et penser comme des porc », écrit quelques années plus tard. Règne de l’individualisme autant que triomphe de la vacuité.
Le choix d’adolescents dans le rôle de personnages principaux permet de cibler un public jeune. Bill, sous la pression de sa petite amie envieuse, va chercher à s’intégrer au groupe de groupes d’adolescents riches. Un passage intéressant du film est le moment où, sur la plage, Bill et son amie sont aspergés de la crème solaire. Après avoir récupéré la lotion, Bill court après les fauteurs de trouble (des gamins). Il tombe alors nez à nez sur une belle fille – incarnation du corps cosmétique – qui récupère la crème et l’asperge à nouveau. Le sens du geste a changé, la connotation sexuelle est évidente. La lotion solaire dans le film symbolise un élément normalisateur à plusieurs niveaux (au plus bas niveau, la crème s’applique sur un corps en vue d’une protection [15], au niveau du film la crème stigmatise socialement des rapports sexuels, incarne une sexualité aseptisée, un érotisme bon train, ou un désir de sexualité).
Les visions de Bill montrent, quant à elles, le côté obscur de cette société, l’envers du décor. La sexualité y apparaît toujours comme « monstrueuse ». Bill a l’impression que sa famille est dépravée. Si comme le dit Lévi-Strauss, ce qui semble constituer la base d’une société, c’est la prohibition de l’inceste, la négation de rapports sexuels entre parents et enfants, alors la famille de Bill rompt avec ce fondement. La nuit, il est réveillé par des bruits d’ébats, de gloussements de plaisir. Le jour, il lui semble avoir des hallucinations comme lorsqu’il voit sa sœur en train de se masturber derrière la vitre de la douche, la tête et le derrière semblant être du même côté, ou cette scène encore où lorsque Bill fait l’amour avec une fille de l’élite, il voit le corps de la jeune fille complètement en torsion, son derrière et sa tête étant du même côté. Les postures ici n’ont rien de standardisées (pas plus celles de la fin du film, où la famille réunie sur un lit montre toute une parade de sexual freaks, le père qui a sa tête dans son cul, la mère qui a un corps qu’elle partage désormais avec sa fille...).
Cela n’est pas sans rappeler la manière dont le cinéma des années 80 s’est emparé de la sexualité des riches : dans l’hôtel Overlook, du film Shining, on assiste à une scène de sodomie entre deux hommes bien habillés, l’un a le visage découvert et l’autre porte un masque de cochon. Dans Mulholand drive, Lynch montre des scènes de tribadisme, de baise entre femmes ou de masturbation, qui sont très suggestives (sans sexe visible). La haute société dans ces films et dans celui de Yuzna n’est pourtant pas exactement la même. Car, du point de vue de l’intrigue, on pense d’abord que la société n’a pas ses valeurs de dépravation, et que c’est juste une crise adolescente de Bill. Bill fantasme sur sa famille comme d’autres fantasment sur les races. Mais le spectateur comprend très vite que cette sexualité débridée est au centre de la société, qu’elle vit pour cela et par elle. Se livrer à des ébats, seul ou en réunion (ou comme on dit en société), voilà qui n’est acceptable que pour les membres de ladite société. Mieux, il faut que les choses se fassent discrètement, la vérité sur ces ébats ne doit pas s’ébruiter. Ce désordre sexuel n’est pas l’exception (celle d’une famille), c’est en fait la règle de toute société qui se respecte.
C’est ici que les critiques ont manqué le concept du film qui est pourtant l’un des concepts les plus incroyables que le cinéma ait jamais produits (au double sens de montrer et d’engendrer) : c’est le concept du blob. Comment le comprendre ? Quelle est sa logique ?

