Sexualité et pouvoir - Carnet de bord Atelier de philosophie plébéienne à Fertans - octobre 2018

, par Estelle Chauvey, Judith Soria


D’aucuns ont entendu parler de ce groupe de pseudo-plébéiens qui se réunissait trois fois par an, dans une contrée lointaine, dans une grande bâtisse appelée« Le Closet » au cœur d’un petit village nommé Fertans. Là s’y dérouleraient d’obscures conférences autour de sujets tendancieux au cours desquelles de multiples intervenants viendraient aiguiser l’appétit intellectuel des participants, entrecoupés de bacchanales aiguisant un autre genre d’appétit. Les honnêtes gens tentent de se rassurer en ne prêtant nulle foi à ces racontars. Et pourtant, vos serviteuses peuvent témoigner de la bonne humeur, la joie de se retrouver et de se laisser envoûter par l’esprit de la plèbe. C’est un de ces week-ends que nous allons vous conter si vous nous prêtez l’oreille…
C’était la fin du mois d’octobre et le temps était déjà un peu froid en moyenne montagne lorsque les premières voitures arrivèrent sur place. Des beaux et grands parisiens nommés Marco, Adam, Orgest, Judith ainsi que de plus petits qu’on appelle Émile et Suzanne prirent possession des lieux. Rapidement arrivèrent d’encore plus grands Bysontins, Philippe et Estelle, accompagnés d’un plus petit ayant nom Félix. Ces derniers étaient lestés de Joachim qu’ils étaient passés chercher à la gare. Ces quatre-là furent accueillis par une danse magique pour le moins envoûtante exécutée par Judith et Adam…là vous nous excuserez de ne pouvoir en dire plus…Après le rangement des vivres et la rapide répartition des chambrées, Marco sortit l’élixir salvateur, une excellente bouteille de Whisky !!! Nous disons salvateur car il est vrai que l’un des premiers rituels de ces pseudo-plébéiens consiste à prendre l’apéro… Or ce jour-là Claude et Séverine chargés du vin comme à leur habitude allaient, pour des raisons professionnelles (selon la version officielle…) arriver un peu plus tard. Très rapidement les esprits furent échauffés tant par le doux élixir que par le thème du week-end qui déjà faisait bouillonner les esprits et les corps. Claude et Séverine arrivant, nouvelles embrassades, nouveau rangement des vivres, puis tranquillement l’apéro fit place au repas. Les échanges fusaient, passionnés, passionnants, troublants. Lorsque Joachim se vanta de ce que son prénom signifiait « Dieu se dresse », cela en laissa plus d’une songeuse et parut prometteur quant à son intervention du lendemain…Les douze coups de minuit sonnèrent et trois Grenoblois de noir vêtus, Aude, Mathieu et Johan, sortant tout juste d’un concert nous le firent remarquer. Nous avions basculé dans le jour d’après… Soucieux de se reposer en vue de la journée du lendemain, nos trois compères allèrent se coucher rapidement laissant les autres à leurs vives conversations. Il fût question ce soir là de mathématiques (eh oui l’apprenti plébéien a plusieurs cordes à son arc…), de caresses, de creusade, de trouage, de gratage, de trouitude… De grandes vérités furent révélées : ainsi apprit-on qu’« Orgest en intervention plénière, il n’est pas Socratique » (reste d’un débat entre lui et Olivier lors d’un atelier précédent) ; des menaces furent proférées : « tu aimes les idées, attention ! tu les vois partout après ». D’Orgest on apprit que « sum (?) en albanais populaire veut dire cul » ce à quoi Philippe répondit « ça s’annonce bien ! ». Oui le week-end s’annonçait bien… Et ce ne fût que vers quatre du matin que les derniers récalcitrants au sommeil déposèrent les armes ainsi que quelques phrases griffonnées sur du sopalin sur la table de l’arrière cuisine…


Samedi matin, la maisonnée eût bien du mal à s’éveiller, les uns sortaient laborieusement du lit, les autres se trainaient au petit-déjeuner et y trainaient et d’autres, fort heureusement plus vifs, métamorphosaient la cuisine d’entrée en salle d’intervention. Nos plébéiens locaux, Philippe B.(paysan vilain) et Martine (fraîche retraitée) étant arrivés, le café et le thé d’accueil consommés, tout ce petit monde était prêt à se lancer corps et âmes (car les deux sont nécessaires à ces étranges réunions) dans cette folle journée de pensée philosophique. Place était faite aux interventions…

Joachim Daniel Dupuis « Le désordre des sexualités »