Vers le blob

Le réalisateur a expliqué l’échec de son film aux USA par le fait que les Américains ne sont pas enclins à accepter l’idée du film (le concept). Le concept d’un film est en quelque sorte le principe organisateur du film, ce qu’il y a d’original en lui. Saisir le concept du film, c’est donc ici comprendre ce qui fait l’essence du pouvoir, de la société qui le met en œuvre. La force de ce film c’est le concept du film est en même temps le principe explicatif de la société. C’est la scène finale qui nous dévoile clairement le concept du film, qui articule sexualité et pouvoir.
Pour Yuzna, le pouvoir s’empare de la sexualité débridée, non pas comme vice, ce qui serait condamnable par la loi, ou du moins par la morale, mais comme le moyen le plus abouti pour réaliser l’essence même du pouvoir. La vision de Yuzna ne veut pas dire non plus que nous serions soumis biologiquement à nos pulsions sexuelles et que le désordre induirait des conduites politiques spécifiques. Non, la subtilité du film de Yuzna tient à la conception « politique » de la sexualité. La sexualité n’est pas genrée, elle est transexuelle par essence. La sexualité amalgame, est le fruit d’un collectif à l’oeuvre et qui se donne du mal pour arriver au plaisir.
Ceux qui sont en dehors de l’élite (la plèbe) ne doivent pas comprendre la vraie finalité de la sexualité, qui peut toujours s’affirmer comme vice. Ainsi si Bill n’est pas mis au courant, s’il découvre ce fonctionnement, qu’on veut lui cacher, c’est qu’il n’est pas légitimement un élu de la société, mais plutôt le « dîner ».Le médecin qui le suit, un psychiatre, est en même temps celui qui va orchestrer la grande et étonnante partouze qui clôt le film. Jamais peut-être on aura fait preuve d’autant d’imagination pour « individuer » un corps collectif. Les gens se fondent les uns dans les autres pour ressembler à ce que l’on peut appeler, relativement à un film avec Steve Mac Queen, qui met en scène une masse gélatineuse venue de l’espace pour digérer tout ce qu’elle rencontre sur son chemin.
L’avènement du pouvoir, c’est dans l’acte de faire blob les uns les autres qu’il s’effectue. Chacune des pratiques (orgie, etc.) de la sexualité ne sont que les tentacules visibles de ce blob qui fait l’amour. Les membres de l’élite communient ensemble, en devenant une espèce de cellule vivante dans le but de digérer celui qui a été élevé pour ce moment, à savoir Bill. La sexualité conduit à la dévoration de l’autre. Ce sont des dévorateurs du monde, car en en-blobant leur victime (qui sera en fait l’ami de Bill, Bill échappant à sa dévoration), il supprime toute extériorité politique, il digère la plèbe qui leur sert de carburant pour faire tourner leur centrale énergétique individuelle autant que collective. Mais ce qui est intéressant, c’est que ça passe par un processus d’individuation. Les membres de l’élite entrent en phase et collectent aussi les attributs de ceux qu’ils dévorent (un grain de beauté par exemple peut passer ainsi de la victime dans le corps d’un des membres en train de blobaliser).
Bill a donc été adopté à cette stricte fin de servir de dessert à cette société. On voit aussi que l’hypothèse politique est d’autant plus marquée que cette élite n’est pas issue de l’espace (extraterrestres) : le blob n’a rien du film éponyme [16], ils sont le fruit d’une histoire humaine (qui remontrait, comme le dit le film, à « Gengis Khan, César », autant de conquérants ayant imposé une mainmise sur les autres hommes). L’homme peut donc muter ou devenir blob, c’est quelque chose qui est politique, lié à certaines conduites d’un groupe ou d’un individu. Aucun choix n’est possible : Bill ne peut devenir membre de la « société », son destin est de finir phagocyté par elle. Le blob, c’est une cellule dévoreuse. Le but de cette élite est aussi d’initier de jeunes recrues, à ce nouveau statut de « blobaliser » : c’est le cas de la sœur de Bill qui, en fait, appartient déjà à « l’espèce » des patriciens. La soirée est juste une consécration.
On peut alors tout à fait comprendre pourquoi ce film n’a pas pris aux USA. L’idée de cette masse, qui se nourrit de la plèbe, en la soumettant biologiquement a du paraître incompréhensible au pays de l’Oncle Sam, lui qui a l’habitude de « genrer » la sexualité et de la marquer du sceau de la symbolique de la race (cf. Le travail d’André Pichot notamment). La sexualité, c’est plutôt l’exclusion, la séduction c’est la distance mesurée. Dans Society, les corps n’ont plus de forme, ils se mêlent ensemble, sens dessus dessous : yeux, bouches, nez, sexe, seins se collent ensemble, s’alignent sur une surface plane sur laquelle elle se donne comme des figures absurdes et extravagantes - le corps empruntant ce qu’on pourrait appeler « une topologie de l’inversion ».
C’est d’ailleurs par le trou de l’anus que se fait l’acte fondamental de pénétration qui est l’empalement patricien, formé par le poing serré et donné avec joie et allégresse. L’empalement vient déchirer les entrailles du plébéien, dans un cri odieux, et le poing, en remontant jusqu’à la tête, vient la faire grimacer, puis la déchirer comme un visage baconien, de l’intérieur. Les points par lesquels le corps de la proie est saisi sont des points de contacts par lequel le corps est porté à la viscosité. Les autres patriciens peuvent alors entrer alors dans la chair sans coup férir. Le geste finit par déchirer le corps en petits paquets que l’on peut assimiler plus vite, comme on se délecte d’un met exquis : l’orgasme n’est plus qu’oral essentiellement, un orgasme gastronomique, un orgasme d’estomac. Certains fonctionnent par liposuccion des graisses, élément fondant de la chair dont se délectent les membres du blob, en train de se former. Ainsi la grande « hostisation » du corps (son déchirement en morceaux), son débitage commence par l’ingestion des parties molles du corps (les graisses, le sang, autrement dit les flux du corps) ainsi collectées et c’est dans la liquéfaction du corps que se résume la « subtantifique moelle ». Il n’y a rien d’autre.
Le blob politique se comporte comme une cellule géante, où la matière absorbe, va devenir le carburant pour revitaliser cette société. Elle se nourrit de son contraire, de ceux qu’elle veut dominer. Comme une machine capitaliste elle va se mettre à utiliser une matière première pour métaboliser les nutriments dont elle a besoin pour prospérer. Le pouvoir exerce donc sur la branche plébéienne de la société un pouvoir de contrôle (qui passe par les circuits que connaît la société, comme la psychiatrie) mais aussi de « blobalisation ». Le pouvoir ne peut être lui-même que s’il y a clivage entre patriciens et plébéiens, et retournement au néant. Le sommet de la domination, c’est la dévoration du dominé, pour s’approprier ses forces, mais surtout le faire disparaître comme menace. Le film de Yuzna est sans concession sur les représentants du pouvoir qui font fonctionner celui-ci pour écraser ceux qui ne sont pas des leurs.