Joachim (Dieu se dresse toujours) se proposait, dans une intervention intitulée "Désordre de la sexualité", de réfléchir à ce que serait le désordre des sexualités, à comment le pouvoir s’approprie nos corps et surtout, comment s’affranchir de cette appropriation. Il est parti de deux exemples cinématographiques, les Amazones de Wonder Woman et Society, film de Brian Yuzna sorti en 1989.
Wonder Woman est une Amazone. Si Hérodote présente les Amazones comme un peuple barbare d’Anatolie, la culture populaire a fait des membres de cette tribu purement féminine des Grecques. Toujours est-il que ce sont des femmes fortes, des guerrières tueuses et croqueuses d’hommes. La question de la sexualité de ces femmes n’est guère appréhendée, ne serait-ce qu’une sexualité reproductive. Dans le film Wonder Woman, elles vivent sous un dôme qui les isole du monde, mais celui-ci fait irruption sur l’île lorsqu’un avion américain de la seconde guerre mondiale s’écrase sur la plage. C’est après cette percée du dôme que Diana devient Wonder Woman et part affronter Hadès, le dieu de la guerre.
Brian Witney, protagoniste de Society, est un adolescent, fils de bonne famille, mais mis à part des autres garçons de sa classe sociale. Des troubles psychologiques lui provoquent des cauchemars et des hallucinations qui concernent sa famille. Le concept politique du film est révélé dans une scène d’orgie dont Brian est la proie. L’ensemble de la haute société apparaît sous la forme d’un blob qui se nourrit de Brian et d’autres jeunes personnes de classes populaires. Il apparaît que Brian n’est pas le fils biologique de ses parents et n’a été élevé par eux que pour nourrir les appétits sexuels sadiens et anthropophages de cette société. La sexualité apparaît alors clivée entre dominés et dominants, entre plébéiens et patriciens et la société capitaliste sous la forme du blob, un amas de cellules qui croit de l’appropriation du corps étrangers de ces plébéiens dans lesquels il puise son énergie.
Estelle, devant aller chercher Alain, notre troisième larron et intervenant, s’était éclipsée durant la seconde partie de l’intervention de Joachim (Dieu se dresse. Encore ??). Le long du trajet direction la gare de Besançon, elle se laissa aller à ses pensées, elle se remémorait les discussions tardives du vendredi soir, elle pensait à ses belles amazones aux seins bandés dont nous avait parlé Joachim (Dieu n’en finit pas de se dresser), à l’organisation du week-end en croisant les doigts pour que le four ne soit pas une fois de plus capricieux, et surtout au plaisir de pouvoir se réunir tous ainsi à Fertans. Ce fût le doux sourire d’Alain sur le quai de la gare qui la sortit de ses pensées, embrassades chaleureuses et joie de se retrouver…ils échangèrent sur eux, leurs amours, leurs emplois, l’étrange sabbat en cours au Closet…si bien qu’ils arrivèrent au gîte en ayant l’impression que les 40 minutes habituelles de route n’en avaient été que 10. La porte de la bâtisse passée, ils furent enveloppés par la chaude atmosphère où rires, paroles animées et tintements de verres se mêlaient. Tous ceux qui connaissent Alain lui offrirent un accueil digne d’une sommité, lui qui faisait son retour tant attendu des îles lointaines. Les conversations reprirent de plus belle et s’ensuivit le repas : le délicieux couscous maison de Séverine, les fromages locaux apportés par notre paysan vilain et un gâteau aux amandes vegan tant attendu par notre gourmand Adam. Comme à l’habitude, il fallut se discipliner un peu afin de reprendre le cours du programme sans trop de retard.

« Le dédale tortueux des langues chargées » une divagante excitée de Pim Paoum

Pim Paoum entra en scène, de sa voix chaude et suave il annonça que pendant longtemps il n’avait pas su par quel bout prendre son intervention. Une entrée en matière décidément très suggestive. Une entrée par la langue, une discussion autour du sexe et du pouvoir, comment se parle, s’énonce le sexe dedans et autour, quelle articulation existe entre eux que ce soit dans le domaine politique ou privé.
Il nous embarqua dans une aventure digne des romans de Thomas Pinchon, trépidante, sinueuse, riche de ses références. Musset, en plus intéressant précisa-t-il, le blog « Le silence qui parle », le film « Under the skin » de Jonathan Glazer, le livre « Belle et bête » de Marcela Iacub, Chamayou, Badiou, Deleuze, Préciado…lui-même se laissant embarquer et disant à regret qu’il allait devoir conclure avant d’avoir introduit…
Il était question de la notion animale du corps que nous habitons, de notre corps réel « hé oui les hormones ça existe ! », du consentement, qui dépassait bien ce grand concept « qui ne dit mot consent ». Du néo-libéralisme qui a ingéré, recraché le mouvement de mai 68, de ce monde marchand qui s’insinue de plus en plus dans nos vies, comment nous sommes interpellés dans notre subjectivité, dans notre langue, notre mot, comment parfois nous nous faisons nous-mêmes le relais de la parole dominante. Y a-t-il encore de la politique, de la créativité, de la résistance dans le sexuel ou n’est-il plus que rapporté à la morale ?
Une intervention en mouvement qui nous a déchaînés sans nous enchaîner. Ce que certains ont toutefois pu regretter…