Le geste plébéien

Le film se clôt sur un geste des plus remarquables, celui donné par Bill. Dans un dernier moment de lutte avec l’élite, à bout de force, Bill pousse autrement le geste d’empalement qui ne se termine pas en délitement, mais en invagination. Le coup est porté droit dans l’anus (ce qui est étrangement suggéré et non montré) de Ferguson, un membre actif de l’élite, Ferguson, destiné à un grand avenir dans le société. C’est évidemment on l’aura compris la politique de l’enculeur-enculé qui joue, à condition de concevoir que les deux gestes d’empalement ne sont pas symétriques. L’un, autophagique, permet la digestion de constituants cellulaires (paquets) du corps de la victime par le blob, qui les absorbe, c’est le sort réservé au corps plébéien ; et l’autre, apoptotique, permet de « libérer des ressources faisant appel à la formation de vésicules » [17]. Les stigmatisants ont une fonctionnalité autophagique, les stigmatisés – qui rendent le coup – ont une fonctionnalité apoptotique : les uns digèrent là où les autres créent l’éclatement (blow up). La toison qui reste de Ferguson est une surface plate et pourrissante.
Le geste de Bill ne déchirera plus de l’intérieur, comme une cellule qui dévore de l’intérieur son hôte (l’action du blob comme une forme de cancer), il obligera le corps à disparaître tout seul, à se supprimer comme corps : le blob est comme « empêché », il n’est plus que surface inversée de ce qu’il voulait montrer - l’intérieur devenant l’extérieur et vice-versa. La vérité de la société choque même les autres membres du groupe.
Bill retourne le geste d’empalement comme il retournerait un gant. Il invagine l’acte phallique, lui enlève sa force, dégonfle le blob en Ferguson. Notons que l’invagination est comme lui aussi une sorte de « pénis » qui ne peut ne rien produire par lui-même, il n’ensemence pas, il prélève, et il ne fait que digérer, c’est donc bien des restes que l’on trouve dans son corps (pourriture, asticots, poils). Ferguson n’est plus, à travers cet acte sexuel qui passe par son anus, qu’un amas de choses en décomposition, c’est de la charogne. L’empalement inversé est ici un acte de pénétration qui cherche à décomposer le corps du pouvoir, mais c’est aussi une manière de montrer la texture du pouvoir, son intérieur vide.
Que doit-on retenir de ce film ? Que la sexualité est ici le moyen d’exprimer quelque chose qui fonctionne à tous les niveaux de la gouvernementalité libérale, qui est en train de se déployer. Le principe du pouvoir (dévoration par le blob) est ici en tous cas illustré par la sexualité. Le pouvoir, à vrai dire, n’est pas seulement orienté vers le contrôle de la sexualité, mais le sexe qui est d’ordinaire un élément de production devient avec le pouvoir un élément de digestion, qui se nourrit de ce qu’il trouve. Le bon plébéien sera usé jusqu’à la corde par le pouvoir, jusqu’à la moelle, goûté, mangé et recraché.
Le film est une belle et gore métaphore de l’enculage politique des patriciens sur la plèbe. Une satire du pouvoir. Ce qui finalement est à l’horizon de la gouvernementalité libérale, c’est de consommer toujours mieux, mais il viendra un jour où ce qui restera à consommer sera l’autre, et cela passera (passe déjà) par la belle « matière » vivante de la plèbe. La plèbe apparaît à la fois comme ce qui est le plus méprisable par l’esprit, mais aussi le plus délectable par le corps. Si l’interdit cannibalique (consommer l’autre) n’est certes pas encore au menu d’aujourd’hui dans nos sociétés, la plèbe se fait consommer sexuellement, comme proie idéale, se fait mettre au dîner des hôtels (des grands hôtels comme des hôtels de passe). Ce qui nous menace, dans le « cadre » de notre société (Bateson), c’est un devenir-blob [18], celui de l’entre dévoration humaine.

Joachim DANIEL DUPUIS

Notes

[1La question du rapport sexe/pouvoir a fait l’objet de nombreux travaux par Michel Foucault. Nous travaillons ici dans la continuité de ses réflexions mais dans le cadre du cinéma, qu’il n’a pas traité – si on excepte son bel article sur L’Empire des sens (Oshima).

[2Lire Legs McNeil et Jennifer Osborne, The Other Hollywood, L’histoire du porno américain par ceux qui l’ont fait, Allia, 2011. La pornographie remplace l’érotique des corps, dès les années 50, et est financée par des petits mafieux.

[3Le film qui tranche plus avec la vacuité des films pornographiques est sans doute Gorge Profonde (1972) réalisé par Gérard Damanio. Le concept du film est subtil : le clitoris d’une femme est anormalement placé dans sa gorge.

[4On vient voir une scène de « culs » comme on vient regarder un « match de boxe ». Les « fantasmagories » par l’intermédiaire des kinétoscopes et autres machines du début du cinéma, ont contribué à créer un spectateur consommateur et voyeur. La photographie, de son côté, doit beaucoup aux images de pin-up, et bien avant de femmes nues, se tripotant, etc..

[5Le Baiser (1929, Jacques Feyder)

[6L’Extase (1933) de Gustav Machatý, avec Hedy Lamarr.

[7Dans Titanic (1997, Cameron), la sexualité prend un air bovaryen : la buée sur les vitres intérieures d’une calèche (référence à la rencontre entre Léon et Emma dans la voiture, qui ne s’arrête qu’à l’accomplissement de l’acte, dont Flaubert ne dit strictement rien.).

[8Un film comme Bad Biology (Henenlotter, 2009), qui renverse les codes de la pornographie, est assurément un exemple qui redonne du souffle à la sexualité (au cinéma). C’est une sorte de farce gogolesque où les sexes sont des monstruosités (un homme dont le pénis, à force d’injections, a fini par prendre le dessus sur ses décisions ; une femme dont le vagin est constitué de multiples points G). Par leur caractère incontrôlable, les sexes obligent leurs « propriétaires » à vivre des expériences non normalisées. Dans, le climax du film, la femme et l’homme se rencontrent : l’orgasme porte la jeune femme au septième ciel et le pénis de l’homme se détache de son propriétaire pour vivre sa propre vie.

[9Pas besoin de voir du sexe (ou entendre) pour vivre une sexualité, créer un climat, une atmosphère, qui n’entrave pas les intensités du corps de s’affirmer, voilà ce que le cinéma pourrait faire pour « laisser vivre » la sexualité, sans la contraindre.

[10Weinstein n’est pas le seul à avoir fonctionné ainsi. Avec son affaire, certains circuits de fonctionnement de la sexualité dans le cinéma (directement liés à la production des films ou à leurs diffusions) sont mis à découvert.

[11Pour un usage scientifique de la notion de blob, lire : Audrey Dussutour, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le blob sans jamais oser le demander, Equateurs science, 2019. Le blob est une cellule vivante, apparentée à un champignon, qui, dans certains conditions, se déplace et grossit. Ici le blob est la constitution d’un réseau d’individus qui « dévore » par la domination sexuelle le corps cosmétique de l’autre en s’appuyant sur l’écart social. Le patricien veut dévorer le monde, soumettre l’individu et en faire un plébéien. Le dominé est comme dépossédé de lui-même et perd en même temps son statut de « vivant », de citoyen ayant les mêmes droits que les autres. On l’arrache à son monde et on le marque par une sexualité non consentie, en tous cas humiliante.

[12Dans les films de George Romero, le corps cosmétique produit par la démocratie doit être défait en profondeur, c’est la plèbe des morts qui se lève et veut arracher les entrailles des vivants, et retirer tout ordre à ce corps normalisé par la société (notamment via le vivantisme du Mall, du foyer familial, etc). Et même s’il y a ingestion par les morts des entrailles, elle ne vise aucune fabrication d’énergie, elle est à perte. Les gestes des morts ne conduisent pas au blob.

[13Le concept ou high concept est selon Truby ce qui fait l’originalité d’un film. Un film peut ne pas avoir de concept, mais la plupart des films en ont.

[14Ce sera le cas d’un grand nombres de réalisateurs américains, comme par exemple John Carpenter (vu comme un « fainéant » pour ses compatriotes et un « génie » pour les critiques français).

[15Une lotion est en plus un élément protecteur contre le soleil, et normalisé à cet effet.

[16The Blob (1958, Irvin S.Yeaworth Jr)

[17Sur cette distinction, lire le bel article du Dr Abdel Aouacheria, « Du duel au pluriel : réflexions sur les protéines régulatrices d’apoptose de la famille BCL-2 et sur la mort cellulaire », Revue Biologie Aujourd’hui, Volume 209, numéro 15, 2015, p.15. URL : https://www.biologiejournal.org/articles/jbio/abs/2015/04/jbio160003/jbio160003.html

[18N’exister que dans le corps de l’autre (dans son estomac ou par la pénétration) c’est être digéré et ne servir que de flux énergétique pour renforcer aussi une position de toute-puissance. Le blob avale tout, rien ne lui résiste (Weinstein, DSK).