« Sade malgré tout ? Une subversion toujours à venir, intempestive » Alain Naze

Sexualité, pouvoir normatif, souverain, résistance, subversion, réversibilité, subordination, transgressions, lignes de fuites, normes, performances…ce fût une intervention riche et dense que nous proposa Alain.
Avec une orientation néo-sadienne, Foucault, les Queers… il questionna et développa le comment jouer avec l’actuel dispositif normatif, comment ne pas céder à l’illusion que la sexualité pourrait s’extraire de toute forme de pouvoir. Il s’agissait bien là de lutter contre une politique de l’interdiction, de créer de l’exclusion au sein d’autorisations, de ne pas se laisser normer, domestiquer dans nos vies sexuelles par un pouvoir inclusif. Résister à la norme actuelle, à l’inclusion sociale qui renvoie à un rapport contractuel des relations, subvertir sans recréer de nouvelles normes cloisonnantes, destituer en restant bien hors du pouvoir.
Il nous amena aussi à interroger le consentement, la réversibilité des rôles que ce soit dans les rapports hétérosexuels ou homosexuels. Dans toute relation sexuelle le pouvoir n’est pas toujours en place du dominant, il faut savoir sortir des trompe-l’œil, la relation de pouvoir ne peut se réduire à un simple jeu de rôle, il faut tenir son rôle au sérieux pour ne pas être dans un simulacre de pouvoir. Quel type de plaisir recherche-t-on ? Si l’on prend du plaisir à jouer le rôle du dominé, peut-on réellement parler de pouvoir ? Et si la relation de pouvoir n’existait pas dans la relation sexuelle, y aurait-il une perte de l’érotisation ?

« Film surprise » Marco Candore

Que la surprise fut dure à garder, tant certains s’évertuaient à questionner ce pauvre Marco afin de percer le mystère ! La salle s’assombrit et les premières images apparurent sur la toile du vidéoprojecteur.
Un homme nous comptait une histoire de voyeurisme, entouré d’une petite assistance, qui tout comme nous, se délectait de son récit. Il était question de voyeurs, de toilettes des dames, de dégoût, de plaisir, de transgression… bref « une sale histoire », c’est d’ailleurs ainsi que Jean Eustache a intitulé son diptyque. Comme le fit remarquer Johan, Eustache nous embarque dans une aventure où nous vivons une inversion des rôles, tout d’abord voyant le voyeur pour ensuite devenir nous-mêmes les voyeurs dans la seconde version. Nous parlâmes du regard du voyeur, du regard qui vole, de l’inversion des corps, du trou, du tourner autour (ce qui ne manqua pas de faire écho avec les échanges du vendredi soir). On pensa à Laurent de Sutter et sa théorie du trou, au film de Forbes « Les femmes de Stateford », à Sade qui dans son écriture convoque l’ouïe dans un premier temps, puis la vue dans un second.

La fin de journée avait sonné, il fallut relancer le feu dans la cheminée et attendre d’être envahi par sa douce chaleur. Mais ce fût d’abord celle du blanc cass et du Côte du Rhône qui enveloppa les convives. La table fût dressée (à ce qu’on dit, Dieu aussi) et le repas made by Chazal, animé par les échanges de tous. Les questions suscitées par les interventions de la journée se prolongèrent, chacun parlait de ses projets, de ses engagements divers et variés, des liens se tissaient, se consolidaient… Petit à petit chacune et chacun alla se coucher, ne laissant qu’une poignée d’irréductibles pseudo-plébéiens (ils se reconnaitront d’eux-mêmes) qui, une fois n’est pas coutume se laissèrent aller à pousser la chansonnette jusqu’à l’aurore.
Le lendemain, il y eût l’assemblée générale de l’association, puis un rapide repas avant de remettre de l’ordre dans le désordre et peut-être du désordre dans l’ordre. Le dernier coup de serpillère donné, les derniers bagages chargés, la dernière cigarette fumée…La porte du Closet se refermait jusqu’à la prochaine fois qui doit avoir lieu dans cent ans (le seize février MMXIX, oui) laissant partir chacun ivre de souvenirs. Et ne vécurent-ils pas philosophiquement et n’eurent-ils pas tant et tant d’ateliers plébéiens… ?